Insultes, blasphèmes et injures : la violence du langage est partout. Le phénomène n'épargne aucun lieu, aucune couche de la société. Retour sur un phénomène en expansion. Voleur, escroc» ! «Vendeur de tord boyaux, hypocrite, faux musulman» ! Cet échange trivial n'a pas eu lieu entre deux chiffonniers dans un quelconque marché aux puces mais plutôt entre deux représentants de la nation. Dans l'enceinte vénérable du parlement, le maire de Fès Hamid Chabat et le numéro deux du PJD, Abdelilah Benkirane réglant leurs différends idéologiques à coups d'insultes et d'injures. Une joute oratoire qui ne semblait d'ailleurs pas émouvoir outre mesure les autres députés, la bagarre verbale n'ayant d'ailleurs pas eu d'autres effets que d'amuser l'assistance. Cette scène peu banale dans un lieu aussi peu banal est devenue pourtant la règle dans tous les lieux publics. Dans le bus, à la gare et même sur les colonnes des journaux, la violence verbale, l'insulte font désormais partie du registre langagier quotidien. L'insulte, le gros mot, le juron qui rendent compte d'une transgression s'imposent malgré les codes, les interdits d'une société à la morale à fleur de peau. De plus en plus de personnes usent à satiété de ce langage trivial, une activité langagière hors norme qui est devenue aujourd'hui une constante. C'est à qui insultera le mieux et le plus rapidement. Autrement dit : Dis-moi comment tu insultes, je te dirai qui tu es. C'est comme si les gros mots avaient fini par avoir une propriété purgative réelle, leur explosion traduisant un soulagement plus ou moins intense, voire même une forme de plaisir pervers quand on voit avec quelle délectation ils sont parfois prononcés. Savoir comment le lexique peut être violent, c'est d'abord comprendre en quoi consiste cette violence, car il ne peut y avoir de violence que dans le cas d'une contrainte. Est violente une force qui outrepasse des limites, qui transgresse des normes qui sont les mêmes pour tous, une règle ou un ensemble de normes communes. Or en quoi et en quelle situation, les gros mots, les injures, l'insulte, le discours peuvent être violents ? Les lieux : la rue, le café, l'administration, la violence des mots ne choisit pas son espace. Celui qui vous insulte peut détenir un pouvoir, c'est le cas d'un homme d'autorité, dans un commissariat, il est courant de se faire traiter de tous les noms, un patron ou un supérieur hiérarchique peuvent également avoir l'insulte facile mais d'une manière générale, à chaque situation, à chaque endroit, la conjoncture peut vous mettre en face d'un personnage qui manie la violence verbale avec dextérité. Quand cette violence n'est pas tout simplement servie par une presse en mal de sensations fortes. Femmes, premières victimes «J'ai fait le tour des commissariats, j'ai rencontré pas mal d'assistantes sociales et c'est toujours la même chose : on me demande si mon mari me battait, si je portais encore des traces de coups. Comme mon mari n'utilise pas la cravache et qu'il s'abstient toujours d'en arriver aux mains, mon cas ne semble intéresser personne. Pourtant, les insultes et les injures qu'il me sert au quotidien sont pires que les coups». Rabéa fait partie de ces femmes dont la violence verbale a transformé la vie en enfer. Une violence verbale qui est souvent plus difficile à déceler. «Dans le quartier populaire où je vis, il y a des femmes qui se sont habituées à cette violence verbale et pour qui les insultes ne sont pas perçues comme de la violence. Ça ne semble pas les toucher outre mesure. Tandis que pour la majorité d'entre nous, ces mots terribles sont synonymes de souffrances, d'humiliation au quotidien». Rabéa qui n'a pas un niveau d'instruction élevé est pourtant bien décidée a ne pas se faire traiter de tous les noms. Si elle tient à garder son couple et à ne pas jeter ses enfants à la rue, la jeune femme estime que les sorties intempestives de son mari risquent de traumatiser ses enfants terrorisés par ces insultes servies sur fond de menaces. Même si cet aspect particulier de la violence à l'encontre des femmes est souvent occulté par la pratique des coups, la violence verbale fait souvent partie des raisons pour lesquelles, les femmes s'adressent en dernier recours à des associations de défense des droits de la femme. Selon une enquête récente de la Ligue Démocratique des Droits des Femmes sur la violence, les questions de violence contre les femmes représentent plus de 80% de l'ensemble des dossiers soumis aux services de la LLDH et au Réseau