Les lieux qui symbolisent l'histoire du Maroc se comptent par centaines voire en milliers. Ces lieux multiples, moments privilégiés de notre histoire sont au mieux laissés à l'abandon, au pire complètement saccagés. Pourquoi les marocains sont-ils si peu amoureux de leur mémoire collective ? Vaste débat ! Monuments en ruine, musées déserts, murailles rasées, sites laissés à l'abandon, le triste spectacle de ces lieux de mémoire oubliés fait partie de notre quotidien. Pas besoin de traverser tout le pays pour constater de visu l'ampleur des dégâts. Le constat est sans appel : les marocains n'ont aucun respect pour leurs lieux de mémoire. Normalement, la relation privilégiée avec les lieux est une preuve tangible du passé, les hommes passent et meurent. Les générations sont mortelles, mais les monuments, les vestiges eux, perdurent. Une société vit aussi grâce aux lieux qui la représentent, et qui sont le produit de son histoire. Elle dure à travers ces lieux. Pourquoi les marocains sont-ils si peu soucieux de leur mémoire collective ? Les explications ne manquent pas, le professeur Hamada Bekouchi explique cela par le fait que les marocains ont toujours entretenu une relation conflictuelle avec leur passé. «Nous avons toujours préféré faire référence à un passé «glorieux» basé sur une conception quelque peu fantaisiste de l'histoire se contentant de la version officielle qui ne livre que des chiffres et des dates de rois et assimilés. Il n'y a pas de réflexion en profondeur sur cette question». Pour lui, l'identité est sans aucun doute une notion problématique parce que rien n'est figé, intangible. «Mais comme on a souvent un rapport non pas intellectuel d'abord, mais charnel à notre pays, à la patrie, aux lieux, l'identité nationale, c'est cette part qui nous rattache à quelque chose de plus immuable que notre petite personne : à des valeurs qui nous dépassent, à des héritages, à des lieux chargés d'histoire, car l'identité c'est d'abord la permanence dans le temps de l'acceptation d'un passé commun». Selon le psychiatre Omar Battas, «autant le marocain cultive le souci de mémoire individuelle jusqu'à magnifier son passé, les lieux qui ont marqué son enfance, autant il a la méconnaissance totale et l'ignorance sans complexe de ces lieux qui constituent le socle de la mémoire collective». Ce qui est paradoxal, c'est que c'est dans la société et dans les lieux collectifs que, normalement, l'homme acquiert ses souvenirs, qu'il se les rappelle, qu'il les reconnaît et les localise dans la mesure où notre pensée individuelle participe à cette mémoire collective. Le professeur Hammada Bekouchi abonde dans le même sens, puisque pour lui, «la préservation de la mémoire chez les marocains pêche par le fait que l'on fait l'apologie des hommes, mais qu'on oublie trop souvent les lieux qui ont fait l'histoire du pays. Le pire, c'est que cette histoire ne s'attache qu'à magnifier les faits d'armes de tel homme politique ou tel roi sans qu'on ait le courage d'en reconnaître les errements. On a pourtant besoin de ces lieux pour recomposer une image du passé qui ne soit pas forcément du domaine de la nostalgie mais qui s'accorde avec les nécessités de notre présent, de notre existence en tant qu'être social, de notre identité ». Une petite précision cependant, les lieux de culte échappent à ce tableau pessimiste. Autant les monuments historiques et autres remparts servent de squat aux clochards et aux chats, autant les marabouts et les mausolées sont l'objet d'une vénération certaine. Saints juifs et «walis» musulmans sont logés à la même enseigne. C'est d'ailleurs en connaissance de cause qu'un obscur auteur des années 50 avait intitulé son ouvrage, «Maroc, le pays aux 500 saints». A travers notamment le récit de la vie que nous fournissent ces lieux. Les souvenirs de ce groupe s'appuient bien sûr sur des cadres précis, spatiaux et temporels. Dans ce cas, la mémoire collective s'appuie sur un temps reconstruit dans lequel on situe des évènements fondateurs : le Mouloud pour des saints comme le Cheikh El Kamel de Meknès ou la hilloula pour Rabbi Amran Bin Diwane de Ouezzane. Des évènements qui expriment au mieux l'essence de la communauté des fidèles. Les localisations sont focalisées sur la tombe d'une personnalité dont on a largement reconnu la sainteté à partir de faits spirituels avérés ou tout simplement de souvenirs apocryphes et d'histoires légendaires. Le pèlerinage effectué autour des sept saints de Marrakech, pour ne prendre que cet exemple suit un tracé spatial qui longe les murailles de l'intérieur et qui nécessite un temps d'arrêt auprès de chaque marabout. Ces lieux de mémoire collective spirituelle ne sont pas forcément chers aux personnes pétries de soufisme, le marakchi lambda invoque souvent la baraka des sept