C'est un mausolée pour les morts de Tazmamart, ces jeunes gens enterrés sans sépulture après qu'on eut volé leur vie. Tazmamort est le récit digne, magnifiquement écrit, de leur vie et de leur mort, de leur formidable solidarité comme de ces moments où l'âme se fissure et livre ce qu'elle a de pire. ■ C'est parce qu'il n'avait nulle envie de raconter ces instants-ci qu'Aziz Binebine s'est refusé pendant longtemps à écrire ce livre. «Il fallait raconter les âmes à nu : certaines ne sont pas belles, d'autres sont belles et pas belles alternativement. Il fallait tout raconter ou ne rien dire», explique-t-il. Et puis, il y a trois ou quatre ans, le déclic se fait : «je me suis aperçu qu'on avait beaucoup parlé des survivants de Tazmamart, mais que personne n'avait jamais parlé des morts, dit-il. J'ai ressenti cela comme une injustice. Je voulais la réparer et rendre hommage à ces camarades qui sont morts dans des circonstances atroces». Aziz Binebine était un fringant officier de 25 ans quand il fut enterré vivant dans cette geôle au milieu de nulle part, lui dont le seul crime était d'avoir été au mauvais endroit au mauvais moment, un certain 9 juillet 1971. C'est un presque vieillard qui en ressortit 18 ans plus tard. Entre temps, pour soutenir ses camarades et s'aider lui-même, il devint le conteur de Tazmamart, se remémorant pendant des années les livres qu'il avait lus, en inventant d'autres au besoin. C'est ce don, entre autres, qui lui aura permis de tenir, en donnant un sens à une incarcération qui n'en avait pas : «vous vous demandez pourquoi ça vous est arrivé, explique-t-il. Quand vous avez une réponse, c'est beaucoup moins lourd à porter. Jusqu'à aujourd'hui, tous mes camarades qui ont survécu le reconnaissent : je les ai aidés par mes récits. Même ceux qui n'ont pas tenu, je les ai aidés le temps qu'ils étaient là ». Aujourd'hui, c'est sa propre histoire et celle de ses camarades qu'il raconte, avec une absence de rancoeur qui l'honore. De son père, qui l'a renié, il affirme : «Ce qu'a dit mon père ne m'a pas blessé. Il a dit cela parce que c'est sa nature. Il est comme ça : c'est un courtisan. S'il avait donné une autre réponse, cela m'aurait étonné. C'était comme ça, cela faisait partie de ce Maroc». Fragments de vie Concernant Hassan II, il affiche la même sérénité : «Je me suis convaincu, là-bas, que je n'avais pas le droit d'en vouloir, de haïr ou de juger quelqu'un. A quoi ça sert ? Hassan II est mort, moi je suis toujours vivant. Et puis, je crois en Dieu et dans le jugement dernier. S'il a fait des choses atroces, il en répond aujourd'hui ». Dans ce livre bouleversant, où Aziz Binebine prend soin d'épargner le lecteur en décrivant l'insoutenable avec infiniment de délicatesse, il nous livre des fragments de vie. «J'espère que ce livre arrivera aux familles, qu'elles sauront au moins comment sont morts leurs enfants, dit-il. Qu'elles sachent et que tout le monde sache que, parmi eux, il y avait des êtres exceptionnels. Mon but, dans ce livre, c'était ça : leur donner une sépulture et que les familles puissent faire leur deuil». Parmi ces fantômes qu'Aziz Binebine fait revivre avec force, on retiendra, parmi tant d'autres, la figure bouleversante de Boujemâa, le petit berger berbère qui se battit pour apprendre à lire et crut donner un sens à sa vie en intégrant une école d'officiers. Cette vie lui fut confisquée au moment où son rêve était en passe de se réaliser. ■