Depuis des années, le Maroc est devenu le pays de passage de milliers de clandestins venus des pays de l'Afrique subsaharienne. D'Agadir à Tétouan, l'escale forcée reste la capitale économique Casablanca où le commerce bat son plein autour de véritables petits réseaux de mafia qui monnayent le passage vers l'Eldorado européen. Nous avons infiltré l'un des réseaux de la ville avant de partir vers le Nord comme candidats à l'émigration. Depuis le mois de juillet 2003, nous avons eu plusieurs contacts avec un personnage secret qui multipliait les esquives pour ne jamais nous rencontrer. Selon l'intermédiaire qui s'occupait de notre dossier de futur émigré vers Espagne, le bonhomme “n'avait pas le temps, c'est la bonne saison, il a du boulot et doit faire de nombreux voyages pour assurer le passage de beaucoup de gens. Alors il faut être patient et attendre”. Notre contact n'était pas un ressortissant de l'Afrique subsaharienne chargé de mission sur le territoire marocain. Non, c'était un Marocain, la trentaine, un français impeccable et une dégaine d'un véritable petit Golden Boy fraîchement débarqué d'une place boursière européenne. Toujours tiré à quatre épingles, un costume noir bien taillé, chemise bien repassée et toujours une cravate (son inséparable outil de travail infaillible) pincée à la chemise. Les cheveux courts, il affiche une tête de soldat, un deuxième classe très soigné et légèrement maniaque. La parole facile, il décoche sans discontinuer et est capable de convaincre une vieille dame de 90 ans que son salut réside au fin fond d'une “patéra” assurée qui a déjà effectué cent aller/retour vers la terre promise. On va l'appeler Saïd, un nom lui convenant à merveille. Le bonhomme est toujours souriant, conciliant, il vous donne raison même si vous lui débitez la bêtise la plus criarde et finit par vous prendre la main, vous reluquer au fond de l'œil en vous jurant qu'il vous aime bien. Après cela, si tu ne voyages pas, c'est que tu es franchement un “homme qui manque de lucidité et de clairvoyance”. La traversée du désert A Agadir, c'est un groupe de Mauritaniens et de Maliens qui sera acheminé par un camion le lendemain. Ils sont onze au total. Chacun avait fait le voyage de son côté avant d'arriver chez un certain Larbi, originaire de Casablanca, mais qui assurait son poste de transit à Agadir pour la bonne marche des affaires. Le convoi fera une longue escale à Casablanca qui pourra durer des mois avant de partir vers le nord où ils passeront encore quelques jours le temps que les passeurs soient sûrs de leurs contacts de l'autre côté. Les candidats à la clandestinité venant d'Afrique subsaharienne sont nombreux. Ils prennent pour la plupart le même chemin à travers le désert pour rejoindre Sidi Ifni, Tarfaya ou Agadir là où d'autres convoyeurs les attendent. “J'ai traversé le désert de Nouakchott à Agadir en plus de trois semaines. Je sais que c'est beaucoup, mais c'est comme ça. Les gens qui ont arrangé ce voyage pour moi me l'avaient dit au départ. On passait alors d'un endroit à l'autre pour changer de moyen de transport. Parfois, il nous fallait parcourir de longues distances avant d'arriver à un site où une voiture ou un pick-up nous attendait pour nous déposer à un autre passage. On n'a pas le choix. On paye d'avance pour arriver à Casablanca et la suite se décidera dans le Nord du Maroc quand le jour J est décidé”. Le jour “j”, c'est quand les passeurs ont ficelé leurs affaires pour assurer le passage dans les patéras. Il ne s'agit pas là seulement d'embarquer les gens, mais de leur donner des adresses une fois de l'autre côté de la Méditerranée. Le voyage de la Mauritanie à Casablanca coûte environ 3.000 dhs avec sur place, dans la capitale économique du pays, une chambre où loger, payée d'avance, en attendant le dernier transfert vers le Nord. Une fois à Tétouan ou à Tanger, il faut étaler les 20.000 dhs au convoyeur qui aurait déjà préparé les contacts en Espagne pour le voyageur. L'arnaque est de mise dans ce genre de situation, et beaucoup de clandestins ont fini par accepter de rester au Maroc qui s'est très vite substitué à l'Eldorado européen. Mais aujourd'hui, les clandestins s'arrangent pour avoir quelqu'un de l'autre côté qui va s'occuper du reste. Finis aujourd'hui les coups à l'aveuglette où les gens sont grugés et plumés à souhait. Il y a toujours de pauvres pigeons qui se font blouser comme des néophytes, mais cela devient de plus en plus rare. “Ils exigent de toi des garanties. Ils ne payent pour la majorité qu'une fois arrivés à Casablanca. Et c'est là qu'on les met en contact avec un résident en Espagne qui va voir la famille