Son dernier roman «Au Pays» campe un migrant au seuil de la retraite, non moins déboussolé. Tahar Ben Jelloun, qui vit en France depuis presque quarante ans, atteindra cette année l'âge dit de la retraite. Il aura 65 ans, et ce n'est sans doute pas un hasard si «Au Pays», roman du retour de l'émigré au village après une vie d'exil et de labeur, arrive aujourd'hui. Depuis son arrivée à Paris, en 1971, l'auteur a publié plus de trente ouvrages, surtout des romans et des nouvelles, mais aussi de la poésie et des essais. Il est devenu membre du jury du Goncourt en 2008, vingt et un ans après l'avoir reçu pour «La Nuit sacrée». Auteur à succès, il a pourtant ses détracteurs. Au plan littéraire d'abord, le critique Mohamed Boughali, que cite le dictionnaire des écrivains marocains, juge que l'œuvre de Tahar Ben Jelloun est la réponse à une sorte de «commande exotique». Il est vrai que, jusqu'à la catricature – bien écrite toutefois – Ben Jelloun se garde bien de décrire autre chose qu'un Maroc empli de clichés orientalistes occidentaux. Au plan politique, on se souvient de sa timidité face à la question du règne de Hassan II. En 2001, «Cette aveuglante absence de lumière», récit d'un rescapé du bagne de Tazmamart, sera boudé par la critique. Pourquoi ce livre si tardif alors que des témoignages sont apparus dès 1981 ? Alors que l'auteur était déjà une personnalité reconnue en France, qu'il collaborait au Monde et que le préfacier de son recueil de poèmes Hommes sous linceul de silence, Abraham Serfaty, croupissait dans les geôles marocaines ? Que dire encore de sa diatribe enflammée contre les intelectuels français et étrangers -sous prétexte de respecter la loi- en 1995, lors de la première loi Pasqua qui criminalisait l'aide aux migrants sans papiers ? Mais laissons ce Tahar Ben Jelloun là à ses positions ambiguës et remontons le cours du passé pour se souvenir d'un autre, plus inattendu, plus attachant : un jeune Ben Jelloun en travailleur social. En 1977 paraît au Seuil un extrait de sa thèse en psychologie sociale : «La Plus Haute des Solitudes». Ce livre qui n'est pas encore celui d'un écrivain, contient des témoignages de travailleurs maghrébins immigrés, tous dans la force de l'âge et en apparente bonne santé, mais qui souffrent de troubles affectifs et sexuels. Tahar Ben Jelloun va continuer sur ce thème dans un poème en prose : «La Réclusion solitaire», qui paraît presque au même moment. Il semble éprouver le même désespoir et la même solitude que ses compatriotes, brisés de l'intérieur, dont on ne veut rien connaître d'autre que leur force de travail. Et voilà que quarante ans plus tard, «Au Pays» renoue avec ce sujet sensible et dans une certaine continuité. Mohamed, le personnage central du roman, a atteint l'âge de quitter l'atelier où il a travaillé toute sa vie d'émigré. Homme simple, religieux, père de quatre grands enfants, il vit très mal l'échéance de la retraite. Cet homme pourtant posé n'a pas vécu les affres de l'acculturation. Le temps et son cortège de malentendus semblent avoir glissé sur lui. Peut-être a-t-il préféré oublier les souffrances des débuts ? Il place en revanche beaucoup d'espoir dans ses enfants qui, pense-t-il, vont perpétuer les valeurs traditionnelles qu'il leur a transmises. Il décide alors de retourner au bled, d'y faire construire une maison destinée à sa famille. Cette bâtisse immense et malhabile est à la mesure de sa générosité mais aussi de son idéalisme. Comme si les rêves de cet homme simple et illettré étaient restés confinés dans sa malle – la même qui, dans La Réclusion solitaire, tenait lieu de logis au migrant fraîchement débarqué – et que, déchargé des contraintes du travail, il ouvrait subitement ce bagage porteur d'espoirs fous mais que le temps a déconnecté de la réalité : la maison va rester désespérément vide. On devine l'angoisse de Mohamed, à l'heure de se choisir un destin pour leur vieillesse : «Où vais-je mourir ?». La malle ressemble aussi au cercueil qui fait le chemin du retour : «Non, s'insurge le jeune retraité, je ne rentrerai pas dans une caisse, non, je devancerai la mort et l'attendrai calmement au bled». Nul jugement de valeur, nulle comparaison entre la France et le Maroc dans ce livre. Le «pays» se situe très profondément dans le cœur de cet homme qui cherche à retrouver un chez-soi : moins un lieu géographique qu'une source intérieure qui donne un sens à l'existence. Certes le sujet est battu et rebattu depuis quelques années – depuis qu'«on» s'est aperçu que les immigrés vieillisent aussi… - mais un beau livre sur la vieillesse et sur ces gens, qui, au bout d'une vie, se retrouvent physiquement et mentalement ni d'une rive, ni de l'autre. ■