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Les travailleurs de la rue : 24 heures dans la vie d'un cireur
Publié dans La Gazette du Maroc le 09 - 04 - 2007

Au Maroc, le métier de cireur de chaussures est une véritable institution qui obéit à des règles et des codes inscrits en filigrane sur le macadam des jours, unique lieu de travail de plusieurs milliers de Marocains. Cirer les pompes des autres peut faire vivre son homme, sauf que ce type de boulot ne va pas sans désagréments. Les cireurs que nous avons rencontrés fument beaucoup, picolent sec, sont des adeptes du cannabis, ne rechignent pas devant d'autres lubrifiants sociaux pour supporter des journées interminables, accroupis à faire reluire les chaussures des autres. Sans oublier d'autres intempéries de la vie dans la ville, entre rafles à répétition, bagarres, vols, agressions et humiliations. Bref, la vie d'un cireur est un enfer. En voici quelques aspects.
Contrairement aux idées reçues, la vie d'un cireur est remplie d'imprévus. Les jours ont beau se suivre, ils ne se ressemblent jamais. Pendant une semaine, nous avons partagé à des heures différentes, le quotidien d'une tranche des plus marginalisée. Nous avons écouté plusieurs récits sur des rêves avortés, des histoires d'hommes livrés à l'humiliation de faire reluire les pompes des autres, avec toutes les connotations que la société, a collées à ce métier dont nous ignorons tout. Parce que, comme l'a dit notre guide Abderrahim, «pour savoir ce qu'est la vie d'un cireur, il faut être un cireur». Autrement dit, tout le reste, ce que vous pensez, ce que vous croyez voir et comprendre, relève tout bonnement d'une vue de l'esprit.
Abderrahim dit avoir 35 ans. Il en paraît cinquante. Va savoir pourquoi le temps s'est-il imprimé avec insistance sous la peau d'un tel bonhomme. Lui-même donne une explication toute logique à son vieillissement prématuré : « le soleil, mon frère, le soleil ne fait pas que du bien, j'ai dû emmagasiner un surplus de vitamine D ». Non sans ironie, il fait un pied de nez au sort. Et comme dirait un écrivain albanais, qui répond au nom d'Ismaël Kadaré, le soleil n'est pas bon pour les Droits de l'Homme. Quoi qu'il en soit Abderrahim commence sa journée très tôt le matin, mais cela dépend de la veille et de la façon dont la nuit a été bouclée : «Je commence vers 6 heures du matin, mais si je dors tard, et cela m'arrive souvent, il faut attendre 10 heures pour me voir arriver avec ma chaise en bois et ma boîte à cirage». Et quand le travail débute, c'est à la chaîne, sans la moindre interruption. Et cela pourrait durer jusqu'à minuit et parfois, pour certains amoureux de la nuit, jusqu'à la fermeture des bars. «14 heures; 16 heures de travail pour gagner 50 dhs et parfois 100 dhs jour. Mais il faut manger, acheter mon tabac, mon café et le reste. » Le reste : 30 dhs de haschich, une bouteille d'un alcool anisé qui tord les boyaux et pourquoi pas « payer une fille pour cinq minutes dans une salle de cinéma du coin.» L'équation est toute simple : au moins 70 dhs de frais journaliers, il faut croire qu'Abderrahim s'en tire à bon compte. Si l'on prend en considération qu'il loue une chambre sur une terrasse à l'ancienne médina avec trois autres larrons, tous cireurs. «Je m'en sors très bien. Je paie 300 dhs de loyer de la chambre et pour le reste, je me débrouille. Parfois, le marchand de sandwichs me passe un cornet de frites et quelques restes de sandwichs. Mais je ne me plains pas. Je préfère cirer les chaussures que me retrouver obligé de vendre du haschich, du karkoubi ou voler à l'arraché dans les rues.» Cela fait huit ans qu'Abderrahim est cireur, un statut social comme un autre puisque : «je travaille honnêtement et je sue pour manger. Je ne vole personne et c'est tant mieux si les gens s'entraident, parce que chacun peut cirer ses chaussures chez lui, mais moi, je sais que c'est un geste de charité aussi et d'aide ». À trois dirhams, parfois 3 dhs cinquante ou une pièce de 5, à raison d'une vingtaine de clients par jour, ce n'est pas assez « mais Alhamdou lillah ».