ou les amis qui vont s'occuper de l'argent sur place. Une partie sera liquidée la veille du départ et l'autre partie une fois l'immigré arrivé. D'une cabine, il appelle sa connaissance qui finit par payer. Ce n'est jamais gagné d'avance. Les gens savent qu'ils peuvent mourir en mer, mais c'est le deal, tout le monde marche comme ça”. Où loger à Casablanca ? Ce sont souvent des chambres miteuses dans l'ancienne médina ou dans des quartiers reculés où on loge les futurs voyageurs. Cela peut durer un mois ou deux jusqu'au jour où l'on vient les chercher pour prendre un autre camion à destination de Tanger ou Tétouan. Là-bas, ils attendent, selon les saisons, le marché, les caprices de la mer et la vigilance de la police espagnole. On les loge dans des douars de pêcheurs très éloignés, où on leur sert trois repas par jour comme des prisonniers sans qu'ils puissent sortir ou se montrer. La veille du voyage, on les prépare au grand saut et on les laisse mijoter dans la peur. “C'est toujours la nuit qu'on sort, précise un passeur de la région. Jamais le jour ni le matin à l'aube. On ne peut pas, il faut arriver sur les côtes espagnoles la nuit pour ne pas se faire voir. C'est de là que vient le danger puisqu'on est obligé de naviguer dans le noir absolu”. Une nuit à Martil “C'est ce soir que les choses vont se décider pour nous tous. Il faut se tenir en alerte et attendre le signal. Il n'y a plus de retour maintenant”. Ce que mon ami ne disait pas, c'est sa peur qui lui tenaillait les entrailles. Il avait la bouche sèche, les tripes tordues par une lourde sensation de panique qui le prenait à la gorge comme une boule de fer rouge impossible à avaler. Pourtant, il voulait philosopher sur le moment, son importance et la force de la décision inébranlable qui l'a fait venir jusqu'ici. Il savait aussi qu'il pouvait ne jamais toucher l'autre rive et que l'Espagne pourrait devenir la dernière image inscrite dans son esprit avant l'issue fatale. Il se disait certainement que le Maroc n'a jamais été plus loin qu'à cet instant et que les visages connus pourraient ne plus jamais l'être. Il jette un dernier regard aux autres, sûr que tous ces visages étaient les derniers qu'il allait embrasser du regard avant de sombrer dans les remous du Détroit. Tout est donc dit entre nous, mais en silence. Sans amertume. Sans trop d'effusion de sentiments. Le moment est solennel. Mon ami le savait. Mon acolyte d'un soir que l'on va appeler Abdelaziz dit avoir 28 ans. Il est marié, père de deux fillettes de quatre et deux ans. Inutile de lui poser toutes les questions sur le travail dans le pays, la nostalgie, le danger, la solitude, les enfants qu'il laisse derrière lui, sa famille… Il ne répondra pas. Ras-le-bol. Ecœuré. Il a déjà raté des voyages, il est déjà passé par là sans succès. Cette fois, il ira, même si le voyage du retour est condamné d'avance. Pas loin de là, il y avait un autre groupe. Tous des gamins de Berkane, le cœur vacillant, mais décidés à en découdre avec la houle du détroit et le mauvais sort. Peu leur importait l'étroitesse de l'embarcation, le tassement comme des sardines, apeurés au milieu de nulle part, le rêve est au bout de l'horizon même s'il faisait nuit et qu'on n'y voyait pas un traître détail de cet horizon furtif et imaginaire. Brahim, le plus jeune, nous indique, sûr de ses moyens, l'endroit exact où la barque accostera après une nuit de rude bataille avec la houle. Il savait comme s'il avait étudié un manuel de géographie où le courant pourrait nous jeter et où la Guardia civile ne pouvait pas surveiller. Le groupe berkani est en camping sur la plage du Nord depuis quelques semaines. Non, ils ne sont pas là pour les vacances bien qu'ils aient profité de la chaleur, du ciel bleu et de la camaraderie naissante entre candidats au voyage. Mais ils savaient se tenir loin de la cohue des estivaliers. Ils ne veulent pas se faire trop remarquer et puis, ils avaient un peu le cœur serré sachant qu'une nuit ils devraient garder le silence, la tête baissée jusqu'à la fin de l'aventure. Prendre l'eau “Une fois de l'autre côté, je vais trouver du travail dans les champs. Des cousins m'attendent. Il faut juste que je passe”. Ce que le jeune homme sait et ne dit pas non plus, c'est qu'il pourrait casser comme des milliers d'autres… mais de cela, il ne veut pas parler. Son ami est plus disert, moins superstitieux : “quand tu prends l'eau, il faut t'attendre à tout”. Stoïque. Suicidaire. Fou à lier. Inconscient. On pouvait sortir tous les qualificatifs qu'on a dans la besace. Ali en a vu d'autres partir pour ne jamais revenir. Et alors ? C'est peut-être mieux comme cela au