Analyse Au fil d'un long parcours contrasté et inégal, Abderrahman Youssoufi aura incarné les facettes contradictoires de la gauche marocaine. L'USFP est aujourd'hui confrontée à la nécessité d'opérer sa véritable mutation, ainsi qu'une évaluation lucide de “l'alternance consensuelle”. La surprise ne fut pas totale pour tous. Beaucoup au sein de l'USFP attendaient la décision de Youssoufi à plus ou moins brève échéance. Son départ était chose acquise au plus tard à la date du prochain congrès. Les plus impatients réclamaient déjà la tenue anticipée de ce dernier. Le grand déballage qui devait dominer les réunions des instances du parti, consacrées à l'évaluation des résultats des dernières élections, n'aura donc pas lieu pour Youssoufi. Celui-ci a préféré éviter cette ultime confrontation et reconnaître, implicitement, sa responsabilité. La démission lui permet de quitter l'arène en sauvegardant la dignité due à son image tutélaire de militant et dirigeant “nationaliste et progressiste” depuis soixante ans. Au fil d'un long parcours, contrasté mais inégal, Abderrahman Youssoufi aura incarné les facettes contradictoires de la gauche marocaine. Il fut tout à la fois le résistant nationaliste sous le protectorat, l'un des initiateurs de la gauche progressiste lors de la scission de l'Istiqlal qui donna naissance à l'UNFP à la fin des années 50, l'un des activistes, à l'étranger, de l'opposition radicale au régime dans le sillage du Fquih Basri, avant de se rallier à l'option démocratique prônée par Abderrahim Bouabid et Omar Benjelloun et qui allait donner naissance à l'USFP en 1975. Enfin, il fut l'initiateur de l'alternance consensuelle qui, depuis 1998, allait le conduire à assumer les responsabilités de Premier ministre jusqu'au lendemain des élections législatives de septembre 2002. La dernière étape de ce parcours fut la moins valorisante car dominée par les luttes et rivalités intestines où il fut très vivement contesté. Le paroxysme fut atteint avec les dernières communales où le parti subit ses plus sérieux revers électoraux. La coupe était pleine : il eut l'ultime sagesse de partir. C'est parce qu'il relevait de ces différentes facettes historiques que Youssoufi semblait, de prime abord, avoir vocation à jouer le rôle du patriarche fédérateur, au-dessus de la mêlée, arbitrant et équilibrant le jeu des rapports plus ou moins tendus entre les composantes du parti. Ce ne fut pas le cas : en succédant à Abderrahim Bouabid en 1992, il essaya de s'imposer à des structures qui s'étaient forgées, sous la répression, durant les années où il était en exil et n'avait donc pas participé à leur façonnement. Le hiatus qui existait entre l'organisation extérieure et les structures internes n'a, semble-t-il, jamais été entièrement surmonté. Pour mener à bien l'expérience de “compromis historique” avec le Roi Hassan II et la participation à un gouvernement d'alternance, Youssoufi devait affirmer sa prééminence et manœuvrer entre l'appareil, organisé par Mohamed Elyazghi, la centrale syndicale CDT dirigée par Noubir Amaoui et ce qui restait du courant du Fquih Basri. Facettes contradictoires Les manœuvres dont il usa, en s'alliant à l'une ou à l'autre de ces composantes ou en jouant de leurs dissensions, étaient censées lui laisser une marge assez confortable pour mener à son terme l'expérience “consensuelle” avec le pouvoir. Tout en reconnaissant son rôle décisif ayant permis de surmonter la méfiance et les réticences profondes entre l'USFP et le pouvoir, ainsi que sa persévérance à faire progresser la démocratisation du système politique, ses détracteurs lui reprochent d'avoir mal négocié et géré l'alternance et d'avoir immobilisé le parti et aggravé ses divisions. Au bout du chemin, affirment ses critiques, il s'est retrouvé sans possibilité de manœuvre et, presque solitaire, il a été victime des ambitions et des faux calculs d'un petit groupe sans représentativité, lequel est à l'origine des erreurs et des mauvais résultats du parti lors des élections communales de septembre dernier. A ce propos, Khalid Alioua et quelques autres sont sévèrement mis en cause. Rétrospectivement, le rôle de Abderrahman Youssoufi semble constamment miné par une contradiction intime. A partir des années de répression et d'exil, il semble divisé entre l'optique nationaliste, arabiste et blanquiste incarnée par le Fquih Basri et l'option social-démocrate prônée par Abderrahim Bouabid. De la première il a gardé un côté solitaire, secret et manœuvrier et de la deuxième, une