Le soudain malaise éprouvé par le président Hosni Moubarak lors de la prononciation de son discours annuel devant le parlement a, de nouveau, lancé les fortes polémiques sur sa succession. Si certains ténors du Parti national au pouvoir laissent entendre que des mesures ont été déjà prises pour assurer une transition en douceur, pilotée par le fils Jamal Moubarak, les connaisseurs des rouages de l'establishment égyptien estiment que le poste de raïs n'est pas encore acquis d'avance, tant que l'armée et ses “moukhabarates” n'ont pas dit leur dernier mot. Si au Liban le choix du président de la République a été le plus souvent le résultat d'un compromis entre le puissant voisin syrien et les Etats-Unis, celui concernant l'Egypte a, par contre, toujours été – notamment après la disparition du président Jamal Abdennaser - le fruit d'une entente entre les militaires et le ministère des Affaires étrangères. Cependant, cet équilibre a été rompu par le chef de l'Etat Moubarak. Ce dernier a tenu, depuis son arrivée aux commandes, à affaiblir ce deuxième centre de décision ; plus particulièrement lorsque certaines figures de proue de ce ministère ont fait savoir que le poste de vice-président, vacant jusqu'ici, devra lui revenir de facto. En effet, la riposte de Moubarak à cette “menace” n'a pas tardé. Avec l'aide des généraux le considérant comme un des leurs, le raïs a réussi à barrer la route aux ambitions de la diplomatie égyptienne, en éjectant son principal candidat, Amr Moussa, de son poste. L'homme, devenu au fil des jours, le plus populaire d'Egypte et aussi dans le monde arabe en raison de ses fermes dispositions vis-à-vis d'Israël, pour ses vives critiques à l'égard de la politique de Washington dans la région, s'est vu atterrir à la Ligue arabe. Une institution en panne immobilisée par les profondes divergences existant entre ses pays membres depuis l'invasion du Koweït par l'Irak en 1990. Néanmoins, le renvoi de cet éminent homme politique au dépôt, n'a pas empêché son rebondissement aujourd'hui au-devant de la scène, notamment après l'ouverture de la bataille de succession. La réunion qui a rassemblé vendredi denier pour la première fois les symboles de la gauche, des Frères musulmans, du centre, au siège du Parti Al Tajamoh de Khaled Mohieddine, est un message à qui de droit que Amr Moussa reste une “alternative patriotique” pour le pays. L'opposition joue dans ce contexte la carte de la situation économique et sociale explosive, au moment où les relations avec les Etats-Unis connaissent une certaine froideur à cause de l'Irak, malgré les déclarations “chaleureuses” de George W. Bush, faisant l'éloge de l'Egypte en matière de réformes politiques. En tout état de cause, force est de remarquer que le “désespoir historique” est, à l'heure actuelle, la caractéristique régnante dans ce pays. La liste des prétendants En dépit des rapports positifs diffusés sur l'état de santé de Moubarak, également des articles parus dans la presse pro-gouvernementale sur ses promenades quotidiennes dans les jardins de son domicile privé, tout le Caire évoque déjà l'imminente nomination de son successeur. Une décision dictée apparemment par la force des choses, alors que certains milieux au sein de l'establishment parlent du prochain voyage du raïs (70 ans) à Paris pour un “check-up”. Après avoir confié à son Premier ministre, Atef Obeïd, la tâche de le représenter à la cérémonie de “Laïlat Al Kadr”, les langues se délient pour discuter du long congé que le président s'apprête à prendre. D'ailleurs, pour la première fois, l'entourage de la présidence reconnaît, implicitement certes, que la décision de nommer un successeur est à l'ordre du jour. Pis, il cite des exemples compatibles avec le profil demandé. Parmi ceux qui tiennent le haut du pavé on note, bien entendu, Jamal Moubarak. Celui-ci répond dorénavant aux exigences de la Constitution, précisément après avoir dépassé les 40 ans. Egalement, le ministre de la Défense, le maréchal Mohamed Hussein Tantaoui – le seul avec le chef de cabinet de Moubarak, Mahmoud Azmi, à être à ses côtés dans les bureaux du parlement après le malaise – et le chef d'état-major