Il est un peu hors du coup, la tête qui dodeline et la mine heureuse de quelqu'un qui est là en promenade, par simple curiosité comme un jeune homme que ses pieds auraient conduit dans la noirceur du couloir de la mort juste pour jeter un furtif regard et tourner le dos au désastre des hommes. A le voir déambuler ainsi, on croirait réellement à un gamin perdu au milieu d'une immense foule à laquelle il s'agrippe pour trouver la route du retour, le chemin de sortie au milieu de mines renfrognées, de têtes dures et de silhouettes rigides. Jawad Hriki, un peu joufflu, a un poil très fin sur la langue, ce qui donne à l'intonation de sa voix un caractère puéril et une teinte qui pourrait être prise pour de l'ironie, n'était ce drame qui enveloppe son être et qui lui sert de réveil éternel jusqu'à la fin des temps. Evidemment, Jawad insiste dès les premiers mots sur son innocence. Bien entendu, il veut faire savoir “aux autres” qu'il n'a rien fait et qu'il est une victime, parmi tant d'autres “d'une grave erreur de jugement”. Evident qu'il tente par tous les moyens de se mettre à la place de ceux qui l'ont jugé pour redresser la barre penchée de la justice, selon lui, donner un sérieux coup de fouet au mauvais sort qui l'a mis un jour sur le chemin de ce “Fouad qui m'a entraîné dans un drame dont je ne vois pas le bout”. D'abord les regrets Quand Jawad Hriki voit le jour en 1978 à Derb Ben Debbab à Zouagha Moulay Yakoub à Fès, la ville était un monde presque hors du temps. Il se souvient de son petit corps d'enfant sillonnant les ruelles étroites de la vieille ville à la recherche d'un bon copain pour partager un moment de bonheur. Jawad n'aura jamais la chance de connaître le visage de sa mère. Il ne l'a jamais vue ou peut-être une fois, mais ne s'en souvient pas. Jamais. “Je me suis toujours senti seul et amoindri par rapport aux autres enfants qui avaient une maman à la maison en train de les attendre à leur retour de l'école. Moi, je n'ai pas eu ce privilège de pouvoir embrasser la main de ma mère et de lui dire combien j'avais besoin de sa présence. J'ai dû grandir sans cela, un peu seul malgré la présence de toute une famille qui était réellement là pour moi. Mais rien ne vaut la mère. Croyez-moi, si elle était là, ma vie aurait été autre chose”. La bonne bouille de l'enfant qu'il devait être à six ans refait surface. Il est désemparé, semble inquiet, pris dans un ouragan de sentiments contradictoires. Le visage bruni, les yeux illuminés par une forte vague de larmes ravalées, Jawad enchaîne : “c'est mieux ainsi. Si elle avait été là, elle aurait été meurtrie par ce qui m'arrive. Elle n'aurait jamais supporté que son fils soit jeté en prison et condamné à mort pour un crime qu'il n'a jamais commis”. Jawad étouffe un sanglot et se laisse aller à une longue rêverie où il se revoit gamin parmi tant d'autres jouant à cache-cache avec la vie et esquivant déjà les mauvais coups dont il garde un profond souvenir. C'est à cette période que l'image du père Touhami grandit dans sa tête. Mais le père n'était pas tout à fait là et avait d'autres enfants qui demandaient tous autant que Jawad de l'intérêt, de l'amour, de la patience et surtout beaucoup de chaleur à la maison pour contrebalancer l'absence de la mère. Farida, la sœur était toujours là, mais elle ne pouvait remplir ce rôle de mère qui lui paraissait injouable, surtout qu'elle-même avait besoin d'une épaule réconfortante durant les moments difficiles. Le père ne pouvant rester seul. Il épouse une autre femme qui lui donne d'autres enfants. Jawad n'est plus seul et l'attention du père est encore mise à rude épreuve. Entrent en scène Mohamed, Fouad et Mourad, les demi-frères qu'il faudra maîtriser, à qui il faudra montrer que la place est déjà prise. Jawad entre à l'école la tête lourde de toutes ses histoires de famille. “Evidemment, j'étais très en deçà de ce que l'on pourrait attendre d'un gamin qui doit aller à l'école pour faire des études, apprendre à se surpasser et surtout briller. Moi, malgré de bonnes dispositions, je n'avais pas la tête pour l'école. J'ai senti comme une trahison le jour où je me suis retrouvé tout seul dans la cour de récréation de l'école Fqih Menbour”. Dans la rue Les cinq années du primaire