La cabale anti-“Yeux secs” C'est une véritable guerre qui a été livrée contre Narjiss Nejjar et son film “Les yeux secs”. Au summum de l'euphorie autour de la réalisatrice et de son opus, une sombre affaire est venue parasiter le travail d'un artiste à un moment décisif pour la cinéaste qui attend dans les jours à venir le verdict de la Commission du fonds d'aide pour un nouveau film intitulé “Libres”. Accusée d'avoir “ triché ” et “ manipulé ” quelques personnages de son film, Narjiss Nejjar a remis les pendules à l'heure en faisant éclater au grand jour une lourde machination. Retour sur le scénario d'un feuilleton crapuleux sous-tendu d'enjeux politiques locaux de très bas étage. C'est une histoire de fous. Elle prend racine à Tizi'n Isli, dans l'Atlas, au cœur d'un axe connu au Maroc et dans le monde pour ses occupations et préoccupations très charnelles. Narjiss Nejjar, cinéaste taraudée constamment par ce qui touche son pays et ses populations, a décidé un jour de mener son combat d'artiste engagée sur les cimes de ces hauts lieux du plaisir et du trafic de la chair. Elle se fixe à Aghbala, y trouve ses personnages, leur explique la nature de son film, prend une interprète et traductrice pour faire parvenir ses idées et ses exigences à tous ceux qui vont jouer dans son film “Les Yeux secs”. Trois mois de travail pour toutes ces femmes de Tizi qui ont trouvé là une autre alternative pour gagner leurs vies et subvenir aux besoins des leurs. Trois mois de travail qui ont façonné en quelque sorte leurs perceptions de la vie. Car quand Narjiss est arrivée dans ce chef-lieu célèbre sur l'axe du Moyen Atlas, elle n'avait qu'une idée en tête : “aider ces oubliées à retrouver une place digne dans la société loin de toute hypocrisie ”. Tout s'est enclenché après la sortie du film au Maroc et le grand succès critique qu'a suscité une œuvre inclassable sur l'amour, l'impossibilité d'être, l'abnégation et la reprise en main de la société par elle-même. La machination s'est tapie sous des complaintes chauvines et très bien pensantes. Un poignard dans le dos C'est simple : un élu local déchu, battu par un autre fils du pays a très mal digéré l'amère pilule de la défaite. Le 12 septembre 2002 est resté une date inoubliable pour monsieur “Ouhsatou Ahmed qui s'est présenté aux élections et qui s'est fait battre par Ekhlef Aâdouch qui était régisseur adjoint du film de Narjiss Nejjar.C'est là que la rage a pris le dessus sur tout et que Ouhsatou et d'autres personnes très influentes du pays ont commencé à raconter aux gens que le film de Narjiss “Les yeux secs” était en fait un film qui dit beaucoup de mal des femmes du bled et les traîne dans la boue”.Le mal dont parle ici un autre natif de Tizi, lui aussi employé dans le film de Narjiss lors du tournage et qui a cru aux dires des “âmes charitables de l'Atlas” se résume en des choses très simples et faciles à comprendre. Ouhsatou et consorts “ont dit aux femmes et à leurs familles, surtout les pères et les frères, pour les pousser au crime, que leurs filles ou femmes ont joué dans un film de sexe. On a dit à beaucoup de personnes et même à moi-même que l'on voyait nos femmes de Tizi faire l'amour avec des Européens dans le film, qu'elles étaient toutes nues par un quelconque effet de caméra que Narjiss a utilisé après coup. Sans oublier d'autres histoires toutes plus dégueulasses les unes que les autres sur la nature de ce film qui est du coup devenu non un produit pour parler de nous mais un film qui nous a utilisés pour faire des recettes. Et c'est ce qui a poussé beaucoup de femmes qui n'ont pas vu le film à se sentir manipulées par la réalisatrice.” Un certain Khiari par exemple peut s'étendre pendant des heures sur le film de la cabale anti-Narjiss orchestrée dans le bled par tous ceux qui ne voulaient pas que Ekhlef gagne les élections : “le film est un prétexte. C'est Ekhlef qui est visé. Savez-vous pourquoi ? Je vais vous l'expliquer : Ekhlef a travaillé dans le film de Narjiss. C'est lui qui a dit à la cinéaste de faire travailler les femmes de son propre patelin pour leur donner un coup de main. Et ce n'est pas rien là-bas quand quelqu'un vous trouve de quoi vivre pendant quelques mois. Les femmes ont travaillé, ont été payées