Gangs, guerres de territoires et autres
à côtés
La vie d'un cireur n'est pas rose. Elle est pour ainsi dire grise la majeure partie de la journée avec quelques éclaircies de temps à autre. Avec deux constantes: les cireurs n'aiment ni le soleil ni la pluie. Comme ce sont des travailleurs de la rue, les aléas du climat ne sont pas compatibles avec leurs modes de vie. «Le grand problème, c'est de se faire embarquer par la police. Je comprends que l'on dise que nous défigurons le paysage, mais c'est mieux que de se droguer et d'attaquer les gens dans la rue. La police ne voit-elle pas que tout ce que nous voulons, c'est gagner notre vie sans problèmes et dignement. Nous sommes considérés pires que de la merde, pire que des déchets de la société, pourtant, mon frère, j'ai été à l'école, j'ai fait ce que j'ai pu, j'ai travaillé dans des usines et finalement, après une arrestation pour vol, j'ai décidé de ne plus jamais remettre les pieds dans une cellule. Alors, je cire les chaussures et je rase les murs». Aziz a 32 ans, père de deux enfants scolarisés qui vivent du dur labeur de leur père. C'est ce qu'on appelle un miracle urbain. Comment peut-on, dans ce Maroc d'aujourd'hui, où les mieux lotis disent s'en sortir avec difficultés, réussir ce coup de force d'avoir une femme, deux enfants, un toit ? Aucun économiste n'a prévu un tel pari devant l'inéluctable rouleau compresseur de la vie. Pourtant Aziz fait lui aussi figure de héros urbain : «Je loue une chambre à Ben Jdia pour 1000 dhs le mois. Avec les frais d'eau et d'électricité, cela me revient à 1200 dhs. Ma femme travaille comme femme de ménage. Elle gagne 50 dhs par jour. À nous deux, on s'en sort très bien et on s'est fait à la simplicité de la vie. Nous mangeons que des tajines de légumes et des fois du poisson ou de la volaille. La viande, c'est pour l'Aid El Kébir. 300 DH c'est suffisant pour vivre décemment sans faire la manche ». C'est ce qu'on appelle une grande leçon de vie donnée par un citoyen honnête qui trime 16 heures par jour et peu importe le drapeau qui flotte sur sa tête, cet homme est en règle avec lui-même.
Ses craintes sont d'ordre humain : «les gars qui cirent les chaussures se cherchent des noises pour une place, un client, une cigarette ou alors juste pour une mauvaise blague. La bagarre éclate, et cela se termine dans le sang la police débarque et c'est le début d'un nouveau cycle de peur parce qu'on n'a plus un endroit pour travailler.» Les cas de mauvaises bagarres sont nombreux devant les services de sécurité de la ville. Toujours le même motif : le territoire. Alors, comme nous l'a expliqué un officier de la police de Casablanca, c'est le danger des gangs qui nous préoccupe: «Il y a eu des cas de meurtre par vengeance, parce qu'il ne faut pas perdre de vue que pour ces gens, ce travail est une survie. Nous en sommes conscients». On comprend alors la peur d'Aziz qui décrit son monde comme une espèce de petite maffia avec des codes, des règles, des alliances et beaucoup de magouilles.
Entre débrouillardise et tricheries
Les habitués du cirage de pompes dans la rue le savent : il faut exiger la marque Kiwi pour protéger le cuir de ses chaussures et avoir un lustre de bonne facture. La marque Phébus est reléguée aux oubliettes, mais là d'autres marques de fabrications chinoises ont fait leur apparition. Problème, les clients sont très regardants. Alors Aziz nous explique ce que les cireurs ont trouvé pour parer à cette éventualité : « On ne peut pas acheter des boîtes de cirage Kiwi, cela revient trop cher. Alors on garde tous les emballages Kiwi vides et on transvase le cirage chinois dedans. L'emballage, c'est du Kiwi, le cirage du chinetoque. Le client n'y voit que du feu». Et Aziz qui nous a montré où il crèche avec sa famille (adorable enfants, propres et tranquilles dans une petite chambre avec Téléviseur et terminal numérique) nous ouvre un carton où des boîtes Kiwi vides sont entassées en attendant d'entrer en lice pour remplir leur fonction de cirage haut de gamme frelaté: « Non, je ne triche pas, mais il faut des astuces pour mieux gagner sa vie. Croyez-moi, le client ne fait pas attention à cela. L'essentiel, c'est d'avoir les pompes luisantes ». C'est vrai, mais le cuir fout le camp avec cette marque chinoise, c'est ce que beaucoup de cireurs avouent avec facilité. Aziz est d'accord : «c'est sûr et l'odeur n'est pas bonne non plus parce qu'elle colle au cuir, mais je vais vous donner une astuce pour mieux protéger le cuir de vos chaussures. Prenez un bout de citron et nettoyez vos chaussures avec avant de passer le cirage.