s'annoncent longues et périlleuses. Jawad a d'amers souvenirs d'une époque qu'il déteste au-delà de tout. Quand il finira par décrocher son certificat d'études pour aller au collège Lissan Eddine Ibnou Al Khatib, il est dégoûté de toute cette histoire. Il se voit déjà ailleurs, dans la rue à faire un métier qui rapporte un peu d'argent. Il tiendra deux ans, redouble deux fois et se fait éjecter du collège. Bye Bye, la classe. Jawad est soulagé, heureux même : “j'étais enfin libre. La vérité je ne regrette rien parce que je n'étais pas dans le coup, voilà tout. Quand j'ai quitté l'école, je savais déjà que c'était ce qu'il fallait faire. Et c'est là que je suis allé travailler avec un oncle dans la distribution de volaille”. Jawad, à peine adolescent passait la sainte journée d'un marchand à l'autre en train de distribuer des poulets égorgés ou à peine. Il portait une blouse blanche maculée de sang et autres plumes sales, dégageait une odeur de poule mouillée et n'avait plus aucune tendresse pour ces pauvres bestioles à qui il tordait le coup et ramassait les boyaux. Jawad entrait de plain-pied dans le monde des affaires, le monde des hommes. Il devenait un petit bonhomme grassouillet, avait un bon coup de fourchette et une dégaine très drôle. Les gens se souviennent encore de cette période où on le voyait avec ses 160 centimètres traîner sous les bras une douzaine de poules mortes avec les cous qui balançaient. “Oui, on se moquait de moi, mais moi je gagnais ma vie comme ça, je n'avais vraiment aucune honte à traîner sale et puant dans le quartier. Au moins, j'avais un boulot et de l'argent en poche”.Jawad est très amer quand il parle du regard des autres, de leurs railleries et des commentaires que suscitaient son apparence physique et vestimentaire. Il en voulait à tout le monde, à cette époque où il n'avait pas encore compris qu'il y avait d'autres moyens de gagner sa vie sans se laisser humilier par une blouse qui pue le poulet égorgé. Jawad nous a demandé d'aller faire un tour dans ce quartier pour nous enquérir de sa réputation, quels rapports il entretenait avec les clients et surtout quelle renommée il avait laissée derrière lui. On se souvient d'un jeune homme sans problèmes qui faisait son commerce sans trop de vagues autour de lui, mais qui avait tout de même un penchant pour les coups de gueule, la colère facile et les accrochages pour un rien. “Jawad était un type bien, mais après son arrestation, il était devenu un autre. Très coléreux, il se bagarrait avec tout le monde. Et puis comme les gens disaient de lui qu'il était voleur parce qu'il avait fait de la prison pour vol, ça le mettait en rogne. Il multipliait les rencontres, frayait avec des individus pas très propres et se trouvait souvent à deux doigts de passer à la trappe. “Déjà avant son arrestation, on entendait dire qu'il participait à des vols. Mais on n'a jamais rien vu et puis, comme il avait son commerce, il était vraiment difficile de savoir. Toujours est-il que les gens racontaient des histoires sur lui et sur ses multiples voyages. On a même dit qu'il voyageait pour se faire oublier ou camoufler ses affaires louches. Pour ma part, je n'ai jamais rien vu jusqu'au jour où on l'a pris pour cette histoire de vol”. Cette ancienne connaissance nous raconte sa version des faits qui n'est pas du tout celle de Jawad, mais le résultat est le même. Il se fait prendre un beau jour pour une histoire de vol qualifié. Il dévalise une famille chez elle, emporte le butin et se fait écrouer. Motif lourd et peine plus ou moins clémente pour une première condamnation. Jawad s'en sort avec un verdict de deux années de prison qu'il purge intégralement. Mais lors des interrogatoires, il cite le nom de l'un de ses acolytes, un certain Fouad qui avait déjà passé sept années au froid avant de sortir pour récidiver et attaquer la même personne chez laquelle il s'était fait prendre : “Fouad était un type bizarre. Il se fait piéger lors d'un vol en flagrant délit, passe sept ans en taule et décide de récidiver là où il avait laissé le travail. Il veut attaquer la même personne. Quand la police m'avait parlé de lui, j'avais dit que je le connaissais. Je ne savais pas qu'il était encore recherché”. Fouad qui se fait prendre purge