Le must du cinéma universel C'est l'année Belabess. Il aura été sur tous les fronts, de toutes les grandes sorties cinéma de l'année. Celui que l'on connaissait comme un virtuose de l'image, le jeune Marocain, sorti de son patelin magnifique Bejaâd, a fait sensation en marquant de belles empreintes l'année cinéma au Maroc. Il livre là avec ses fibres de l'âme une œuvre magistrale, poétique, humaine, trop humaine. Il a été l'une des plus grandes attractions du festival national du film d'Oujda, il a représenté le Maroc à Venise lors de la dernière Mostra. Il a marqué les esprits à Marrakech lors du dernier festival international de la ville où il a été membre du jury du court-métrage. Ceux qui connaissent Hakim Belabess, savent que c'est un être d'une grande discrétion, un homme intelligent, doux, simple et extrêmement agréable. Bejaâd est le centre du monde pour lui. Rien n'existe qu'autour et par elle. Sa ville où il a grandi vit en lui, pousse ses racines le plus loin possible dans son être le plus intime et marque pour la vie de son sceau éternel le paysage imaginaire d'un jeune homme qui a su se remplir de la beauté d'un petit patelin perdu sur la carte du pays. Quand il en parle, il a cette lueur qui luit au creux de l'oeil et qui en dit long sur la mémoire, les souvenirs et les visages qui ont émaillé une vie riche en rencontres et en enseignements. Hakim entame son cycle d'apprentissage au milieu des gens du bled, toutes ces figures qui sillonnent le dallage des jours et laissent leurs acquis couler dans le creux des regards pour passer le relais, assurer le lendemain, garder la mémoire en éveil. Quand Hakim décide de faire un film, c'est là qu'il va chercher les ingrédients pour circuler dans cette palette de conscience et d'inconscience. "Les fibres de l'âme", c'est l'histoire d'un homme malade qui rentre chez lui à Bejaâd pour retrouver les siens, restructurer les compartiments de sa mémoire, lutter contre la folie. Il rentre de Chicago avec sa fille, moitié américaine, dépassée par le temps, loin des attaches de ses origines. Le retour prend très vite des allures de voyage initiatique. Le souvenir d'une mère humiliée, bafouée, foulée aux pieds par un père tyrannique et à la limite du criminel. On tangue entre un monde réel où les apparences ne sont pas toujours ce qu'elles décrivent. Et un autre monde, celui du rêve, du fantasme, de l'hallucination qui n'a rien de différent de la réalité mais qui lui retire tantôt son essence tantôt sa texture. "Les fibres de l'âme" sont ce tissu qui se noue au fil des rencontres, des visages qui sillonnent notre monde et qui y laissent des traces, des blessures, des cassures indélébiles, incurables, inoubliables. Chez Hakim Belabess, le passage de l'état de veille à celui du sommeil ou du rêve n'emprunte pas les sentiers battus. Le cinéaste a cette faculté des grands du cinéma de suggérer, d'utiliser sa caméra pour donner le ton, passer l'émotion. L'outil dit ici son langage et propose sa vision, nous invite à pénétrer dans des mondes non scrutés où seuls les personnages façonnent leurs destins au fur et à mesure qu'ils avancent sur les nacelles du temps et de la mémoire à réinventer. Le procédé narratif dans ce bijou du cinéma mondial est d'une simplicité désarmante. C'est une femme qui ouvre le bal, ébauche une histoire, entrebaille une porte. La suite c'est une succession d'évènements qui se situent à mi-chemin entre ce sui est et ce qui devrait être, ce qui s'est passé et ce qui aurait pu voir le jour, entre ce qui n'a jamais existé et ce que l'esprit veut croire. C'est ainsi que le bonhomme malade navigue entre le visage de son père, presque aveugle, coupé du monde, perdu dans sa folie certaine et arrangée (le vieux s'arrange avec sa mémoire, la délaisse quand cela lui plaît et remonte la pente des jours quand cela ne lui coûte pas sa conscience) et ses propres maux, sa douleur lancinante, son incapacité de châtier, de pardonner, de faire table rase. Il est prisonnier d'un passé opaque, fissuré, un passé lourd de sens mais qui se refuse à la cohérence de l'entendement. La présence de cette fille étrangère à ce monde dont seuls les yeux sont encore capables de parler, plonge le récit dans un abîme de tensions qui atteignent leur point culminant dans le rêve. C'est là l'un des nombreux procédés de rupture dans le film. On lave le jour par cette brèche dans la nuit quand le corps s'abandonne aux méandres des limbes. Les mêmes du reste qui oblitèrent les visions du père qui sait que la mort sous-tend les rapports de sa vie, qui l'attend et qui de temps à autre, crée des visages, des noms, des paroles d'outre-tombe pour tromper la vigilance de la gueuse. La fille rêve d'un lit sur une plage plus réelle que la réalité, puis pousse le rite de la vie et de la mort à ses confins et crée dans son sommeil le visage et le corps de sa grand-mère debout qui suinte de miel et de lait. C'est là une des scènes les plus fortes du cinéma moderne. La jeune Américaine retrouve son arabe, ancestral, sa langue