saints sans forcément adhérer à une quelconque croyance. Au-delà de cette image d'Epinal sur le patrimoine culturel du pays, les lieux de mémoire peuvent être réellement au service de l'économie du pays. Bien exploités, ils pourraient constituer pour le pays une manne inespérée. Comment ? La charte de Malte sur le tourisme culturel le définit comme «un tourisme dont l'objectif est, entre autres, de découvrir et d'apprécier les monuments et sites historiques, à savoir le patrimoine culturel bâti (mobilier et immobilier), mais aussi les paysages culturels, dans les destinations touristiques et de faire l'expérience des lieux et des activités qui reflètent authentiquement l'histoire culturelle des communautés d'accueil». Régions sinistrées Jusqu´à présent, ils ne sont pas nombreux les responsables et autres ministres du tourisme qui se sont triturés les méninges à réfléchir à la question. Il y a bien des initiatives individuelles mais qui ne peuvent déboucher sur du concret en l'absence d'un coup de main officiel. On peut citer le travail effectué par la Fondation Mchiche Alami, qui se démène depuis plusieurs années pour tenter de mobiliser des partenaires de l'idée d´un tourisme culturel générateur de richesses et d´emplois du moins sur la région du Gharb. Atout majeur de cette région, les nombreux sites et villes historiques, préromains, romains et islamiques qui n'attendent que le coup de pouce financier salutaire pour devenir un passage obligé pour touristes. En collaboration avec de nombreux partenaires, la Fondation tente de favoriser la sauvegarde et d'assurer la conservation et la mise en valeur de cet aspect privilégié du patrimoine marocain que représentent les sites et les monuments du Gharb. Le tourisme culturel peut donc déboucher sur le développement durable d'une région et concourir non seulement au maintien de la mémoire collective, mais il peut aussi générer des bénéfices économiques pour l'ensemble des populations d'une région sinistrée pour ne citer que ce cas. «En tout cas, ces lieux accroissent et enrichissent notre être individuel de tous les aspects socio-politiques que nous empruntons aux autres hommes» pense Battas qui conclut «ce qui serait salutaire, c'est que l'on apprenne aux jeunes le respect de ces lieux de mémoire, que le gouvernement, la société civile, les intellectuels travaillent à leur sauvegarde, mais comme il n'y a pas de mémoire sans intelligence, c'est-à-dire sans travail de la conscience, il faudrait peut-être s'inspirer du travail remarquable de l'IER. Une IER consacrée aux lieux de mémoire, pourquoi pas» ? 3 Questions à Hamada Bekouchi Professeur à la Sorbonne «Nous avons une relation conflictuelle avec notre passé» La Gazette du Maroc : On parle souvent de lieux de mémoire mais on saisit mal la véritable signification du mot. Qu'est-ce donc qu'un lieu de mémoire ? Bekouchi : Un lieu de mémoire n'est pas forcément un espace ou un monument, le sens du mot va de l'objet le plus matériel et concret, éventuellement géographiquement situé tel qu'un monument, un musée, un site historique, mais il peut également s'agir d'un personnage important, des archives, ou même d'une devise, d'une institution. Ne devient lieu de mémoire que l'espace, le monument ou l'institution qui échappe à l'oubli, grâce à l'intérêt que lui accorde une collectivité non seulement par son affect, mais également par des actions de préservation concrètes. Pourquoi les marocains sont-ils si peu soucieux de leur mémoire collective ? Nous avons une relation conflictuelle autant avec notre passé qu'avec notre présent. Le marocain a toujours préféré faire référence à un passé «glorieux» basé sur une conception quelque peu fantaisiste de l'histoire, se contentant de la version officielle qui ne livre que des chiffres et des dates de rois et assimilés. Le passé est idéalisé et le futur est doux et coloré. Il n'y a pas de réflexion en profondeur sur cette question. Est-ce pour cela que nous semblons toujours manquer de repères ? La mémoire collective se construit, se consolide par l'information, l'éducation, le débat, la polémique, la contestation, le tout bien évidemment, écrit, sans la réduire aux seules archives de l'Etat. Il y a une difficulté très grande, dans cette période de transition, à trouver des repères, à ne pas se sentir perdu. Le sentiment d'appartenance à un passé commun sert à cela aussi. Comme je crois que l'identité est quelque chose d'évolutif, qui n'est pas fixée une fois pour toutes, il est toujours bon de revisiter notre passé à chaque fois que c'est possible même si cela n'apporte pas forcément de bonnes nouvelles. L'essentiel, c'est qu'à chaque fois que les Marocains maîtrisent bien leur mémoire collective, ils ont plus de chance d'appréhender l'avenir et de vivre pleinement le présent.