Les trafics collatéraux
C'est d'une grande efficacité ». Aziz nous a vendu un bon tuyau. On comprend mieux ce type de micmac quand on fait des calculs : «ce sont pas moins de 30 dhs de bénéfice en moins avec Kiwi. Alors je me rabats sur la marque chinoise et je m'en tire à bon compte ». Parfois les rumeurs sont vite vérifiées, mais il faut les suivre à la trace, c'est ce que Si Mohamed un cireur qui a élu son quartier général dans la rue Driss Lahrizi: «On travaille toujours à proximité des cafés, c'est connu. Il nous faut des endroits où il y a beaucoup de passage, un trafic humain constant. Les cafés, les bars, les snacks, les grandes places, les rues piétonnes…etc, mais souvent quelques gérants de cafés ou de petits restaurants négocient avec nous la place. C'est une forme de location à la semaine. Parfois, ce sont les garçons de cafés qui nous rackettent à raison de dix dirhams par jour. Et nous sommes obligés de payer pour pouvoir y travailler. Sinon, c'est un autre qui viendra payer les dix dirhams et prendre la place. Les endroits comme ceux-là sont très prisés parce qu'il y a une bonne clientèle et des gens qui paient mieux». À faire la tournée avec quelques cireurs comme Aziz et Abderrahim, on a pu voir de plus près comment la manœuvre s'effectue. C'est à la fin de la journée que le garçon de café prend son pactole et généralement, il loue la place à deux ou trois cireurs, ce qui lui fait un surplus pour arrondir ses fins de mois.
D'autres rumeurs circulent, celles-là moins vérifiables à l'oeil nu, on va dire. Selon quelques patrons de café entre l'axe Boulevard Mohammed V et la rue du Prince Moulay Abdellah, « certains cireurs font plusieurs boulots à côtés, ils sont aussi des vendeurs de karkoubi pour les gens qui fréquentent les cafés de chicha. D'autres sont simplement des indicateurs de la police ». Pour Abderrahim, Aziz et Si Mohamed, il n'y a pas de fumée sans feu, et on comprend aisément qu'ils ne veuillent pas trop se prononcer sur certains cas de dealers et de délateurs. Mais, nombreux sont les autres cireurs rencontrés près du marché central ou dans la rue Allal Ben Abdellah qui attestent du même phénomène, apparemment de plus en plus fréquent. D'autres cireurs racontent que certains dealers de haschich «déposent quelques petites quantités chez certains cireurs pour les liquider en douce». Ce serait le cas devant les faux-remparts de l'ancienne médina, vers la rue du quatrième zouave et les bazars. D'autres cireurs jouent les rabatteurs pour ceux qui cherchent à écouler ou acheter quelques devises : «C'est vrai, ils sont payés par les gars des bazars, qui leur donnent 10 dhs, mais c'est déjà ça. Dix dirhams, mon frère, c'est la «gamila» (la marmite) de la nuit assurée». Et Aziz d'expliquer que dans le marché de l'ancienne médina, il achète ses légumes à moins de dix dirhams (tomates, un oignon, coriandre, carottes, pommes de terre, un piment rouge pour remonter le goût et le tour est joué). «On peut vivre avec 15 dhs par jour, boire et manger, la gamila, le thé, le café et même des oranges et parfois des bananes. Pour des gens comme nous qui acceptent leur sort, le strict minimum est déjà une bénédiction de Dieu ».
Les risques et les rixes du métier
En dehors des aléas de l'humeur dans la rue, des accrochages quotidiens, des courses devant les policiers, des jeux au chat et à la souris devant les rafles, la vie d'un cireur, des coups bas et directs, des balafres (un grand nombre de cireurs sont des gens recyclés après une vie au ban de la société entre petits larcins, des passages à Oukacha et autres délits mineurs), des bleus, des dents qui manquent, des corps émaciés de personnes sous-nourries, il y a aussi l'exposition continue, pendant pas moins de 14 heures par jour, aux odeurs des produits de cirage.
Aziz et Abderrahim disent qu'ils se plaignent constamment de maux de tête, de migraines à répétitions et ont toujours un mauvais goût à la bouche.
«Je sais que je peux avoir une saleté de maladie avec tout ce cirage que je renifle depuis dix ans, mais pour le moment je tiens le coup. Il est vrai que j'ai des problèmes de respiration, mais je crois que c'est le tabac qui fait cela.» Si Mohamed ne sait pas ou ne veut pas savoir que tabac et cirage font souvent mauvais ménage.
