Qui aller voir, Stati ou Stevie Wonder ? Que faire s'ils sont programmés en même temps ? Y a-t-il alors deux goûts distincts à satisfaire ? Et lequel d'entre eux devrais-je sacrifier ? Un sacré dilemme, plus complexe qu'il ne paraît à première vue, et qui déborde largement de la musique sur le politique. Oui, Stevie Wonder est le must de la modernité, c'est indiscutable, il vient d'être convié à la Maison Blanche ! C'est donc un symbole du bon goût. Mais prendre les choses ainsi serait une perception simpliste de la modernité, jusqu'aux touristes qui n'y verraient même pas un brin de carte postale. Le symbole est en effet marqué du sceau d'un univers musical à part pour qu'il puisse symboliser d'autres gloires que la sienne. Et Stati alors ? Lui mérite une petite leçon de choses. Dans le cadre d'un ensemble résidentiel disposant d'un espace culturel, j'ai organisé avec bonheur, des années durant, des rencontres avec des écrivains, des hommes politiques, des musiciens et autres artistes. J'étais timide dans mon approche de la culture marocaine et très impressionné par le goût des gens des villes impériales. Pour une communauté regroupant intellectuels, professeurs, médecins et architectes, la musique andalouse, même si elle ne m'enflammait pas, m'avait semblé alors le genre indiqué pour ouvrir le bal, cela allait de soi pour une élite du savoir. Il ne m'est resté qu'un pâle souvenir de ces soirées de gâteaux et de thé où les présents écoutaient bourgeoisement avant de regagner très tôt leur domicile. Un jour, le hasard m'offrit l'opportunité d'inviter Hâjja Lhamounia et sa troupe. Ce fut une soirée extraordinaire qui se termina très tard dans la nuit et ce fut pour moi une révélation. J'y pris conscience de la force d'un patrimoine, de l'adhésion qui se forgeait autour de lui. Je ne voyais autour de moi ni citadins ni ruraux, mais des hommes et des femmes entraînés par un rythme, envoûtés par un chant. Ce fut un tourbillon de bonheur, une unité scellée dans les faits et qu'aucun discours ou analyse ne m'avaient auparavant révélés. Je notai combien l'identité marocaine « moderne » était encore en formation, combien la tradition marocaine rurale, imprégnait avec force les esprits qui en semblaient les plus lointains. Le fellah ne pesait pas lourd qu'en politique, ses complaintes hantaient toujours les demeures bourgeoises des villes ! Depuis, ma lecture du Maroc moderne est traversée par des évocations telles que celle-ci. Je ne manquai pas d'y penser quand s'imposa à moi le choix entre Stevie Wonder et Stati. Je ne parle pas, il va de soi, de ma petite personne mais des larges franges de la population, de celles qui sont culturellement et politiquement significatives. On ne construit pas une modernité avec des images empruntées et factices, où nous sommes nous-mêmes au degré zéro de la conception, mais en prenant en main le champ culturel et en le modernisant dans un même élan que la population elle-même. Sinon on fait du spectacle, un point c'est tout. L'observateur étranger, auquel on veut prétendument complaire avec l'image d'un Maroc moderne, en important des artistes et un matériel flambant neufs à des prix astronomiques, oubliera Stevie Wonder et ne gardera en mémoire que l'immense public de Stati. C'est si facile d'acheter des images, on n'a même pas besoin de direction artistique pour ça, mais il est très difficile, par contre, de revoir et de refondre de façon critique le champ artistique local. Toutes choses égales par ailleurs, cela me rappelle le cas du régime algérien qui, pour mettre en place les bases de son développement, acheta des usines clés en mains, puis d'autres marchés en mains, dans le cadre de ce qu'on appelait pompeusement à l'époque les industries industrialisantes. Il avait oublié entre temps les petites industries locales, le secteur de transformation et plus grave encore l'agriculture. C'est-à-dire tout ce dont les locaux pouvaient s'occuper eux-mêmes et devenir ainsi de véritables managers. L'échec, on le sait, fut sans appel, au lieu de produire du développement on produisit de l'islamisme ! Qu'on se garde donc de voir dans les grandes scènes imposantes, belles et sophistiquées, malgré les monuments de la musique mondiale qu'elles accueillent et dont je chéris bon nombre personnellement, des pôles « culturants » si je peux me permettre l'expression. Ce sont les couches de la population pauvres et moyennes, celles démunies culturellement et aspirant au savoir, qui doivent faire l'objet de notre action culturelle. Elles sont le terreau où tous les maux peuvent prendre racine si l'on n'en prend pas grand soin. Il est temps de songer à les former au lieu de se contenter de les amuser et de les réduire, elles et les artistes populaires, aux rôles de comparses. C'est pour cela qu'il nous faut tous réfléchir sur la pertinence des manifestations culturelles et sur le sens à leur donner. Tant que nous n'aurons pas revisité notre tradition musicale et artistique, pour y puiser une expression spécifique commune à la majorité d'entre nous, nous n'aurons pas préparé le terrain fertile pour la création. Même si nous sommes en droit de butiner ailleurs pour notre plus grand bien, aucun détour ne nous épargnera cette nécessité vitale. Il convient plus que jamais de se méfier des choix stériles et dénués de réalisme inspirés par les salons mondains. Il ne faut se tromper ni de domaine, ni de priorité ni de population cible. Sans cette lucidité c'est une stagnation culturelle sans fin qui nous guette et présage une mort à venir. ■