UMT, UGTM, CDT, FDT… Depuis l'indépendance, le mouvement syndical marocain, de l'UMT à la CDT, en passant par l'UGTM, paraît voué à la répétition des mêmes blocages et des mêmes impasses. Causes et conséquences d'un phénomène qui, au-delà des diverses péripéties et conjonctures, semble d'ordre structurel. Dernière née en date, la Fédération démocratique du travail (FDT) se veut être “l'alternative” dans un mouvement syndical marocain frappé depuis de longues années par la stagnation et l'anémie. Prévue et annoncée depuis la rupture de Noubir Amaoui avec l'USFP, au cours du 6ème congrès de cette dernière en mars 2001, cette nouvelle scission syndicale est, par une ironie de l'histoire, la répétition de celle qui vit naître la CDT d'une séparation avec l'UMT en novembre 1978. A l'époque, le mot d'ordre “d'alternative démocratique” avait été brandi dans les mêmes termes repris aujourd'hui avec une sorte d'essoufflement, voire d'amertume. Cette rhétorique agace ceux parmi les fondateurs de la CDT qui assistent, désabusés, à ce “remake” : “à quoi bon se présenter encore comme l'alternative et l'idéal en matière syndicale, alors qu'il ne s'agit que d'un courant, tout au plus, au sein du pluralisme syndical qui est depuis longtemps une réalité”, objecte ce vieux militant, aujourd'hui en retrait. La querelle qui marqua les premiers pas de la FDT, à propos du choix du secrétaire général et de la marge d'autonomie de la centrale syndicale par rapport au parti, est venue confirmer cet air de “déjà vu”. Elle conforte le point de vue des sceptiques qui estiment que sans une véritable autocritique du parti et de ses attitudes contradictoires vis-à-vis de la CDT et de Noubir Amaoui, rien ne semble prémunir la nouvelle formation syndicale des blocages et des dérives qui ont conduit la CDT à l'impasse et à l'éclatement. S'agirait-il d'une fatalité qui pèserait sur le mouvement syndical marocain depuis l'indépendance ? Quelques traits communs et persistants semblent, en effet, se dégager à la lumière de l'histoire de ce mouvement. Création par le sommet Il y a, tout d'abord, au cœur de la genèse du mouvement syndical, cet acte fondateur qu'est sa création par une décision d'une direction autoproclamée dans le sillage et avec la légitimité du mouvement national pour l'indépendance. Mahjoub Ben Seddik l'a bien souligné en disant que “en raison des circonstances, l'UMT est née par le sommet ; les dirigeants ont, en quelque sorte, fait un pari et supposé que les masses approuveraient leur action, ce pari a été gagné”. Il ne s'agit donc pas de la maturation de structures syndicales, nées de la base et tenant à leur autonomie. Le mouvement ouvrier a précédé la structuration de la classe ouvrière, il l'a anticipée alors qu'elle n'était qu'en gestation dans le contexte de l'économie coloniale. L'impératif politique est resté prédominant, le syndicalisme apparaissant d'abord comme une branche du mouvement national. Le prolétariat de l'industrie, des mines et des activités de transport et de manutention était miné par sa situation précaire et par l'afflux d'une masse considérable de “sans travail” venue du monde rural ainsi que par l'analphabétisme. Il n'a pu dégager en son sein des organisations et des cadres syndicaux. Il y eut, tout d'abord, surimposition des structures syndicales françaises (CGT notamment) sur une réalité ouvrière et salariale marocaine marquée par la discrimination et la fragilité. Ceci explique que ce sont des cadres du secteur public dont le statut était plus stable et mieux protégé qui ont joué un rôle moteur et dirigeant. Il est curieux de relever, à cet égard, que l'un des premiers noyaux du syndicalisme français au Maroc, fut “l'Amicale prim- aire”, groupement d'instituteurs cégétistes particulièrement combatifs et la “Fédération marocaine des fonctionnaires”. Ce sont ces catégories qui ont marqué de leur empreinte le syndicalisme militant d'obédience communiste et socialiste. La prédominance des cadres, venus du secteur public et en particulier de l'enseignement, est donc une constante. Elle explique, dans le contexte social et politique national, la nature de l'élite dirigeante, sa stabilité, son immobilisme et sa tendance à l'autocratie (toutes centrales confondues de l'UMT à la CDT en passant par l'UGTM). La justification de cette prédominance et de ce leadership par les discours nationaliste puis “progressiste” a pu durer jusqu'à l'usure de ces derniers. Leur magie n'opérant plus, il ne subsistait que des appareils de plus en plus fermés, voués à l'entropie et aux manœuvres politiques ou claniques, sans véritable perspective ni influence sur le devenir social du pays. Centralisme et zaïms La seconde caractéristique du mouvement syndical marocain est d'être voué au centralisme. Les modèles ou références qui ont pu être invoqués, à telle ou telle période, (travaillisme, ouvriérisme, avant-gardisme, etc) n'ont servi qu'à voiler la tendance fondamentale au centralisme le plus vertical, dirigiste et autoritaire. Le même phénomène grève, on le sait, les partis politiques et a un caractère structurel