Samedi matin 14 février 2009, deuxième jour de la foire du livre et de l'édition de Casablanca. Il fallait s'accrocher, en ce matin de St-Valentin. Les seuls êtres réellement réveillés étaient les enfants. Autant le dire tout de suite: si on mesure le succès de ce salon au nombre d'enfants qui, tous en même temps, courent partout, tripotent tous les livres, hurlent, lisent, parfois, feuillettent, souvent… ce fut incontestablement un grand salon. A croire que tous les enfants de la ville se sont donnés rendez-vous là… et que les adultes ne se sentent pas vraiment concernés par le livre. Le SIEL était pourtant l'occasion idéale pour débattre de la lecture publique qui reste encore en deçà des besoins réels, selon les normes de l'Unesco. Dans une ville comme Casablanca, il n'y a justement pas vraiment de réseau de lecture publique. Pendant le salon, les directeurs des dix médiathèques ont participé à un séminaire de formation dans le cadre d'un «premier séminaire des bibliothécaires francophones du monde arabe», à côté de bibliothécaires Tunisiens et Libanais sous le thème «l'animation en médiathèque». C'est dommage de ne pas en avoir fait un évènement-phare de ce salon. Car malgré les chiffres triomphants de fréquentation -pendant une longue semaine entière encore heureux !- les libraires eux sont moins enthousiastes. On a beaucoup déambulé dans les stands, fréquenté les forums et les conférences, mais pas beaucoup acheté. A la décharge des acheteurs putatifs, aucune maison n'a cru devoir faire une ristourne significative sur les livres exposés. En temps normal, le livre est déjà hors de prix. Ici, ce n'est plus un livre, mais des livres qu'on aurait eu envie d'acheter. Envie seulement hélas. Donc ce samedi, dans l'espace Léopold Sedar Senghor, la discussion matinale du jour est consacrée à un écrivain marocain méconnu du grand public, mort récemment au Caire en juillet 2008. Richesse exceptionnelle Dans ces mêmes pages, il y a quinze jours, nous avions déjà dit toute l'admiration et le choc réel que provoquaient l'écriture et le personnage de Mohamed Leftah. Edmond Amran El Maleh qui n'a pas vraiment l'habitude de parler pour ne rien dire, a dit lui aussi toute son admiration pour l'écrivain. Mais personne n'a signalé que Mohamed Leftah avait dû s'exiler tant il était incompris et difficile de vivre ici. Faut-il donc toujours qu'il faille mourir pour que soudain on découvre qu'untel fut un grand écrivain ? Puisqu'on y est, disons tout de suite également, que dans l'ensemble, les plateaux des conférences et forums ont été d'une richesse exceptionnelle. Mais ne pourrait-on pas, trouver un système pour que les intervenants et le public ne soit pas troublés par les allées et venues incessantes et le brouhaha de la foule et des sonos. En disant cela, on est bien conscient que c'est la quadrature du cercle : être au plus près des gens et isolés en même temps. Mais encore une fois, la qualité des débats est telle que cela vaut vraiment le coup d'y réfléchir. Puisque tout le monde s'accorde à dire que «298 intellectuels et écrivains, dont 199 Marocains et 99 venus du monde arabe et de l'étranger qui se déplacent pour animer des rencontres-débats et des forums» ce n'est pas rien, autant les accueillir dans des conditions optimales, non? Ce serait décidément de mauvais goût de revenir sur la place finalement bien petite que l'invité d'honneur de ce salon a occupée : le Sénégal. On aurait aimé avoir une plus large palette de la production littéraire et de ceux qui la font vivre. Ce qui fait que cette discrétion de l'invité d'honneur a permis à la France de faire son SIEL, comme on dit faire son cinéma ! Conférences et tables rondes Les Français avaient donc choisi le célèbre Petit Prince ; «ça n'est certainement pas un hasard» proclamait-on de toute part. Heureusement, c'eût tout de même été le comble de faire autant de bruit autour d'un «hasard» ! Le Petit Prince était donc présenté comme un pont entre le Maroc et la France. Pourquoi pas ? Certes, ce début d'année 2009 consacrait la parution en arabe classique et en darija du Petit Prince. Une sorte de record : la 181ème traduction du titre! 2009 sera aussi l'année du 90ème anniversaire de la première liaison France-Maroc, avec le fameux premier vol du 9 mars 1919 entre Toulouse et Casablanca. Et l'on sait la carrière d'aviateur de Saint-Exupéry qui vécut 4 ans (sur 44) au Maroc dont il dit lui-même «les plus belles qu'il ait vécues». Celles dont on dit d'ailleurs qu'elles lui ont permis d'écrire le Petit Prince. Son désert étant directement inspiré des déserts marocains et… éthiopiens. Pas tout à fait le même coin. Et on dit tant de choses. Donc, puisque Petit Prince il y a, on en a eu pour son temps : spectacles, expos, conférences et tables rondes, animations, lectures et projections de films. Vrai que St Exupéry fut un type bien, un écrivain hors norme et l'inventeur d'un héros de conte universel. Mais fallait-il en faire autant ? Dans la lignée des animations pour la jeunesse, organisées par le salon, tous ces brillants esprits qui ont causé du Petit Prince n'auraient-ils pas pu plutôt animer des ateliers d'écritures? Les gamins qui étaient partout y auraient appris comment on fabrique une histoire comme le Petit Prince, les moments, les chûtes… Quand on sait comment sont faites les choses, on les respecte et on les aime un peu mieux. Alors, oui il y eut Atiq Rahimi, Goncourt 2008. On a l'impression que la France sarkosienne est étonnée encore elle-même, d'avoir autant d'audace en couronnant rien moins qu'un étranger lointain… qui a eu quand même le bon goût d'écrire en français. Bref tout ce SIEL fut une belle fête -il devrait y en avoir plus souvent- mais qui ne peut faire oublier : - Que les Marocains lisent très peu, (dixit les professionnels du livre); - Qu'environ 900 livres sont publiés dans le royaume chaque année depuis 2002, 70% en arabe et 20% en français, selon le ministère de la Culture ; - Que la moyenne générale d'une première édition ne dépasse pas les 1500 exemplaires. (à l'exception de quelques «best-sellers» comme «Tazmamart Cellule 10», d'Ahmed Marzouki, qui a été vendu à 25 000 exemplaires. Dans un pays de 30 millions d'habitants dont une bonne moitié est analphabète, et la moitié de cette moitié n'a pas les moyens d'acheter des livres, il reste environ 8 millions de lecteurs potentiels. «La situation est dangereuse et risque de conduire le Maroc vers l'obscurantisme». Le ministère dit que le projet d'ouvrir 4 000 bibliothèques dans les années à venir contre 500 actuellement dans tout le royaume, est toujours d'actualité. Il n'y a que la foi qui sauve. Et un peu quand même le SIEL, quelle que soit la façon dont on l'écrit… ■