Après trois ans d'application du Code de la famille, les tribunaux révèlent des dysfonctionnements au chapitre des moyens et un décalage croissant entre la réalité socioéconomique et le droit. Des phénomènes nouveaux sont apparus à la surface des rapports. À la tête de ces phénomènes trône l'exigüité croissante de la période de mariage. Le divorce semble gagner du terrain. Nous ne disposons pas des dernières statistiques nationales relatives à tous les types de divorce prévus par le Code de la famille Celui-ci a été publié dans le Bulletin officiel il y a trois ans jour pour jour (5 février 2004). Les statistiques du ministère de la justice ne sont pas encore disponibles. Cela n'interdit pas une certaine évaluation sur le terrain. Enquête. Selon les magistrats de la justice familiale de Marrakech, la tendance des divorces demeure haussière. N'ayant pas en main des données précises, certains magistrats marquent jusqu'à leur stupéfaction face à l'ampleur du phénomène. Déjà en 2005, les chiffres étaient éloquents : le nombre de cas de répudiation et de divorce est de 29.668 alors qu'en 2004, on n'enregistre que 26.914 cas dont 7.213 divorces. C'est, précisément, à compter de l'année 2005 que la hausse a repris. Certes, le nombre de divorces est en régression au vu des chiffres de 2003 (44.922). Une analyse surfacique de ces chiffres conduit nombre d'observateurs à imputer la hausse du nombre des divorces au Code de la famille appelé «Moudawana». Facile. Signalons de prime abord que, dans notre pays, le divorce a enfin échappé aux fluctuations caractérielles qui aboutissaient à la répudiation pure et simple. Il est dorénavant mis sous contrôle judiciaire. Un acquis que définit ainsi l'article 78 du Code familial : « Le divorce sous contrôle judiciaire est la dissolution du pacte de mariage requise par l'époux ou par l'épouse, selon des conditions propres à chacun d'eux, sous le contrôle de la justice et conformément aux dispositions du présent Code». Du coup, le divorce consensuel sous contrôle du juge a augmenté de 166,08% en 2005 et, à Marrakech, de 243% en 2006. Autre conséquence, la procédure dite du «chiqaq», une mesure qui s'avère facile à appliquer, s'est imposée. En réalité, la société marocaine demeure largement attachée à des agrégats traditionnels qui minorent toujours la place de la femme. Droits de la femme Ces agrégats sont prépondérants au sein du monde rural. Le rôle de la société civile est donc primordial. Ni l'intervention d'office du ministère public ni la communication institutionnelle déployée par le ministère de la justice ne peuvent suffire à endiguer le machisme et la misogynie qui continuent à sévir dans notre société. Pour recouvrer ses droits, la femme doit affronter une machine judiciaire qui reste tributaire de l'appréciation des juges, majoritairement mâles. Le Code de la famille a, en effet, réservé à «l'intime conviction» du juge une part centrale. En fait, c'est en amont, comme pour prévenir le divorce, que le législateur a doté la femme d'une large autonomie. L'abolition de la règle qui soumettait la femme, au titre de la “wilaya” dans le mariage, à la tutelle d'un membre mâle de sa famille a été largement utilisée. Quelques 49.175 filles majeures ont contracté, elles-mêmes, leur mariage en 2005 alors qu'en 2004, elles n'étaient qu'au nombre de 34.475. Malgré ces avancées, des angoisses persistent. Des drames ont lieu et la presse s'en fait rituellement l'écho. Le cas de Fatima est emblématique d'une forte résistance de la machine judiciaire à l'émancipation de la femme. Mère de trois enfants, elle a été sauvagement battue et chassée du domicile conjugal. Une incapacité de 45 jours a été consignée dans un certificat médical. Par crainte d'envoyer son mari en prison moyennant une procédure pénale et aliéner ainsi définitivement le rapport du père avec ses trois enfants, Fatima dut garder le certificat pour elle. La procédure du «chiqaq» a été effectuée par l'intermédiaire d'un avocat. Les honoraires de ce dernier, les frais divers et variés acculent