Composé dans certains cas d'Arséniate de potasse, de Sulfate d'alumine, de Camphre, de savon blanc en poudre, d'esprit-de-vin et d'essence de serpolet, (parfois ce sont d'autres ingrédients comme la mélasse, l'acide sulfurique et l'huile d'olive mélangée à du vinaigre qui sert de cirage) ce mélange est très nocif pour les poumons. Et beaucoup d'orl confirment cette thèse qui voudrait qu'une « longue exposition à des produits chimiques comme le cirage peut occasionner des lésions plus ou moins graves ». D'ailleurs l'expression populaire : «être dans le cirage » prend ici tout son sens.
3 Trois question à Ismaël, un cireur
«Je passe ma vie à cirer les pompes des autres»
LGM : parlez-nous de votre vie de cireur ?
Ismaël : moi, je suis de Bouskoura. J'y vais tous les week-end, mais le reste de la semaine, je suis à Casablanca à traîner dans tous les cafés, les restaurants, les boulevards pour cirer les chaussures des autres.
Je gagne, dans les mauvais jours trente dirhams, mais quand les affaires marchent, je peux rentrer chez moi avec cent dirhams en poche.
En tout cas, même avec vingt dirhams je peux manger à ma faim trois repas par jour.
Et où dormez-vous ?
Avec quatre autres cireurs, nous avons loué une chambre à Lalla Yakout pour 1000 dhs par mois. On cotise et pour la bouffe, on se débrouille. Ce n'est pas une grande chambre, mais il y a une place pour chacun de nous. Et quand je vais chez moi le samedi à Bouskoura, je ramène des fois des œufs et du pain pour la semaine. Vous savez, je donne, 200 dhs par semaine à mon père pour l'aider. Nous n'avons pas de terre, mais mes parents et mes frères travaillent chez d'autres fellahs et on arrive à vivre.
Pensez-vous changer de métier un jour ?
Je l'espère. Vous savez, j'ai été à l'école et même j'ai fait deux années au collège, mais il a fallu tout laisser tomber pour aider mon père dans son travail dans les champs. J'ai vu avec un gérant d'un café pour travailler comme serveur, mais il m'a dit d'attendre. Sinon, j'ai aussi trouvé un type qui va me procurer du travail au port avec les pécheurs. Ce métier de cireur est parfois dangereux, et il vaut mieux pour moi de faire autre chose de plus valorisant.
Qu'est-ce
que le cirage
Selon l'encyclopédie Wikipédia, le cirage est une substance dont on se sert pour rendre les cuirs brillants. Le mot est connu depuis 1554 comme action de cirer les parquets, les frotter avec de la cire. Puis par extension s'est appliqué aux cuirs et aux cires spéciales utilisées pour frotter et faire briller.
Au cours du temps les cirages, sous forme de pâtes, de crèmes, de liquides ou de vernis, incolores ou colorés, ont été fabriqués à partir de nombreux ingrédients, avec pour but d'assouplir, imperméabiliser, entretenir, faire durer le plus longtemps possible et faire briller. Les préparations traditionnelles étaient à base de cire d'abeille, colophane et essence de térébenthine, éventuellement colorées au noir animal (os calciné en vase clos) ou à l'ocre jaune. Les chaussures vernies étaient frottées avec du lait pour éviter les craquelures. Pour les cuirs blancs on ajoutait un mélange d'eau, de gélatine, de gomme arabique chauffée et de craie.
Pour rappel, les chaussures en « cuir nourri » n'étaient pas cirées mais graissées au suif ou à la lanoline. Les premiers cirages avaient les mêmes constituants que les encaustiques : cire diluée dans une essence ou émulsionnée dans un savon. Ils pouvaient, comme actuellement, être en pâte, en crème ou liquides.
On trouve encore des cirages traditionnels à la cire d'abeille naturelle, ou à base de graisse et de cire. On utilise aussi d'autres cires naturelles et des cires artificielles. Les cires sont des monoesters d'acide gras et d'alcool à longues chaînes couramment utilisés dans l'industrie des cirages pour leur propriétés lubrifiantes et texturantes. Les cires minérales sont issues du pétrole (paraffine solide et cire microcristalline). Les cires de silicone sont des produits de synthèse. Pour assurer la dissolution, l'essence de térébenthine est remplacée par d'autres hydrocarbures aliphatiques à très faible dose grâce à l'adjonction d'agents de surface. Presque tous comportent des imperméabilisants sous forme de silicones. Les colorants synthétiques permettent d'obtenir toute la gamme des couleurs désirées.


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