invariable. Le centralisme a puisé sa source et sa justification dans le fait que la base économique du salariat est restée précaire et vouée à la pression du chômage, des bas salaires et de l'arbitraire patronal propres à un contexte où l'inorganique est prédominant. En effet, le syndicat n'a cessé d'avoir pour mission essentielle de défendre, dans un tel contexte, un salariat fragile face aux incertitudes quotidiennes. Malgré les vicissitudes et les scissions des catégories à statut plus stable du secteur public, l'UMT a, de ce fait, pu conserver ce rôle de recours et de protection des salariés à statut aléatoire. Le centralisme reflète la permanence d'un appareil ayant fonction de recours pour une base instable et vouée aux aléas. Seule une économie dynamique et expansive aurait pu changer cette donnée et engendrer des catégories sociales moins dépendantes et moins fragilisées et donc plus en mesure de donner une expression et des objectifs syndicaux plus autonomes. Dans le cadre d'une économie de rente, peu développée et où le secteur inorganique est prépondérant, le centralisme syndicaliste est l'expression de la précarité et de la dépendance du salariat vis-à-vis aussi des appareils qui sont censés le “protéger” et le défendre. N'étant pas remis en cause par des bases économiquement plus viables et socialement plus dynamiques, les appareils syndicaux ont tendance à devenir inamovibles, fermés, voués au clientélisme et aux jeux des clans internes ainsi qu'aux marchandages incessants avec le patronat et les administrations étatiques. La “bureaucratisation” de l'UMT tant dénoncée par les fondateurs de la CDT semble avoir rattrapé cette dernière qui, après quelques flamboyantes années d'activisme, a vu aussi son appareil s'enliser dans une sorte d'autisme autoritaire où le leadership s'est de plus en plus rétréci jusqu'à s'identifier à la seule personne du secrétaire général. Au-delà des particularités individuelles, du style et du personnage des leaders, ce glissement invariable vers le statut inamovible de zaïm semble aussi structurel que pathétique. Il traduit, en profondeur, la passivité d'une base en proie à la précarité. La base de la CDT, provenant essentiellement du secteur public, a été depuis les années 80 rongée par l'inflation et le recul de son niveau de vie, alors que les perspectives d'emploi et de promotion dans ce secteur se refermaient de plus en plus. Paupérisation et déceptions politiques liées à l'expérience du “gouvernement d'alternance” ont isolé davantage l'appareil de la CDT et aggravé ses conflits et rivalités internes. La dérive du zaïmat et l'absence d'un véritable débat ont abouti à la nouvelle scission. Les conditions de base restant identiques, la FDT pourra-t-elle échapper à leur pesanteur ? Pour l'instant, le doute reste permis. Syndicat versus parti politique Les relations conflictuelles, dès l'origine, entre centrales syndicales et partis-matrices, semblent, à la lumière de ces données, tout aussi inévitables. En effet, la création des syndicats est pratiquement identique à celle des partis. La nature des structures et leur fonctionnement y sont aussi très proches. Cependant -est-ce paradoxal ?- les centrales syndicales semblent davantage vouées à l'exacerbation du modèle patriarcal au sommet de l'appareil et à la surenchère verbale, de type ouvriériste au sein de l'UMT et populiste au sein de la CDT. Le radicalisme du discours et des attitudes de façade est proportionnel à la fermeture et à la “clientélisation” de l'appareil qui n'est plus soumis à aucun débat ni à aucun apport venu de la base. De ce fait la tentation de jouer, en cavalier seul, dans l'arène politique, et notamment lorsque celle-ci se réduit à des jeux de marchandage avec le pouvoir central, devient irrépressible. L'autonomie tant invoquée du syndicat vis-à-vis des partis politiques ne reflète pas une autonomie syndicale à la base mais seulement une rivalité interne au sein de l'élite politique. Certes cela peut traduire des positions opposées, comme ce fut le cas avec l'UMT où, très tôt, une attitude plus “réaliste” et davantage portée au compromis a prévalu contre les attitudes jugées plus “aventuristes” des autres dirigeants de l'UNFP dans les années 60. A contrario, le leader de la CDT s'est longtemps prévalu d'une attitude plus “radicale” que celle de l'USFP, jugée trop conciliante avec le pouvoir. En réalité, les comportements réels ont été, dans un cas comme dans l'autre, plus fluctuants et les surenchères n'ont servi qu'à marquer les territoires et la force de pression de chaque appareil et de chaque leader dans un même jeu de rivalités et de marchandages. L'évolution économique et sociale du pays, sur fond de mondialisation et de remise en cause des anciens cadres sociaux, des anciens modèles et références, va-t-elle donner lieu à une véritable mutation du syndicalisme ? Lequel deviendrait alors plus authentique, davantage issu de bases plus instruites, plus autonomes, moins précaires et donc porteurs de pratiques plus modernes et plus rationnelles ? L'espoir n'est pas interdit.