La gestion par l'Etat du dossier islamiste La gestion faite jusque-là du dossier islamiste telle que menée par deux anciens ministres - Driss Basri et Abdelkébir Alaoui Mdaghri - est-elle toujours viable ? Le débat ne fait que commencer. Aussi bien au sein du pouvoir qu'au sein de la société marocaine. “L'impensable” est arrivé. Des Marocains ont pris les armes, non pas comme en Algérie pour mener au nom de l'Islam une guérilla de longue haleine pour prendre le pouvoir, mais pour se faire exploser au milieu d'autres Marocains, sans autre perspective que de mourir et donner la mort. L'ambiance délétère dans laquelle se sont produits les tristes événements de Casablanca ne date pas d'aujourd'hui. Voilà bien plus de deux années qu'une virulente polémique, commencée avec le Plan d'intégration de la femme dans le développement, a viré à la “guerre civile” verbale, n'augurant rien de bon. En aout 2002, avec les arrestations de Youssef Fikri, puis plus tard de Mohamed Damir, dans ce fameux quartier de Sidi Moumen, l'islamisme marocain apparaissait, officiellement aux marges d'Al Adl Wa Al Ihssane et du PJD, dans une version moins attrayante. Au nom d'Allah, des crimes de sang avaient été commis tandis qu'une mouvance, dissidence active du fondamentalisme wahabite, communément appelée “Assalafiya Aljihadiya”, développait publiquement un discours d'exclusion et d'excommunication. L'apparition de ces indices posait déjà un problème d'autant plus sérieux que les formations islamistes dites légalistes ou pacifistes renvoyaient ces “signes” à la volonté de l'appareil sécuritaire et à des partis de gauche d'en user comme des épouvantails pour s'assurer du contrôle de la société. Néanmoins il était certain ainsi que l'idée qu'on se faisait de l'islamisme marocain gentil et sortable avait vécu. Pas moins que d'autres sociétés, la marocaine était habitée par ses propres démons et pouvait générer des actes de violence insoupçonnables. La question qu'induisait un tel phénomène consistait à savoir si l'on pouvait faire la différence entre bons et mauvais islamistes. Il s'agissait, en fait, de savoir si les “bons” ne constituaient pas le terreau des “mauvais” et si en définitive, les seconds ne préparaient pas le terrain aux premiers, sachant que toute la mouvance islamiste est mue par une même dialectique : l'instauration de l'Etat islamique dans sa version la plus “pure” et la plus rigoriste. Jusque-là, le pouvoir avait fait de la gestion du dossier une idée assez élaborée. C'est celle que résumait Driss Basri lorsque dans une interview, il évoquait feu Hassan II à ce sujet. Le défunt Roi, selon Driss Basri, se demandait souvent ce qu'il ferait des islamistes si un jour il leur arrivait d'avoir la majorité sociale et politique du pays : les jeter à la mer ? L'interrogation contenait la réponse. Dès lors s'imposait leur gestion par l'intégration ou la domestication. Encore faudrait-il savoir s'il était possible d'obtenir d'eux des attitudes à l'égard de la démocratie dans son acception universelle autre que tactique ? Toujours est-il qu'il était tentant d'essayer. Pendant longtemps, un ministre, aux côtés de l'ancien ministre d'Etat à l'intérieur, a incarné cette orientation qui a fini par faire d'une partie des islamistes un solide groupe parlementaire: Abdelkébir Alaoui Mdaghri. Sa démarche cherchait à dégager une place de choix pour le «fquih» sur la scène politique. Le calcul erroné de l'Etat Il lui suffisait, assurait-il, d'intégrer le jeu démocratique et d'en accepter les règles. Lui-même dans cette perspective défendait, chose impensable auparavant, la nécessité d'élections entièrement libres car c'est le seul moyen «de permettre à tous les citoyens qui aspirent à servir leur pays à travers les méthodes démocratiques et les élections d'accéder au gouvernement». Par ce «tous les citoyens», chacun aura compris que l'ancien ministre des Habous et des Affaires islamiques pensait à «ses islamistes modérés» qu'il absout pour l'occasion des péchés de la violence et des vices du mercenariat. Les événements du 16 mai ont permis de vérifier combien Abdelkébir Alaoui Mdaghri était dans l'erreur. Mais la logique du pouvoir qu'il traduisait ainsi tenait la route : de la même manière qu'il avait policé la gauche après lui avoir coupé les ailes avant de la faire participer au gouvernement, parce qu'à un moment donné elle représentait les aspirations de la majorité sociale, l'Etat pensait pouvoir, et devoir, en faire autant avec les islamistes. A sa façon, il préparait l'alternative à «l'alternance consensuelle» lancée en 1998, qui finira bien par épuiser son capital populaire: la loi du genre et la pérennité du pouvoir lui dictaient dans ce sens, pour canaliser les frustrations et les revendications, d'intégrer à un moment ou à un autre la force de l'instant qui représente et capte la contestation sous peine, si elle restait en dehors du système, de rompre les équilibres de la stabilité. C'est cette gestion du «dossier» islamiste que les événements du 16 mai ont remis d'actualité et mis à mal. Le débat qui divise déjà les tenants du pouvoir sera difficile à trancher, notamment à la veille des élections communales où l'on s'attendait, du moins jusqu'à ce vendredi noir qui a ensanglanté Casablanca, à ce que de grandes municipalités tombent entre les mains des islamistes. Mais quelle que soit la tendance qui l'emportera, il est évident qu'un binôme commande déjà la réponse: la sécurité associée à la création et à la redistribution des richesses. Solidarité économique et sens de l'intérêt supérieur à travers le sens du partage conforteront l'action sécuritaire dans sa détermination et son efficacité. Car si c'est pour ses alliances internationales que le Maroc a été ciblé, ce sont ses pauvres hères des bidonvilles locaux qui ont exécuté la sentence. Le défunt Roi se demandait souvent ce qu'il ferait des islamistes si un jour il leur arrivait d'avoir la majorité sociale et politique du pays : les jeter à la mer ?