cette femme maltraitée à vendre ses bijoux. Hébergée par ses parents peu fortunés, elle doit faire face aux frais de scolarité de ses enfants et à toutes sortes de besoins quotidiens. L'affaire s'éternisera grâce aux artifices procéduraux du mari. Aujourd'hui, Fatima est accroupie toute la journée parmi les femmes en quête de travaux domestiques. «Ma famille est pauvre. Je n'ai pas de métier. Je ne sais faire que des travaux de ménage. Il m'arrive d'attendre trois jours avant de gagner 50 DH. À plusieurs reprises, des hommes ont tenté de me violer chez eux. Quant à mon mari, il s'est empressé d'introduire sa cousine dans le foyer conjugal. Il ignore complètement l'existence de ses enfants». Fatima s'est, bien entendu, adressée à une association de soutien qui n'a pas pu lui venir en aide. Celle-ci se présente souvent en conseils juridiques et administratifs. Le soutien pécuniaire est quasiment inexistant. « Notre pays souffre d'un déficit en matière de soutien d'urgence. Les citoyens en détresse avancée n'ont aucun recours en dehors de la mendicité. Ni les services territoriaux ni ceux qui dépendent des «ministères sociaux» ne prévoient des budgets affectés à l'aide d'urgence. L'INDH conditionne le soutien à la création d'activités. L'aide d'urgence n'y a pas de place. Il est temps pour le Maroc d'inventer un système approprié en la matière », nous dit Abdelkrim Abbadi, président d'une association caritative. Mesures d'accompagnement Hasna est divorcée. Le tribunal ne lui a accordé qu'une pension alimentaire globale, frais d'éducation de ses enfants compris, ne dépassant guère 860 DH. Elle a plongé dans le monde de la prostitution, confiant ses deux garçons à sa mère. «Je paie un loyer de 1900 DH. L'eau, l'électricité, les frais de scolarité, l'habillement de mes gamins, sans compter tout le reste. Comment puis-je vivre avec 860 DH par mois? J'ai cherché du travail et je n'en ai pas trouvé». Commerçant de volailles en gros, le mari de Hasna a organisé sa «faillite personnelle» grâce au concours des agents d'autorité qui lui ont dispensé un bon «certificat d'indigence» et au transfert du commerce à son propre frère. En vérité, les mesures d'accompagnement du Code de la famille brillent par leur absence à plus d'un niveau : archaïsme des méthodes et des moyens techniques de travail dans les greffes; carence des magistrats en formation; absence quasi-totale de collaboration entre le système judiciaire, la police, les services sociaux et les collectivités locales…etc. Ces hiatus empêchent une application harmonieuse de la loi. Des milliers de femmes sont livrées à la misère chaque année. Bien qu'ils soient confortés dans leur «intime conviction», les juges ne peuvent faire abstraction des artifices procéduriers charpentés par les avocats à la demande des maris. Il est, par ailleurs, injuste d'ignorer la situation modeste de la majorité de ces derniers. Les riches ne divorcent pas. Lorsque cela leur arrive, ils prennent toutes les dispositions matérielles nécessaires. Souci de réputation oblige. Plus généralement, les tribunaux sont bondés de citoyens en apnée judiciaire pour cause de divorce. La pression des besoins vient se greffer aux difficultés psycho-affectives ou, tout simplement, la désharmonie sexuelle. En tous cas, les tribunaux matrimoniaux manquent cruellement des moyens humains et matériels nécessaires à l'application rigoureuse de la loi. Hormis la dernière où un parent de chacun des protagonistes peut concourir à la paix retrouvée du ménage, les trois tentatives de réconciliation sont pilotées par le seul juge. Aucun mécanisme de médiation en amont et pendant la procédure n'a été institué. Le Code de la famille s'inscrit directement dans la mise à niveau du Royaume en matière de protection des droits humains. C'est un choix politique majeur qui implique des moyens sociaux, financiers et logistiques conséquents. Le divorce constitue une forme de fissuration du tissu sociétal. Il amplifie une misère sociale dont les manifestations constituent toujours la honte du Maroc moderne.