Hamid Oubaïbeh (ancien patron de la Garde présidentielle). Parmi les outsiders de la maison, il y a le général Omar Soleïmane, chef des services de renseignements et Safwat Al Charif, compagnon de route et confident du raïs, qui est à ses côtés depuis son accession au pouvoir. Avec cette fuite “ciblée” de la décision prise concernant l'imminente nomination d'un vice-président, et la citation des noms des éventuels candidats à la succession, la bataille est aujourd'hui ouverte, d'autant plus qu'elle s'annonce assez acharnée. Les analystes politiques s'attendent non seulement à une guerre de sérail mais aussi à un sérieux bras de fer entre une opposition qui émerge en force, et un pouvoir essoufflé par l'usure du temps, les tiraillements des clans et les pressions d'une situation socio-économique qui ne cesse de se dégrader depuis des mois. Ce, sans pour autant arriver à la contenir ou du moins à atténuer son ampleur. Dans cette foulée, l'armée, principal “fabricant” des présidents en Egypte, semble prendre son temps, avant de révéler son mot de passe à ses alliés dispatchés partout, y compris dans le monde politique et même économique. Les Etats-Unis, qui auront sans doute un droit de regard sur l'avenir d'un grand pays ami, situé au cœur de l'échiquier moyen-oriental, notamment dans cette période difficile, n'auront pas l'embarras du choix entre leur “poulain” Jamal Moubarak et leur “protégé”, le maréchal Tantaoui, ou même un troisième homme issu de la grande muette. Cependant, ils ne resteront pas les bras croisés au cas où un outsider soutenu par l'opposition anti-américaine, rejetant toujours les accords de paix avec Israël, se positionne dans la compétition. Ce risque pourrait alors inciter les stratèges à Washington de demander à l'armée égyptienne d'intervenir et de trancher. Cela dit, désigner un militaire à la tête de l'Etat avec tout ce que pourra avoir un tel choix comme conséquence sur le processus démocratique qui peine à forcer les portes en Egypte. Sur le fil du rasoir Lors de sa visite l'année dernière à Washington, le président Moubarak a été confronté partout à la même question portant sur le poste vacant de vice-président. La réponse a été identique : “j'étudie les dossiers des candidats, je choisirai le plus apte, le plus compétent à prendre la relève”. Depuis, le raïs n'a pas donné suite à ses promesses. Sauf pour avaliser la création du secrétariat chargé d'établir les “politiques”, qui sera présidé par son fils. Un organisme qui lui a permis de mettre la main sur les centres de décision du parti, devenant ainsi son unique dynamo. Tous les indices provenant du côté civil de l'establishment affirment que Jamal Moubarak est le mieux placé, surtout après avoir adopté les projets de réformes politiques face à l'emprise de la vieille garde du Parti national. De plus, il a réussi à avoir le soutien d'une large frange de la jeunesse, représentant la bourgeoisie égyptienne. La mise sur orbite de ministres tels que Moukhtar Khattab, aux commandes des privatisations –ce dernier issu d'un milieu très modeste, diplômé de l'Université de Grenoble – n'a fait que renforcer le fils cadet du président auprès de la classe moyenne. Reste à savoir quel sera le jeu de l'institution militaire ? Surtout après les rumeurs de la semaine dernière évoquant le retour de l'axe traditionnel avec les affaires étrangères. Dans ce contexte, certains analystes politiques égyptiens font état du rôle joué dans les coulisses par Oussama Al Baz, conseiller politique du président Moubarak et pur produit de la diplomatie. En tout état de cause, la prochaine succession sera différente des deux précédentes, celle de Sadate et de Moubarak, simplement parce que les circonstances internes ne sont pas les mêmes, et la conjoncture régionale non plus. L'Egypte, de l'avis des grands joueurs de cette nouvelle partie, toutes tendances confondues, vit une époque de décadence. Elle rappelle la fin du règne du Roi Farouk. Ce qui la place sur le fil du rasoir, plus particulièrement après qu'elle ait subi des revers successifs dans la reconquête de son rôle régional perdu avec les accords de Camp David et l'occupation de l'Irak.