des centres d'écoute et d'orientation juridique et psychologique Injad. Concernant le rapport entre le niveau d'instruction et les risques de violences, les femmes analphabètes sont les premières victimes avec un total de 692 cas de violences économique, juridique, physique, psychologique et sexuelle contre seulement 78 cas pour les femmes universitaires. Dans cette catégorisation, on place souvent la violence verbale dans les cas de violence psychologique. Les jeunes aussi Nonobstant, ces cas extrêmes, la violence verbale contre les femmes peut revêtir des formes plus sournoises: «Dès que vous mettez les pieds dehors, il faut se boucher les oreilles. Il n'y a pas un lieu, du moins à Casablanca où je vis, où je ne suis pas contrainte d'entendre des insanités, voire des mots obscènes. Une femme ne peut se promener, marcher dans la rue sans être harcelée de la manière la plus triviale qui soit. Cela va des insinuations les plus salaces aux mots grossiers qui évoquent toujours la sexualité» s'indigne Leila une journaliste dans un hebdomadaire de la place. Chez les jeunes, la tendance à l'obscénité du langage serait plutôt naturelle, elle fait partie d'un processus de révolte qui semble incontournable. Dans la chanson, dans les compositions qui marquent le rap, le raï mais également dans le langage de tous les jours, on retrouve des termes fortement réprouvés par la morale ambiante. «Les jeunes sont de plus en plus violents. Cela se traduit également dans les mots. Tous les enseignants vous le confirmeront, ces jeunes utilisent un langage de plus en plus débridé, marqué par l'utilisation à profusion de gros mots, d'obscénités de tout ordre et de plus ils ne se soucient plus de leurs interlocuteurs. Ceci dit, il ne faut pas trop leur en vouloir ; à mon avis, il s'agit là d'un phénomène naturel et qui était prévisible», précise Nikes Rachid, un enseignant de français dans un lycée de Mohammedia. Le pédagogue ajoute que le manque d'activités culturelles, sportives voire de manifestations en tout genre ne permet pas à ces jeunes de se défouler, d'exprimer une révolte naturelle exacerbée par des lendemains incertains : «Difficile de tenir en laisse des futurs bacheliers qui savent que de toutes les façons, le chômage et l'exclusion les attendent à la sortie. Du coup, leur seule bouffée d'oxygène reste cette violence verbale qui s'exprime dans l'enceinte scolaire. Malheureusement, nous autres enseignants, nous sommes relativement désarmés devant cette violence du discours à laquelle nous n'avons pas toujours les réponses adéquates». Chute des valeurs Pourquoi cette recrudescence de la violence verbale ? On fustige souvent cette guerre des gros mots en mettant en parallèle la chute des valeurs. Qu'est-ce qui permet de mettre cette «guerre des mots» sur le compte de cette chute des valeurs ? En d'autres termes, qu'est-ce qui permet de dénoncer comme des violences un certain nombre de comportements verbaux, considérés par les intéressés comme de simples jeux de mots sans conséquence ? «Je ne vois pas ce qu'il y a de mal à utiliser des mots obscènes, à jouer de la vulgarité entre nous. Vous mêmes, quand vous étiez plus jeunes, vous avez largement usé de ce langage. Pour notre part, c'est notre façon de lutter contre l'hypocrisie ambiante» s'indigne Rafik, un jeune lycéen de Casablanca. Qui estime «préférer faire exploser les mots que de se faire exploser». Allusion à peine voilée au discours salafiste qui a fait du combat contre «le discours dépravé de la jeunesse marocaine» l'un de ses principaux chevaux de bataille» Ce qui nous ramène à une autre forme de violence verbale, à un autre type de discours violent qui fait référence au registre religieux. Un discours également fortement marqué par la violence se référant à des normes de vérité, de justice qui dans l'esprit de ses défenseurs ont été dépassées, ignorées, négligées voire même rejetées, par une société «impie». «Quand on s'astreint à suivre les préceptes religieux, c'est-à-dire faire sa prière, méditer les textes religieux, opérer un travail sur soi, on ne peut plus se permettre d'injurier, de blasphémer ou d'insulter les gens. Par contre, si vous mettez les pieds dans un bar, vous risquez d'en entendre de toutes les couleurs», fait remarquer l'imam d'une petite mosquée de Derb Ghallef. Dans ce cas d'espèce, le discours violent peut être au service d'une violence politique, morale ou religieuse. Le discours sert alors une violence dont la raison d'être est à chercher dans le mépris de la liberté de