paternelle, se penche et boit le lait au pied de son aïeule pour sa rédemption, celle des siens et de leurs parcours épars. La narratrice, celle qui officie au déroulement des histoires, fait ses apparitions entre image fixe et mouvante, tantôt à gauche du cadre, tantôt à l'extrémité d'une image, vue de dos, avec une voix d'oracle qui égrène l'avenir. Certains ont vu dans les Fibres le film le plus intellectuel du cinéma marocain. Il faudrait peut-être y lire l'oeuvre la plus humaine, un hymne à l'amour, au pardon, une élégie de Bejaâd qui retrouve ici sa dimension la plus universelle dans le cheminement d'un homme et de son destin. Hakim utilise de nombreux procédés filmiques qu'il maîtrise à la perfection. On va de la surimpression des personnages qui leur donne cet aspect intouchable, insaisissable, à l'alternance de plans rapides et de plans lents qui creuse la perspective des caractères et les rend à la fois très proches de nous et très personnels. Le temps est lui aussi disloqué, éparpillé, mis en pièces comme la vie, la mémoire, le rêve, l'amour, le don, le désir. Un va-et-vient entre hier, demain, cet après-midi et la nuit d'avant pour présenter la mort vécue à l'avance, l'amour ajourné et le crime pardonné d'avance. Puisque dans le cinéma de Hakim, malgré la dureté de l'histoire, l'intensité de la souffrance, le film est un poème d'amour qui se situe au-delà des contingences plates de l'appréciation. Abdelhak Najib Plaidoyer pour Hakim Belabess Ce qui est en train de se faire à l'égard du film de Hakim Belabess, "Les fibres de l'âme" est tout simplement un crime odieux. Prenez le meilleur film marocain depuis presque toujours, avec un accessit de prestige et d'honneur à la Mostra de Venise, le respect de la majorité de la presse nationale et l'unanimité à l'étranger, prenez un enfant du pays qui aura vécu toute l'amertume pour faire son film, un cri du cœur, un chef-d'œuvre où il a mis ses tripes au propre et au figuré, prenez un homme qui jouit du respect et de la confiance des professionnels du cinéma dans le monde, un professeur de cinéma à Chicago, qui se trouve chez lui face à des humiliations sorties droit d'un âge de pierre où l'inculture le dispute bassement à l'ignorance, la jalousie et les sentiments de très mauvais aloi. Toute cette introduction certes longue pour vous exposer, chers lecteurs, chers amoureux du grand cinéma et du très bon cinéma marocain, comment on est aujourd'hui en train de tuer le plus grand film marocain de tous les temps. Que ceux qui vont nous sortir que c'est du cinéma pour public averti et cinéphile,du style "art et essai" ou autre "cinéma universitaire" nous montrent quel sondage ils ont réalisé pour attester avant-coup de l'intérêt du public marocain, de ses goûts, de ses attentes et de sa passion pour ce qui est un pur produit du terroir à dimension universelle. Pour ceux qui ne le savent pas, "Les fibres de l'âme" est un film dont il n'a été tiré qu'une seule copie qui sera diffusée une seule fois dans une seule salle de cinéma, dans une seule ville marocaine... Ce qui veut dire aussi qu'il ne pourra jamais rencontrer le public qui est le sien et qui a été mardi 23 mars courant, jour de la première, ému aux larmes, pris au ventre, heureux et malmené par l'acuité d'un regard juste, fort, humain et très noble sur les siens, leurs vies, leurs existences, leurs drames et leurs bonheurs. Une seule copie, faute de moyens que personne n'a pris l'initiative de mettre en place pour promouvoir un produit qui fait aujourd'hui la fierté de toute une nation. Une seule copie et un seul passage au Megarama, un passage très semblable à un essai, comme si "Les fibres de l'âme" avait besoin de cette aumône dégradante dont on veut aujourd'hui tirer profit comme s'il s'agissait d'un acte héroïque de sortir ce film grandiose. Alors que tous les distributeurs toutes tendances et affinités confondues, devraient saluer un tel bijou et se l'arracher, nous sommes aujourd'hui face à l'ignorance, la marginalisation, l'oubli, l'aveuglement qui veulent volontairement ou non tuer dans l'œuf ce que ce pays a fait de mieux sur ce beau registre de l'art presque moribond dans ce pays. Je ne sais pas par quel miracle sordide nous en sommes arrivés là, mais le manque d'égards que l'on témoigne aujourd'hui à ce film dénote une seule et unique chose, un manque d'amour pour son pays qui frise le crime. Ces lignes couchées dans la douleur et l'indignation n'engagent que ma petite personne, mais à mon niveau aussi minime soit-il, j'aurais fait ce qui est un devoir national et humain de soutenir un grand film, un enfant du pays, un grand artiste, un homme unique dont la simplicité n'a d'égale que la grande maîtrise de son art. Avant de clore avec la sclérose ambiante, sachez, cher Hakim Belabess, que vous m'avez donné de l'espoir, vous avez ouvert une brèche immense dans mon esprit, vous avez nourri mon cœur de sentiments grandioses sur l'amour, le pardon, le partage, le don de soi et la justice. Merci pour ce que vous êtes. A.N