certaine ferveur pour les droits de l'homme, le désir de faire avancer le pays vers la démocratie et un désintéressement personnel total sur la plan matériel. Cette contradiction entre deux univers aussi opposés, il la portait en lui comme deux facettes de sa personnalité. C'est ainsi que tout en ayant présidé à la transition à une culture de gouvernement à partir de la culture d'opposition plus ou moins radicale, il ne put surmonter certains archaïsmes bien marocains, entachant la relation d'allégeance et de subordination au chef tutélaire ainsi que certains réflexes hérités de l'exil, tels que la propension au secret, à la diversion et au clanisme. A la mort du Fquih Basri, son vieux compagnon, il s'est retrouvé étrangement isolé de tous, personne ne le reconnaissant plus pour sien. Il faut dire que ces contradictions reflètent plus profondément les origines sociales et culturelles et les avatars politiques des différentes tendances qui ont composé l'USFP. La culture démocratique ne fut pas la caractéristique naturelle de ce substrat marqué aussi par la société patriarcale, l'autoritarisme du système politique répressif, les inégalités sociales et régionales en constante aggravation depuis l'indépendance, ainsi que les relents de dogmatismes idéologiques. Le courant moderniste et démocratique est, somme toute, une strate plus récente qui n'a pas pu réellement encore prendre consistance et avoir une influence décisive dans la société où le conservatisme passéiste est devenu encore plus agressif avec la montée des mouvements islamistes. Les contradictions de Youssoufi sont celles de la difficile transition entre générations, entre époques, entre univers de référence culturelle et éthique. Portant en lui les facettes opposées de cette transition, il se retrouva, en fin de compte, sans prise sur les événements et vite débordé. Nécessaire évaluation critique Ayant accepté sans trop d'état d'âme la décision de leur premier secrétaire d'abandonner la vie politique, les membres du bureau politique ont éprouvé un réel soulagement. Le vieux leader épargnait ainsi aux instances du parti l'épreuve d'une rude confrontation où il aurait été le principal visé. Cet examen critique et autocritique est cependant plus que jamais à l'ordre du jour. Sous la conduite de Mohamed Elyazghi qui hérite d'un parti affaibli par les divisions et éprouvé par les échecs électoraux, un véritable débat, à tous les niveaux, sera-t-il instauré enfin ? L'expérience de l'alternance et du compromis avec le pouvoir devrait ainsi être évaluée en toute clarté avec ses aspects positifs et sa part d'ombre. Cette évaluation de la nature du consensus accepté et des coalitions formées ainsi que des résultats en matière de gestion, est tout aussi nécessaire que celle de la crédibilité et des comportements des personnes désignées aux postes de responsabilité ou lors des élections. C'est le tournant de l'alternance qui a conditionné l'évolution interne du parti, la nature et la férocité des luttes entre ses fractions, la tendance à la division, le glissement vers le clientélisme électoraliste et la crise d'identité qui, du sommet à la base, instaure le doute et la paralysie. Les premières décisions prises après le départ de Youssoufi viseraient à réactiver l'ensemble des instances et des structures, à responsabiliser davantage les membres de la direction et à reprendre en main la presse du parti qui, mise sous la houlette de Khalid Alioua, était accusée de clanisme et de perte d'audience. L'heure de vérité a sonné pour ce parti qui ne pourra faire l'économie du travail sur soi pour clarifier son rapport au passé, tenir un langage de vérité, effectuer une mise à jour de l'idéologie et des programmes. Il devra aussi faire la preuve qu'en son sein, la culture démocratique progresse et que les clivages et rivalités personnelles stériles laisseront place à des courants nettement assumés et acceptés, capables de soutenir un débat sur des choix politiques élaborés et distincts, en rapport avec les réalités du pays. Il lui faut aussi être en mesure de s'ouvrir aux jeunes et à de nouveaux milieux sociaux pour régénérer ses bases. Cette expérience, si elle aura lieu, vaudra aussi pour l'ensemble du champ politique en proie à la déliquescence sur fond de menaces extrémistes et terroristes. Dans sa retraite, Youssoufi méditera sur ce long parcours fait d'ombres et de lumière et sur le fait que, comme disait le poète français Charles Péguy, “un parti vit de sa mystique et meurt de sa politique”.