selon leurs contrats et après le film, tout le monde a voté pour Ekhlef pour lui rendre le service déjà rendu ou parce qu'on avait confiance en lui, en sa bonté et son sens de la communauté. Toujours est-il que le président sortant a utilisé l'épisode du travail des femmes dans le film de Narjiss pour attaquer Ekhlef et ça a failli marcher”. Cela a failli prendre parce que l'on a utilisé l'ignorance des gens, on a joué sur leur simplicité, leur confiance pour leur asséner un énième coup. Les femmes qui ont joué dans le film n'ont jamais pu voir le film. Personne de toutes “ ces âmes charitables et prudes ” n'a pris sur lui de les emmener dans un cinéma du pays voir ce film où “on les voyait à poil en train de se faire b… par les Nsara”. La suite est toute logique. Les frères qui “avaient entendu tous ces mensonges ont voulu égorger leurs sœurs les traitant de prostituées jouant des films de sexe pour en finir avec l'honneur de la famille. Les maris ont voulu divorcer et les familles risquaient l'explosion à cause des racontars des politiques et des enjeux électoraux”. Encore le même Khiari et trois autres fils du pays qui sont venus à Casablanca pour voir le film se sont lâchés sur les comportements criminels des uns et des autres dans le bled. Le tableau dépeint frise la folie. C'est du surréel concocté maison avec toute la dose habituelle de mensonges, d'invention et de gonflement des situations. Bref un cocktail horrible pour plonger tout le monde dans le chaos. Quand les femmes de Tizi vont au Dawliz Khiari, M'barek et les deux autres hommes de Tizi qui sont tous éduqués, qui ont fait des études et qui ont connu Narjiss ont décidé d'emmener les femmes à Casablanca pour voir le film. Narjiss accepte et leur offre le gîte, s'occupe d'eux, les nourrit pendant trois jours et prend sur elle tous les frais de leurs déplacements. Plus de douze femmes avec pour quelques-unes leurs enfants en bas âge et quatre hommes. “Narjiss a accepté et nous a tout donné pour que les femmes puissent enfin voir le film et se rendre compte d'elles-mêmes de toute cette mascarade”, nous explique M'Barek un guide du bled dont la colère n'avait d'égale que son malaise de voir “cette femme (Narjiss) agir avec autant de bonté et d'amour à l'égard de toutes ces personnes qui lui ont porté un coup dans le dos. Elle s'occupe de tout, dépense son argent pour satisfaire les besoins de gens qui se sont tous tournés contre elle alors qu'elle n'a fait que les aider en leur donnant du travail dans ce trou perdu ”. C'est samedi 15 mai à 14 heures 30 exactement que toutes les femmes de Tizi vont finalement voir “Les yeux secs” au cinéma Dawliz Corniche. Dans la maison louée pour les abriter, ce départ pour voir le film était mouvementé. “Je vous dis que je suis nue dans le film. On me l'a dit à Tizi et je le crois. Pourquoi on va me mentir ? Je ne veux pas me voir dans un film de sexe.” Et les autres Fatma, Aïcha et Yamna qui répètent toutes que “c'est la honte pour elles d'aller se voir dans un film où les Nsara leurs font des choses”. Les femmes ont été convaincues de tout ce qu'on leur a raconté. Exceptée la doyenne de toutes, la vieille Mi Fatma, une personne sage et digne dont le recul mettait tout le monde d'accord. On prend alors des taxis et on s'achemine tous vers le Dawliz. Devant le cinéma c'est une autre histoire qui prend le dessus. “C'est le bon film qu'on va voir ? Parce que dans le bled les gens qui nous avaient empêchés de venir à Casablanca nous ont dit que peut-être Narjiss allait nous montrer un autre film pour nous piéger”. Là il faut s'arrêter un temps sur ce voyage de Tizi à Casablanca qui a failli tourner au crime. “Quand nous sommes tous sortis du douar, il y avait des hommes armés de cailloux, de bâtons et de couteaux qui nous ont menacés de mort si on ne revenait pas chez nous. On leur a dit qu'il fallait aller voir le film pour vérifier ce qu'ils nous avaient dit et c'est là qu'ils ont commencé à frapper. Khiari s'est caché chez lui et les hommes armés de couteaux lui disaient que s'il sortait ils allaient l'étriper. Ils ont frappé Mi Fatma la vieille dame et nous ont presque toutes insultées ou crachées dessus”. Il a fallu porter plainte, aller voir la Gendarmerie sur place “où on nous a