Le président du Centre Marocain de la Mémoire Commune et de l'Avenir (CMCA)revient sur le dossier des milliers de marocains enrôlés de force dans l'armée de Franco pour servir de chair à canon dans la sale guerre civile d'Espagne. La Gazette du Maroc : Compte tenu des quelques 70 années qui nous séparent de la fameuse guerre civile, il y a une question qui se pose avec acuité, c'est celle de déterminer exactement le nombre de victimes. Que compte faire le centre de la mémoire pour surmonter ces difficultés ? Abdesslam Boutayeb : Ce qui nous préoccupe aujourd'hui, c'est d'évoquer la question sous tous ses aspects : juridique, politique et scientifique. Le dossier est d'une actualité brûlante en Espagne, en témoigne la décision du gouvernement de M. Zapatero, de présenter le dossier à la justice et d'être prêt à en assumer les conséquences qui s'ensuivent. Par conséquent, avant d'écrire au Premier ministre marocain, au président du gouvernement espagnol, le juge espagnol Baltazar M. Carzon et aux associations juridiques espagnoles, en particulier les associations de défense des droits des victimes, nous avons procédé à des consultations avec les experts étrangers et les autorités marocaines, espagnoles qui n'ont pas trouvé d'objections à l'idée et la manière dont nous voulons traiter sur le dossier. A ce titre, je rappelle que l'International Center for Transitional Justice -qui est un centre qui traite des dossiers épineux tels que ceux-ci- a approuvé par une correspondance spéciale parvenue au centre de la mémoire. Il a même évoqué la possibilité de développer cette expérience dans tous les pays de la Méditerranée, en considérant que ce sont des pays qui connaissent de nombreux problèmes au niveau de la mémoire partagée. Quant à la question à proprement dite du nombre de victimes, elle sera facilement résolue - nous sommes maintenant dans le processus de préparation d'un colloque international sous le thème «les questions de la mémoire partagée entre le traitement juridique et légal, et le traitement politique, législatif et du développement - modèle de la contribution marocaine dans la guerre civile espagnole». Nous allons organiser les jours du 26-27-28-1er Mars un colloque international sur le sujet et qui va nous permettre de mettre à jour la partie cachée du dossier, notamment la détermination exacte du nombre de victimes. Allez-vous exiger l'accès aux archives militaires espagnoles dans le but de déterminer l'identité des Marocains qui ont combattu dans la guerre, dont beaucoup y sont morts? Nous sommes maintenant prêts à organiser un véritable colloque scientifique sur le sujet. Ce sont les résultats de ce symposium qui vont nous dicter des plans d'actions pour les travaux futurs. Sans oublier que de nombreux chercheurs -Espagnols, Marocains et Français- ont contribué à la Commission, et nous allons les écouter calmement et avec beaucoup d'intérêt en plus des victimes, de leurs parents et des témoignages des associations marocaines, espagnoles et internationales des droits de l'homme. Nous devons également suivre l'évolution du fichier au niveau judiciaire en Espagne. Ce que nous cherchons à faire comprendre à l'ensemble des victimes, de leurs parents ou de leurs avocats, c'est de ne pas trop rêver en ce qui concerne le volet financier pour ne pas tomber dans la course à la «compensation» et surtout que la loi sur la mémoire historique espagnole ne fournit pas de compensation matérielle. Jusqu'à présent, le Centre évite de s'engager dans ces approches simplistes. Le plus important est de connaître la vérité et d'éviter que de telles tragédies se répètent, en s'efforçant d'installer une géopolitique censée contribuer à la construction et la consolidation de relations saines entre l'Espagne et le Maroc. Votre évocation de nombre d'enfants qui ont disparu dans la guerre a déclenché un intérêt réel des ONG chargées de la défense des droits de l'homme aussi bien au Maroc qu'en Espagne. Quelle est l'histoire réelle de ces enfants? La nature des participants Marocains, leur incroyable nombre et les responsables de leur inscription au service militaire, soulèvent de grands points d'interrogation. Febral Salinas, par exemple, parle de 800.000 participants, Amine Rehani a évoqué 180.000 participants et les espagnols estiment entre 70 et 90.000 les participants soldats rifains. Cette différence frappante entre les différents chiffres montre que le nombre de participants a été important, surtout que l'Espagne a engagé des gens de la campagne, de la région d'Ait Bamran et du Sahara marocain. Et encore, nous ne parlons pas de ceux qui faisaient partie des armées régulières, n'oublions pas ces paysans et ces commerçants qui ont laissé les portes de leurs magasins grands ouverts et ont émigré en Espagne pour faire une guerre dont ils ne savaient rien. Ici, il est nécessaire de se référer aux avis formulés par Altazkani, Imam et exégèse renommé à l'époque coloniale -ses avis sont encore détenus par les Archives publiques espagnoles- qui se promenait dans les villages pour exhorter les gens à participer à cette guerre «contre l'Islam, même !». La pression a été telle, que certains villages ne trouvaient plus d'hommes pour abattre les moutons de la fête du sacrifice pour l'année 1937. La plupart étaient des jeunes et des enfants. L'histoire de ces enfants, comme la raconte ceux qui ont participé à cette malheureuse guerre, c'est également l'histoire des enfants de «la colonne pour Lalaima» qui était composée de plus de 10.000 gosses de moins de 12 ans. Ne s'agit-il pas là d'un crime contre l'humanité ? Vous avez envoyé des lettres à des responsables marocains et espagnols sur la question, ne craignez-vous pas que l'ouverture de ce dossier entraîne une énième crise politique entre le Maroc et l'Espagne, d'autant plus que le juge qui prend en charge le dossier est le même que celui à qui on a confié de poursuivre en justice des sécuritaires marocains accusés de dépassements au cours de la guerre du Sahara marocain? Nous avons adressé des correspondances à Abbas El Fassi, à Zapatéro et au juge du Tribunal national espagnol, Baltazar Garzon. Notre souci est avant tout de connaître la vérité et de réclamer justice pour les intéressés. Si cela peut contribuer à créer l'atmosphère propice à de nouvelles relations entre le Maroc et son environnement géopolitique, notamment l'Espagne, c'est tant mieux. A mon humble avis, il ne faut pas trop s'inquiéter pour l'avenir des relations entre le Maroc et l'Espagne, d'autant plus qu'à chaque fois que ce sujet est évoqué et surtout dans cette phase politique que connaît l'Espagne et qui est caractérisée par une sorte d'humilité par rapport à cette phase de l'histoire de ce pays, nous avons remarqué une disponibilité remarquable des espagnols sur cette question. L'environnement politique actuel est très opportun pour discuter de ces problématiques historiques qui handicapent les relations maroco-espagnoles, en particulier le dossier de la participation à la guerre civile, mais également des gaz toxiques avec lesquels on a exterminé la région du Rif et ses montagnes, et de l'avenir de Sebta, Mellilia et de tous les territoires colonisés. Ce sont des dossiers délicats et complexes mais il est temps de les résoudre pour l'avenir de ces deux peuples condamnés à un voisinage éternel.