lieu de rester faire la manche dans son douar paumé à quelques encablures de la belle vie. Et Ali de dégoupiller une salve de haine et de rage. Il en avait gros sur le cœur. Qu'est-ce qu'on avait à lui dire. Il savait tout, il a déjà entendu ce chapelet sur le pays et le travail et tout le reste. Lui, il va partir et nous, on pouvait garder nos conseils pour d'autres. Affaire entendue. Quand Ahmed est arrivé avec son verre de thé, la conversation sur le voyage avait déjà pris des tournures pour le moins bizarres. Les deux compères se livrent alors à une joute sans merci où chacun décochait ses arguments à l'autre comme des missiles : “c'est à cause des responsables que nous affrontons la mort”. Tranchant. Sans appel. Les responsables dans son langage étaient bien sûr “les politiciens, le gouvernement, le parlement, l'alternance, les législatives, les slogans à la télé, les fausses campagnes qui font croire aux gens que la vie est belle et que l'année est magnifique… L'Etat quoi !”. L'orateur d'une nuit pouvait parler ainsi durant des semaines si on lui avait laissé le temps. Il disait en savoir un long chapitre sur les magouilles du pouvoir étant lui-même un ex-militant de gauche. Aujourd'hui, il ne se fait plus d'illusions sur le sort qui est réservé aux siens et aux gens comme lui. Brahim lui rétorque que ce qu'il dit est faux, que le Maroc a bel et bien changé et que c'était là juste une histoire de place qu'ils finiront par prendre. Alors, on va la chercher ailleurs, cette place, en attendant que les autres (les politiciens) nous préparent le terrain pour revenir récolter les acquis. L'autre flambe littéralement : “si je vais en Espagne, ce n'est pas pour laisser la place à quelqu'un d'autre. Parce qu'en fait, il n'y a pas de place à la base, du tout. Des comme toi, on n'en veut pas, ni à Berkane ni à Malaga. C'est d'une planque que je te parle et non d'une place. Si vous voyez ce que je veux dire”. Quand il faisait sa sortie, tout son corps changeait. Il devenait comme un orateur sur une estrade, la bouche fumante et les yeux exorbités. La nuit ne finit pas La nuit s'annonce froide malgré la chaleur des uns et des autres et les petits groupes fumant et discutant sur un brin de la vie. En guise de dîner, Aziz propose du thé et du pain avec des pois-chiches dont il a les poches pleines. Un vieux réflexe, paraît-il. Ce que l'on apprendra par la suite, c'est que le futur clandestin avait déjà à son actif d'autres tentatives de traversées maritimes vers l'Italie. L'histoire des pois-chiches remonte à cette période où les candidats à l'émigration s'engouffraient dans des camions frigorifiques et autres containers de produits surgelés avec pour viatique des besaces remplies de fruits secs et de féculents. “Non, c'est une autre histoire, les pois chiches”, coupe court le voyageur apparemment pas très chaud à l'idée de remuer de vieux souvenirs. Aux alentours, Aziz nous présente de nouveaux amis. Des jeunes, garçons et filles. La plupart n'ont pas encore vingt ans. Ils attendent : “on partira dans une semaine ou dans dix jours. On a tout réglé”. Interdit là aussi de parler de peur, de noyade, des autres amis qui gonflent dans l'eau et pourrissent avant de servir de nourriture aux poissons. Ici, on chante avant de partir, on fait l'amour le soir à la belle étoile entre compagnons d'infortune, pressés de tuer le temps et l'angoisse. Les filles parlent plus facilement que les garçons. Hanane dit avoir payé son passeur (le sien s'appelait Hamid) qui l'a ramenée de Béni Mellal, 20.000 dhs. Elle a un copain de quartier dans le sud de l'Espagne. Il l'attendra. Ils vont se marier et faire des gosses. Non, elle n'a pas peur, elle y arrivera. Sa copine, Zhor, est une petite futée. Elle parle peu mais ne rate rien de ce que les autres disent. Passer le détroit, c'est juste changer de décor pour préparer un avenir meilleur dans vingt ans. Elle reviendra après des années de corvée pour monter un projet et élever ses gosses dans son patelin, au milieu des siens. La vie n'est rien d'autre que cela. Pendant que les amis étaient en train de refaire le monde et de préparer le futur, d'autres voyageurs débarquaient. Dans le tas, Lahcen, Khalid, Boujemaâ disent avoir déjà embarqué la nuit sans succès. Là, ils remettaient cela, un bon coup. Ils le sentaient bien ce voyage… Aux alentours, les bruits se faisaient de plus en plus doux, lointains. La nuit devenait froide, mais belle. Le ciel était étoilé. Un couple passait près de nous en silence. Un homme tirait sur sa cigarette. Aziz nous dit au revoir et retourne trouver une amie sénégalaise pour une nuit, avant de partir peut-être… demain.