l'autre, de sa liberté de pensée, de culte aussi. Un discours qui impose ses exactions et ses débordements sous couvert d'un respect scrupuleux des valeurs. C'est notamment le cas des salafistes et des socialistes qui s'entredéchirent par presse interposée s'accusant mutuellement de tous les maux. L'intégrisme de la gauche étant tout aussi sulfureux que celui des salafistes. En politique, à chaque époque , on a eu recours à la violence du discours pour imposer des réformes impopulaires, de couvrir des exactions, de s'octroyer plus de pouvoir, de dévoyer l'intérêt d'un projet en faisant jouer des peurs ancestrales, de divertir de l'essentiel en mettant l'accent sur le conjoncturel etc… Derrière cette violence verbale se cachent souvent des problèmes de fond, car cet écart est souvent une réaction à des frustrations, elle représente dans bien des cas un simple symptôme. Malaise «dans certaines situations, la violence envers autrui tend à priver celui-ci de tout contrôle de la situation. La conjoncture dans laquelle la violence verbale réussit le mieux est celle qui permet à celui qui l'exerce d'intimider l'autre, de le faire adhérer à l'opinion de celui qui exerce cette violence. Ainsi des mots que l'on jette à la figure de quelqu'un peuvent le persuader de sa propre stupidité et de la nécessité pour lui d'accepter cette opinion», ajoute Battas. Pour le psychiatre cité, de toutes les façons, cette recrudescence de la violence verbale est somme toute naturelle dans toute société en transition : «Les changements sont tellement rapides qu'ils génèrent un malaise réel. Une des façons de gérer ce malaise peut être cette violence verbale. Face au neuf, au nouveau, les gens ne sont pas bien armés pour trouver des réponses adéquates à leurs inquiétudes, alors ils peuvent répondre par la violence, qui, elle, revêt alors plusieurs formes On peut alors constater la violence des mots en politique mais également entre les gens dans l'espace privé ou la rue». Il rappelle que la violence verbale n'est pas propre à notre époque comme elle n'est pas l'apanage d'un groupe donné. Une surenchère verbale qui n'épargne d'ailleurs pas la presse, où le moindre petit incident est monté en épingle, où une simple manif peut se transformer en intifada, un meurtre en carnage et un accident en catastrophe. Médias Sans compter un exercice devenu familier: les colonnes des journaux sont devenues des espaces privilégiés pour une corrida des mots qui usent à satiété de l'insulte. On règle désormais ses comptes par chroniques interposées. Malheureusement l'exercice semble plaire au chaland. Dramatisation, surenchère à la violence des images véhiculées par la télévision succèdent à celle des mots. Pour Battas, «il y a une certaine fébrilité médiatique à guetter des phénomènes sociaux mineurs et à les dramatiser. Comme on n'est pas outillé pour traiter des phénomènes nouveaux, on préfère les monter en épingle. Ce qui vaut pour la société vaut pour les médias. Des questions complexes telles que le terrorisme sont posées aujourd'hui et la violence verbale qui sert à les qualifier traduit une anxiété réelle qui révèle un manque de visibilité autant sociale que politique». Devant ce spectacle de la guerre des mots, elle-même intégrée dans un cadre plus large de guerre des intérêts, la sociologie, l'anthropologie voire la philosophie auraient certainement leur mot à dire. Malheureusement, ces disciplines ont depuis longtemps et pour d'obscures raisons politiques, déserté le campus universitaire. Gros mots, insultes et injures Morceaux choisis Une scène devenue parfaitement classique, une femme qui se fait bousculée dans un bus se fait copieusement insultée par un jeune garçon. Tout y passe, des insinuations les plus sournoises aux injures les plus triviales. Dans ces morceaux choisis, le gros mot représente une expression grossière, crue, obscène, parfois même scatologique, qui égratigne fortement la pudeur, en s'affranchissant notamment des codes de politesse. Le gros mot a souvent recours au registre sexuel. L'insulte, elle, a pour fonction essentielle de déstabiliser une personne, de la faire douter de ses capacités physiques ou morales, bref de la rabaisser. Sa connotation agressive est très marquée : «espèce d'âne», «con», «attardé», «schizo» sont une représentation morale et psychologique qui dégrade l'image de l'autre, qui cherche à le blesser. Le juron, lui, a pour objectif essentiel de... jurer, de prononcer le nom de Dieu ou ceux de ses envoyés dans des formules blasphématoires.