d'autres jours noirs en prison et en veut amèrement au petit Jawad qui l'a donné aux policiers. Quand Fouad sort de prison, il se fait un peu oublier, jusqu'au jour où il se présente devant Jawad et lui demande des comptes. Jawad n'avait rien à dire, ce qui était fait était fait. Il fallait assumer et surtout trouver un terrain d'entente. C'est là que les rapports entre lui et Fouad prennent une autre tournure. Une nouvelle amitié se noue sous-tendue par la rancune d'un côté et la peur de l'autre. Fouad a 42 ans, il est presque deux fois plus âgé que Jawad. Il est aguerri, a roulé sa bosse et sait supporter les coups durs. Face à lui, Jawad fait figure de jeune poulain encore en herbe, facilement démontable. Jawad le sait. Il n'est pas bête pour essayer de se mesurer à un homme qui a passé déjà à son âge plus de la moitié de sa vie en prison : “oui, Fouad avait en tout et pour tout passé 22 ans en prison pour de multiples vols. Je savais à qui j'avais affaire. Je ne voulais pas d'un affrontement avec un type comme lui. C'est pour cela que j'ai laissé couler”. A bout de souffle Hriki sort de prison, reprend son business du mieux qu'il peut. Pourtant sa réputation est détruite. Plus personne ne croit en la bonhomie d'un visage bouffi et qui respirait la sympathie. Jawad savait que le charme était rompu et qu'il fallait alors composer avec une nouvelle situation. Les gens savent, lui sait que les gens savent et tout le monde s'esquive, fait semblant, laisse couler , comme il aime à répéter. Ce qu'il dira par la suite est très clair et ne souffre aucun doute. Jawad avoue avoir participé à ce vol avec Fouad et avoir parlé de lui aux policiers et dit avoir agi par ignorance, par impulsion : “J'étais très jeune et je ne savais pas tout à fait où j'allais. Mais une fois pris, j'avais mesuré la gravité de la chose et j'avais décidé de ne plus jamais me laisser avoir”. Mais là les temps sont autres, et Fouad est de retour. L'ombre de celui qui a initié Jawad au vol plane désormais sur sa nouvelle vie qui veut se faire fondre dans la foule sans avoir à rougir. Fouad était décidé à continuer son chemin. Il ne savait rien d'autre, et ne voulait surtout pas se recycler dans la viande et autres morceaux choisis de volaille. Non, tout ce qu'il savait faire était de dérober les biens des autres, déjouer la vigilance, marquer de ses empreintes la vie des autres et au pire, si cela venait à s'avérer nécessaire, il pouvait prendre la vie sur son chemin et en payer le prix en retour. Pour lui, c'était cela la règle du jeu. Et Jawad savait aussi tout cela. Fouad devait frapper un bon coup pour rattraper le temps perdu en prison. Jawad devait l'aider. Ce que dit Jawad est tout à fait le contraire : “non, je n'ai pas participé à ce vol. Jamais je n'ai été partie prenante dans ce vol. Il l'a fait tout seul. Je n'étais même pas au courant que cela allait se faire. D'ailleurs à cette époque, j'étais en voyage”. Ce que Jawad ne dit pas, c'est qu'il était obligé de faire partie de cette opération dernier coup. Fouad qui avait gardé un goût amer des sept années de prison voulait en découdre avec le sort et en voulait amèrement à Jawad qui l'avait donné aux policiers. Autrement dit, Fouad pensait que selon le code en vigueur dans le monde des malfrats, il fallait ou en finir avec Jawad ou lui donner une chance de racheter son erreur. La solution choisie était que le jeunot soit de la sortie, qu'il prête main-forte, qu'il participe à la prise d'otage et à l'assaut final vers le butin. Jawad, lui, n'en démord pas : “j'avais peur, mais cela ne prouve pas que j'ai été là le soir où Fouad a tué le juif de 81 ans après avoir volé les bijoux et tout le reste. J'ai appris tout cela après mon retour d'Assilah où j'étais en déplacement avec des amis”. Nous sommes donc en 2001. Jawad a à peine 23 ans. La fleur de l'âge. Le temps où d'autres volent de leurs propres ailes, fondent des familles, donnent naissance à des enfants, se rangent et font la paix avec la vie. Pour lui, les grands ennuis ne font que commencer. Jawad prend ses précautions. Il ne va pas se livrer à la police, mais appelle un officier de la DST, un certain Hamid qui était son client : “il m'a dit que j'étais recherché pour une histoire de