La dernière livraison de la “Gazette du Maroc” portait un titre tout à fait bienvenu. C'était : “Du “Che”… au Cheikh”. Cela pouvait avoir pour sous-titre, tout aussi bienvenu, la déclaration d'un avocat à la barbe fournie, rapportée par un hebdomadaire de Casablanca, à propos d'un procès en cours : “c'est une mascarade qui rappelle les procès des gauchistes” . Ce serait malignité que de demander qui pouvait bien se trouver au milieu. Ou au-dessus. Mais il y a plus important, c'est la réédition des “Damnés de la terre” de Franz Fanon. Cet ouvrage a d'innombrables mérites, dont le moindre n'est pas de nous reposer les pieds sur terre, et de nous rappeler que le Maroc est aussi un pays africain, géographiquement, historiquement, et par une colonisation partagée. Né en 1925 à Fort-de-France, Franz Fanon était médecin-chef de l'hôpital psychiatrique de Blida, et il en avait été expulsé en 1957 pour s'installer à Tunis, et rester proche du GPRA (gouvernement provisoire de la république algérienne). Il est bon de rappeler au passage que le GPRA avait signé avec le Maroc, à propos du Sahara, un accord qui stipulait que les frontières héritées de la colonisation n'étaient pas opposables au Maroc. Franz Fanon est mort à New York d'un mal qui ne pardonne pas. “Les damnés de la terre” est un titre qui frappe les imaginations grâce à son cousinage avec les célèbres “forçats de la faim”. L'auteur a légué aussi deux autres ouvrages tout aussi essentiels, “Peau noire masques blancs” (Seuil-1952) et “Pour la révolution africaine” (Maspéro – 1961). Grâce à l'ensemble de ces œuvres, il a été le maître à penser de nombre d'intellectuels africains, de Tanger au Cap. A la fin des années 50 et au cours des années 60, cela a été l'honneur du Maroc de recevoir fraternellement à Rabat, où elle avait pignon sur rue, la CONCP qui regroupait les mouvements de libération des colonies portugaises. Que sont devenus les Marcelino Dos Santos, les Mario De Andrade et autre Aquino Méçias de Bragança. Autant en emporte l'aigle américain. Franz Fanon n'était pas qu'anticolonialiste. Sa pensée était consacrée au destin de l'homme noir qui peut être étendue à tout colonisé. Une des richesses de cette pensée est que le psychiatre n'est jamais loin pour avoir étudié la névrose du colonisé, et que le problème n'était pas seulement que le pouvoir changeât de mains, ce qui s'était avéré accessible. Cela n'a pas empêché le colonialisme de s'adapter et de s'affubler de multiples masques. C'est que la préoccupation tout aussi essentielle de Franz Fanon est la quête de l'authenticité chez l'être humain, débarrassé de toutes les oppressions. Et de toutes les aliénations. On peut par ailleurs se demander si les dégâts causés par le broyeur colonial chez les uns et les autres sont réparables, tant il est vrai que le racisme est l'un des aspects de la bêtise humaine. Dans “Peau noire masques blancs” Franz Fanon écrit : “le malheur de l'homme de couleur est d'avoir été esclavagisé. Le malheur et l'inhumanité du blanc sont d'avoir tué l'homme quelque part” . On peut ajouter que l'esclave est le frère du colonisé, et pour les deux “le blanc” est l'oppresseur. Il est intéressant de rappeler cette anecdote vécue à ses dépens par le grand poète antillais Aimé Césaire, dont le “Discours sur le colonialisme” (1955) est toujours d'actualité. Dans un compartiment du métro parisien, il se trouvait en face d'un ouvrier noir quand soudain il s'était senti submergé par la honte. Durant un long moment il avait regardé son compagnon avec les yeux d'un blanc. On ne peut pas ne pas citer ces quelques phrases de Franz Fanon extraites, de “Pour une révolution africaine”, écrites en 1961 et qui résonnent encore : “Système économique de référence, donc d'oppression, l'Occident se prévaut aussi de sa supériorité humaniste… Les Jaunes, les Arabes et les Nègres, aujourd'hui, veulent dire leurs projets, veulent affirmer leurs valeurs, veulent définir leurs relations avec le monde”. C'était malheureusement faire peu de cas de la cupidité qui habite les esprits. Pour tenter de garder Abidjan, Paris s'éloigne de Bagdad et dépêche le porte-avions Charles De Gaulle en Méditerranée orientale, tout en réactivant ses troupes stationnées à Djibouti, alors que d'autres sont déjà au Qatar. Les empires se fâchent, mais finissent par s'entendre. Par ailleurs, Walker Bush n'a pas opposé son véto à la signature du contrat juteux qui vient d'être signé entre l'américaine IBM et le français Dassault. Colonialisme pas mort. Et toutes les méthodes sont bonnes. Lors du premier choc pétrolier qui avait abouti au triplement du prix des matières premières, dont les phosphates, le Maroc avait envisagé de créer en faveur des pays africains un crédit-phosphates. Les Etats-Unis avaient alors étouffé le projet dans l'œuf en pratiquant le “dumping” sur leur propre or blanc. Il est difficile de l'oublier.