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Hakim Belabess : “à peine respirable”
Publié dans La Gazette du Maroc le 05 - 04 - 2004

Le chef-d'œuvre du cinéaste marocain Hakim Belabess, adulé à la Mostra de Venise, “Les Fibres de l'âme”, sort enfin dans son pays, mais massacré par un manque criminel de communication et une négligence de mauvais aloi. Entretien autour d'un thé fumant.
La Gazette du Maroc : quelle est l'histoire de ce film ?
- Hakim Belabess : c'est un film qui raconte en six petits chapitres s'entrecroisant, l'histoire de rites de passage de quelques personnages. Ceux qui partent et tentent de revenir. Ceux qui meurent avec l'envie de partir. Et ceux qui ne sont jamais partis. C'est l'histoire d'un enfant dont on veut faire un homme. C'est l'histoire d'un garçon qui veut sauver la vie de sa sœur, qui veut confronter et battre la mort. C'est l'histoire d'un père qui voit son héritier partir et laisser mourir le métier de potier. C'est l'histoire d'un conteur hanté par la culpabilité d'avoir laissé mourir son enfant et sa femme. C'est l'histoire de va-et-vient entre les âges où la mémoire se creuse et parfois s'oublie.
Pourquoi “Khait Al Roh” ?
- Le film s'appelait au départ “Barely Breathing” que l'on pourrait traduire par “ça Respire à peine”, mais je n'arrivais pas à trouver le titre en arabe et rester fidèle au sens de ce que je voulais mettre en condensé dans mon film. Puis l'idée du four s'est imposée d'elle-même comme référent au titre car il y avait dans le script ce thème de l'argile et surtout sa cuisson, ce qui métaphoriquement donne toute son essence à l'homme. Plus tard, je me suis rendu compte que ce côté circulaire qui préside à l'élaboration de la poterie et transforme l'argile en forme (comme celle de l'humain), faisait écho au puits, au four de cuisson, et même à la structure du film qui est tout aussi circulaire. Jusqu'à la fin du tournage, nous sommes restés avec l'idée du four. En anglais, nous n'avons pas choisi pour dire four le mot Oven, mais Kiln qui représente mieux la notion archaïque du four que je voulais traduire. Nous sommes plus dans la nation cabalistique de l'athanor qui préside à l'alchimie des choses et des êtres.
Et le fil de l'âme dans tout ça ?
- C'est ma mère qui a suggéré ce titre. Parce que l'idée du four ne lui plaisait pas du tout. En lui parlant de tout ce que je voulais dire, en parlant de ce fil entre les âmes de tous mes personnages, elle me répond du tac au tac, “ bon, c'est comme le fil de l'âme ”. Cela me rappelle aussi l'un de ses mots forts quand elle parle de nous en disant quelle ne veut pas partir avant de “laisser chacune de ses baleines à elle dans ses propres eaux”. C'est un peu cela le lien entre ce fil et les âmes qui tentent d'éviter la perdition en se tenant à un gage, un présent, une offrande qui se transmet de génération en génération et perpétue par là même la lignée, la présence, la mémoire. Pour mon titre anglais, j'ai traduit cette notion de fil par Soul Threads, sauf que quelqu'un m'a dit que cette notion existait dans les années cinquante en relation avec les Black Panters, le mouvement de libération des Noirs…etc Pour éviter les amalgames, je me suis contenté de “Threads” et j'ai laissé la “ Soul ” de côté.
Quels sont les liens tissés par le fil de l'âme ?
- Il y a les relations parents-enfants, le retour ou l'impossibilité du retour, parce que je pense qu'une fois partis, nous ne revenons jamais tout à fait, il y a toujours une part de nous qui reste exilée malgré elle, malgré nous. Cela rejoint mon obsession de faire ce métier. C'est peut-être une tentative désespérée de pouvoir garder des moments de la vie figés pour que tout cela ne s'oublie pas, ne se perde pas. Cela a aussi un rapport avec le fait que je ne suis pas ici, chez moi, tout le temps, c'est une façon comme une autre de m'attacher à cette part de mon être qui est née d'ici et que je ne veux pas perdre. Quand je donnais mon film à lire, on m'a souvent fait ce reproche : pourquoi les personnages ne se réunissent pas à la fin… je préfère que leurs chemins se croisent, que leurs vies s'interpénètrent sans qu'il y ait de lien apparent parce que le lien est justement ce fil invisible qui dépasse les faits et les situations. Combien de fois il nous arrive à tous de croiser des inconnus dans la rue, on les frôle de l'épaule ou juste du coin de l'œil, et soudainement on est saisi par un souvenir inconnu qui nous les fait voir comme s'ils étaient des connaissances de longue date. Ils passent, on les oublie, mais leur résonance demeure lancinante, sans fin.
