Les grandes affaires portées devant la justice peuvent être un moment décisif dans l'exacte mesure où leur traitement judiciaire irréprochable contribuerait à renforcer l'idée et la pratique de l'Etat de droit. L'opinion publique et les médias sont tout aussi interpellés par cette exigence à la fois d'ordre éthique et politique. Par leur ampleur, les affaires qui sont actuellement l'objet d'investigations et de poursuites judiciaires confirment le tournant pris. Il est vrai que les procès et les mesures disciplinaires à l'encontre d'un nombre grandissant de responsables et d'agents d'autorité ont eu tendance, au cours des dernières années, à se banaliser. Les affaires de corruption ou d'abus de pouvoir ne sont plus exceptionnelles comme auparavant. Les poursuites atteignent des gradés haut placés comme un Abdelaziz Izzou, l'ex-responsable de la sécurité des palais royaux, qui a été compromis par le baron de la drogue, Mohamed Kharraz dit Bin Louidane. Par leur sévérité les mesures «anti-laxistes» se veulent exemplaires et suscitent des réactions d'approbation dans de larges secteurs de l'opinion. Certes on espère que la justice sera cette fois irréprochable, que les procédures légales seront respectées et les preuves rigoureusement établies. On sait que sur d'autres grands dossiers, des doutes ont pu être formulés quant à la pertinence de l'enquête et le degré réel de culpabilité de certains inculpés. La nécessité d'assainir les organismes publics est une cause entendue, cependant elle ne doit pas justifier des failles au niveau de l'instruction et de la détermination des responsabilités exactes des prévenus mis en examen. De même des verdicts trop complaisants ne devraient pas bénéficier à des trafiquants notoires comme ce fut le cas de relaxes aujourd'hui mises en doute. Certes, le souvenir amer de la campagne d' «assainissement» conduite sous la férule de Driss Basri en décembre 1995 est encore dans les esprits. Le caractère outrancier et arbitraire de cette campagne ne pouvait en rien garantir la légalité des poursuites et des jugements. Si la justice doit passer, encore faut-il désormais qu'aucun doute ne plane sur son déroulement et sa totale impartialité. Il ne sert à rien de faucher des innocents ou d'alourdir les inculpations seulement pour répondre à l'attente toujours diffuse dans l'opinion d'une «justice vengeresse». On ne ferait par là que retarder l'avènement d'un véritable Etat de droit et continuer à nourrir un état d'esprit assoiffé de victimes expiatoires. Justice et état de droit Cet état d'esprit qui dans des régimes totalitaires ou autoritaires était entretenu pour, de temps en temps, lui offrir des boucs émissaires est incompatible avec une société en voie de démocratisation. Il ne s'agit plus de jeter qui que ce soit en pâture à la foule excitée par le désir de revanche sur les symboles de l'oppression ou des spoliations. La justice d'un Etat de droit n'a à connaître que des cas individuels à propos desquels toutes les preuves doivent être établies, les procédures et les droits de la défense entièrement respectés. Pour marquer davantage l'évolution qui s'est produite malgré les ornières et les failles du chemin, il est plus que jamais nécessaire que le pouvoir veille à remettre ces affaires délicates entre les mains de juges hors de tout soupçon. Pour que l'exemplarité de ces affaires soit effective, la crédibilité de leur traitement judiciaire doit être sans reproche. C'est ainsi que l'on fera avancer la cause politique de l'Etat de droit qui est un des fondements d'une démocratie moderne. Ceci au moment où sous couvert d'invocation de la justice comme absolu, des courants anti-démocratiques misent à fond sur les frustrations et les ressentiments de larges secteurs de la société et rêvent d'instaurer un autre système, pseudo-religieux, d'oppression. On voit ici que l'enjeu en cours dépasse celui de simples affaires conjoncturelles. Au lieu de n'apparaître que comme des séries judiciaires, celles-ci doivent pouvoir marquer l'opinion et susciter une véritable initiation à l'Etat de droit dans les différents forums et les médias. Encore faut-il que ceux-ci en soient suffisamment imprégnés. Ce qui est loin d'être toujours le cas quand on voit, chez certains, une course effrénée au sensationnel et au scandale, générateurs de fortes ventes potentielles. Cette attitude, à forts relents populistes et démagogiques, veut seulement flatter les pulsions de rancune et de revanche imaginaire et entretenir un désir de rumeurs, de détails croustillants, voire de ragots, au lieu de s'en tenir à des faits avérés et recoupés et à des sources assez fiables. La course aux faux scoops et aux fausses révélations ne peut pas favoriser le passage à un état d'esprit de l'opinion respectant le droit et plus sensible à une nouvelle éthique sociale. Se remettre en cause C'est là que l'opinion est interpellée en profondeur. Il ne s'agit pas seulement de voir tomber des têtes ou de prendre plaisir à on ne sait quel jeu de massacre, mais aussi de se remettre en cause soi-même. Les phénomènes de corruption, de passe-droit, de menus trafics quotidiens, de laxisme et d'incivisme ordinaires ainsi que les survivances mentales des systèmes d'oppression et des traditions conformistes et coercitives (envers les femmes et les individus), tout cela constitue le terreau où peuvent se déployer les formes extrêmes des déviations et des abus qui sont au cœur des affaires. L'Etat de droit et la société en voie de démocratisation ne sont pas concevables sans cette profonde remise en cause de soi. Il est certain que cela ne saurait résulter ni d'un décret ni de prêches moralisateurs mais d'une intégration réelle, dans le temps, de ces normes. La différence est que loin d'alimenter une utopie intégriste de justice absolue appelant à un nouvel ordre oppresseur, cette optique privilégie l'esprit des lois, l'évolution vers la séparation des pouvoirs et la garantie de plus en plus institutionnalisée des droits de l'homme. L'ouverture politique et l'évolution en matière de démocratisation qui sont au cœur du débat sur la nature et la portée de celle-ci, sont restées jusque-là aux prises avec la question des survivances du système d'abus et de privilèges, perçu comme source d'injustices et d'inégalités. C'est à cette question que les affaires actuelles renvoient. Il est essentiel pour l'ensemble du processus engagé ces dernières années que les conclusions judiciaires de ces affaires fassent avancer l'idée d'Etat de droit et la crédibilité de la justice tout en redonnant plus de confiance en de nouvelles avancées en matière de gouvernance politique et sociale. Compte tenu des échéances prochaines et au-delà, l'enjeu est de taille.