dit d'aller voir le film pour toucher la vérité des yeux et revenir régler cette affaire sur place ”. Tizi sur écran et des femmes aux anges Pourquoi a-t-on voulu empêcher les femmes de voir le film ? Pourquoi a-t-on menacé les gens avec des couteaux ? Qu'est-ce qui pourrait expliquer une telle violence ? Qui se cache derrière cette folie meurtrière qui aurait pu finir dans un bain de sang sur les routes barricadées de Tizi ? Pour les quinze personnes présentes à Casablanca, la réponse est simple et claire : “ce sont les hommes forts et surtout la femme d'un dignitaire du coin qui sont derrière tout cela”. Dans la salle, l'attente imprimait aux visages un air entre perplexité et appréhension. “Et si on vous avait raconté des mensonges, quelles seraient vos réactions ?” “On saura que ce sont des voleurs et on demandera pardon à Narjiss”. Le film est lancé. Premières images. Les femmes attendent le souffle presque au point mort. On entend les soupirs dans la salle envahie par ces spectatrices venues de très loin vérifier sur images si leurs corps avaient été changés par un quelconque tour de magie noire de la caméra. Soudain, l'une d'elles voit son image projetée sur écran, elle exulte. Les autres rient et donnent de la voix. Mi Fatma, la doyenne pousse un rire d'une inégalable beauté. Le film roule et les femmes déroulent leurs sentiments, se laissent bercer par la beauté des paysages, leurs visages radieux que la caméra a su rendre mythiques. Elles sont émues, elles soupirent, elles se parlent, elles se narguent et se racontent des anecdotes du temps du tournage. Les images défilent et les corps nus donnés en pâture aux Nsara n'apparaissent toujours pas. Les femmes rient et se trémoussent sur leurs fauteuils. Au bout des bobines, la lumière refait surface et les femmes et les hommes de Tizi n'auraient pas vu cette honte imprimée aux corps, ces femmes lubriques données à des étrangers, ces organes sexuels dont on a grossi l'ampleur pour pousser les frères et les maris à la folie du déshonneur. “Alors qu'en pensez-vous ?”, comme une entame sur fond d'excitation. “C'est bien, Zouine bezzaf”. Et les corps nus et les hommes qui vous prennent dans la lueur inventée du mensonge ? Et toutes ces orgies sous les arbres luxuriants de l'Atlas ? Rien de tout cela n'a été capté par les yeux enjoués des femmes qui se sont vues sur écran telles que la caméra de Narjiss Nejjar les avait filmées il y a quelques mois. “- Avez-vous trouvé des images autres que celles que vous avez tournées avec la réalisatrice ? - Non. Il y a exactement ce que nous avons joué. - Est-ce que vous vous êtes senties humiliées, amoindries, traînées dans la boue ? - Non, pas du tout. C'est un beau film. Nous sommes toutes bien. - Pourquoi vous êtes-vous laissées berner par d'autres personnes qui n'ont rien fait pour vous ? - On les a crus et on avait peur du scandale.” Le scandale. Le fin mot de toute cette histoire montée de toutes pièces par des pseudo-politicards de série Z qui ont voulu anticiper sur les échéances électorales de 2007 en ciblant une population aux prises avec l'ignorance et la peur. On aura alors utilisé contre cette population les deux armes fatales qu'il fallait s'employer à combattre. On lui a menti, on l'a manipulée pour témoigner sans avoir vu le film contre sa réalisatrice. Les menaces de mort et la peur des femmes De retour dans la maison louée par la réalisatrice, les femmes et les hommes ont mangé. Ils ont parlé entre eux, en berbère, du film. Narjiss leur a posé une question à la fin des repas et des discussions : “pensez-vous que je vous ai maltraitées ou humiliées ?” En concert, toutes les femmes ont dit qu'il n'y avait rien dans ce film qui pouvait toucher de quelque manière que ce soit leur dignité, leurs vies, leur amour-propre. Au contraire, le film était pour elles toutes “telle qu'elles l'avaient tourné avec Narjiss”. Et maintenant ? Là les femmes se lâchent animées par le courage d'avoir vu un film qui leur faisait peur. Là, les femmes donnent de la voix et expriment leurs sentiments. Elles avouent avoir été dupes de se laisser avoir par “Yamna et son frère et la femme de ce monsieur influent” dont tout le monde tait le nom et qui leur fait peur à toutes. Elles demandent à Narjiss