vol. Quelqu'un a été tué et volé et le butin serait caché chez moi. Il m'avait donné rendez-vous dans un café près d'un cinéma en ville. Tout s'était bien passé, et j'étais loin de penser que j'allais plonger dans cette affaire surtout que je venais d'arriver d'Assilah”. Jawad dit avoir appris que c'était Fouad qui avait été l'auteur de ce vol. C'est là, dit-il, qu'il a senti la peur le gagner. “Comme il avait une dent contre moi, je savais qu'il m'avait donné à son tour”. Pour Jawad, la boucle est bouclée. Fouad tenait sa revanche et avait tout déballé à la police. Le vieux s'en va Fouad voulait donc frapper un grand coup. Il avait repéré un vieux bonhomme de confession juive que l'on disait riche. Il avait décidé d'en faire sa victime avant de quitter les lieux et d'aller recommencer ailleurs. Il fait appel à Jawad qui ne pouvait pas dire non surtout que l'autre le menaçait, dans tous les cas, de le donner s'il venait à se faire prendre. Jawad a une autre version des faits. Il nie tout en bloc et se dit innocent de ce coup fatal. Pourtant Fouad a tout avoué à la police. Il a raconté dans les détails comment ils ont été ensemble chez le vieux bonhomme, comment ils l'avaient immobilisé, l'avaient poignardé à plusieurs reprises avant d'aller se balader dans la maison à la recherche du butin. Elie Hamou était un vieux monsieur qui tirait sur une corde raide et qui savait qu'il allait bientôt mourir de fatigue. Il aurait attendu son heure avec patience n'était l'intrusion des deux cambrioleurs qui voulaient lui prendre les économies de toute une vie. Quand les deux assaillants sont entrés, le vieillard était incapable de crier. Il s'est laissé faire, avait reçu les coups, s'était effondré et les deux gaillards continuaient leur besogne. Ils mettent la main sur une quantité importante de bijoux que la police n'a jamais retrouvés et qui devait être cachés chez Jawad. Mais Jawad nie cela aussi malgré les aveux de son complice, malgré leur face-à-face devant le juge d'instruction devant lequel Fouad multipliait les détails sur l'affaire du meurtre du vieux juif. Après l'arrestation de Jawad, d'autres cambrioleurs qui étaient à leurs premiers forfaits sont aussi accusés dans le même dossier. La thèse du gang de malfaiteurs prend corps surtout que 59 victimes seront là le jour du verdict, au tribunal, pour confondre les criminels. Fouad, lui, avoue avoir effectué sept cambriolages avec coups et blessures en compagnie de Jawad. Pour les autres crimes, il parle d'autres complices qui seront aussi présentés devant le juge. L'étau se resserre autour de Hriki qui doit répondre de plusieurs chefs d'inculpation : meurtre avec préméditation sur la personne d'un vieillard, vol à main armée, association de malfaiteurs, coups et blessures, et 59 affaires de vol où les prévenus ont été reconnus coupables. Jawad fulmine devant cette avalanche de faits qui le confondent. Il résiste et s'en prend à la justice “qui est aveugle et qui ne fait pas bien son travail. J'avais expliqué à la police pourquoi Fouad m'avait donné, mais elle n'a rien voulu savoir. Et pour le meurtre, il fallait qu'un médecin-légiste fasse son autopsie, qu'il y ait aussi une étude détaillée des empreintes. Et cette histoire de bijoux ? Jamais on n'a rien trouvé chez moi comme l'avait dit Fouad. Où sont les bijoux alors, le mobile du crime ?”. Jawad a fait ses cours auprès de ses amis détenus qui lui ont appris à parler du médecin-légiste, des empreintes et autres méthodes de la police. Il a déballé un long chapelet à qui voulait l'entendre sur les erreurs judiciaires, les avocats incapables et les magistrats véreux. Quand il évoque le jugement il se rappelle avec dégoût de ce moment où il attendait d'être innocenté : “j'étais sûr de sortir ce jour-là de la prison. Mon avocat me l'avait assuré. Quand le juge a prononcé le verdict, j'étais atterré. C'est simple, je me suis évanoui et il m'a fallu 24 heures de réanimation pour revenir à moi-même. La suite a été une longue série de maladies et de déprime où je voulais mourir pour ne pas supporter une telle injustice”. Fouad s'en tire avec la même peine, une condamnation à mort. Il est dans le même couloir que son acolyte Jawad. Un troisième complice, Adnan Sekkat en prend pour cinq ans.