Les “Fibres de l'âme” ont fait de la ville de Bejaâd leur centre de gravité, leur épicentre émotionnel…
- Pas parce que j'y suis né. C'est surtout parce que c'est un espace qui n'arrête pas de mourir, de disparaître. Les murs qui tombent reflètent le sens des êtres. Les pavés qui jonchent la ville se sont émoussés. La dureté de l'existence en est venue à bout. Et pourtant, les hommes, les femmes arrivent à survivre. Et là je vais vous dire pourquoi je fais ce que je fais : c'est pour lutter à ma façon contre l'oubli de cet espace qui, à mon sens, rejoint ce que nous avons tous oublié de nous-mêmes. Quand on me dit pourquoi j'ai choisi des gens comme vous et moi pour incarner les personnages du film, je dis juste que c'est ma façon de contrer cette aliénation qui, en quelque sorte, nous rend honteux de notre langue, de nous-mêmes. Je n'ai pas besoin de faire jouer des stars dans mon film pour montrer au monde que nous existons. Nous n'avons pas besoin de nous mettre dans la peau de l'autre pour avoir une présence et un sens. C'est ma conquête que les gens ordinaires sont les réelles stars. Je suis, en somme, juste en train de faire valider ma vie, à travers celles de tous ceux que vous voyez dans le film. Bejaâd est le centre du monde, et je le revendique. Vous savez, je ne ferai jamais un film où j'aurai à créer un monde. La poésie et la magie que l'on veut donner à voir, existent partout, il suffit juste de les toucher, de se laisser pénétrer par elles, dans toute sa simplicité. Et quand on se rend compte de cela, la vie est du coup moins dure. C'est cela le bonheur. Comme le rire de votre enfant ou quand votre visage est léché par un rayon de soleil.
Et pourtant, le film risque fort de ne pas rencontrer ces Marocains pour qui il est foncièrement fait et auxquels il est dédié…
- Ma tragédie réside dans le fait que je suis sûr de communiquer un sentiment, un moment de magie et de bonheur… je suis confiant que cela peut aboutir parce que j'en ai besoin… mais je me retrouve constamment dans le doute, malgré ma certitude de partager, je sens que je n'ai pas encore maîtrisé ma façon de communiquer pour toucher les gens…
Une seule copie, c'est absurde pour un film résolument
marocain ?
- Avec ce que j'ai pu entreprendre, j'ai fait trois copies qui toutes devaient être sous-titrées, en anglais, une en français et une autre en italien. Je n'ai même pas pu faire une bande-annonce pour le cinéma, parce que je n'ai pas les moyens de le faire. Et parce qu'on a estimé au niveau de la distribution et de l'exploitation que c'est un film difficile. Alors a été décidé de faire un essai pour voir quelle est la réaction du public. C'est seulement là qu'il faut aller chercher les moyens pour faire d'autres copies pour une sortie nationale.
Mais c'est prendre le problème à l'envers et tuer le film dans l'œuf ?
- Vous savez, sans aller plus loin, je dirais juste que ce qui me ferait plaisir est de recréer ce que l'on appelait dans le temps: “le cinéma du drap” où l'on projetait dans la rue, sur un drap, des films pour tout le monde, histoire de permettre à toutes les franges sociales d'avoir accès au cinéma du monde et, raison de plus, de leur propre pays. Attendre que le soleil se couche, et lancer le film. Que les gens parlent, boivent du thé ou mangent, peu importe, l'important c'est d'avoir accès à l'art et de se réunir pour un moment de partage social. Quoi qu'il en soit, le film passera sur TVM et le public marocain pourra le voir et c'est là mon plus grand bonheur. Parce que c'est un film conçu, pensé et fait pour lui, comme un hommage, un témoignage, un merci.
“Les fibres de l'âme” sorti le 31 mars au Megarama.
Prix du meilleur montage à Oujda
Rawafid au festival de Marrakech
La section “nouveaux
territoires” à la Mostra de Venise
Mention spéciale à Montréal
Sélection officielle à Chicago
Sélection officielle à Seattle
Sélection officielle à Bangkok
Sélection officielle du cinéma méditerranéen à Montpellier


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