des excuses et c'est elle qui leur explique après coup qu'elle n'avait rien à craindre ayant travaillé en son âme et conscience en remplissant sa fonction d'artiste jusqu'au bout. Narjiss leur a dit que si elles étaient là cela n'était pas du tout pour leur faire changer d'avis, mais uniquement pour leur donner l'occasion dans le respect de voir de leurs propres yeux qu'elles n'avaient jamais fait pour elle l'objet d'un quelconque marchandage mercantile. “C'est parce que je vous ai connues, aimées, que j'ai partagé des choses avec vous, dit la réalisatrice. C'est par respect pour qui vous êtes que je suis aujourd'hui parmi vous pour partager encore avec vous un moment de vérité sans calculs ni politiques ni financiers”. Les femmes s'épanchent alors et racontent : “des gens du bled poussés par d'autres nous ont appelées plus de cent fois depuis hier pour nous menacer de ne pas aller voir le film. Ils ont menacé de nous battre, de nous frapper, de nous couper les gorges. Ils nous ont dit qu'ils étaient là-bas, postés sur la route attendant notre retour à Tizi pour nous tuer”. Ces fameux coups de fil, on les a entendus. Les femmes étaient réellement harcelées par des appels incessants. Elles se mettaient alors sur le balcon, se cachaient de tout le monde et parlaient. “On leur dit qu'on ne va rien faire. On leur répète que nous allons rentrer et que nous ne voulons pas de problèmes. Nous sommes venues voir le film pour avoir l'esprit tranquille.” Certaines d'entre elles criaient leur désespoir de se voir battues à mort à leur retour au bled. D'autres avaient plus de courage et disaient que c'était une honte de faire du mal à cette femme qui leur avait donné beaucoup. Les hommes rouspétaient en appelant au bon jugement des femmes : “demandez-lui pardon d'avoir essayé de salir son image, elle qui vous a traitées comme des personnes et non comme des bêtes comme c'est le cas dans le bled”. La suite des évènements de la soirée aura été entrecoupée de sombres coups de fils de menaces de mort. Un homme de Tizi était déjà sur place à Casablanca et menaçait les femmes de venir les tuer là “où vous êtes si vous ne me dites pas où est la maison où Narjiss vous a logées”. La tension monte, les femmes perdent littéralement la tête et certaines demandent à partir dans la nuit. Narjiss leur explique qu'il ne fallait pas avoir peur, qu'il y avait des lois et une sécurité dans ce pays et que personne ne pouvait venir les toucher ni ici ni de retour chez elles. C'était prêcher dans un désert. Les femmes sautent sur leurs djellabas et foncent vers la porte. Les hommes tentent de les raisonner. Rien n'y fait. On les laisse sortir et Narjiss appelle Khiari qui était responsable des femmes pour lui demander de les emmener, de veiller sur elles et de la tenir au courant au fur et à mesure. Avant le départ Mi Fatma rompt le silence et la débandade en démontrant un courage sans faille. Elle veut dire à tous que Narjiss n'a fait que du bien et qu'il fallait retirer les plaintes et lui demander pardon. Deux adouls sont alors contactés. Ils viennent attester de ce revirement spectaculaire de situation. Mi Fatma raconte ce qu'elle avait vu dans le film et remercie Narjiss. Les autres femmes chuchotent entre elles. C'est là que trois d'entre elles décident de faire comme Mi Fatma, mais très vite les autres jeunes femmes leur crient qu'elles allaient être tuées et que Mi Fatma était une vieille dame que personne ne pouvait toucher. Khiari rompt de son côté le silence et raconte devant les adouls l'agression d'hier à Tizi, les menaces de mort, les coups dans les flancs et la cabale anti-Narjiss… Les femmes, harcelées par les coups de fil qui n'ont pas cessé une seule minute, affichaient des visages de mortes. La peur au ventre, elles ont fait face à la nuit en attendant le retour à Tizi. - Avez-vous trouvé des images autres que celles que vous avez tournées avec la réalisatrice ? - Non. Il y a exactement ce que nous avons joué. - Est-ce que vous vous êtes senties humiliées, amoindries, traînées dans la boue ? - Non, pas du tout. C'est un beau film. Nous sommes toutes bien. - Pourquoi vous êtes-vous laissées berner par d'autres personnes qui n'ont rien fait pour vous ? - On les a crus et on avait peur du scandale.