La capitale sénégalaise a raté son urbanisme. Les Dakarois passent près de 5 heures par jour dans les embouteillages. Avec les pluies d'été, plusieurs endroits sont inondés. Le ramassage des ordures n'est jusqu'à présent pas régulier. Quatre à cinq heures de coupures d'électricité sont constatées chaque jour. Et les rues sont ensablées quand elles ne sont pas faites que de poussière. La jeunesse, elle, ne rêve que d'une chose : aller en Europe ou aux Etats-Unis. Après 40 ans de développement anarchique, d'urbanisme incontrôlé, Dakar s'est décidé depuis le début des années 2000 à se lancer dans une croissance saine, durable et à s'offrir au monde sous un autre œil. Mais ce n'est qu'aujourd'hui que les chantiers sont enfin lancés. La capitale sénégalaise mène une vie infernale. S'en rendent compte rapidement les étrangers, mais aussi les nombreux sénégalais qui ont eu à découvrir d'autres cieux. D'abord la circulation y est un calvaire. Dakar est une ville encore plus étendue, du point de vue de la superficie, que Casablanca, mais la vraie vie de la capitale se déroule dans une seule zone, le Plateau. "En s'y rendant, le reste des Dakarois disent qu'ils vont à Dakar comme s'ils n'habitaient pas la mégalopole", explique Souleymane Sagna, ce taximan venu de sa Casamance natale à la recherche de lendemain meilleur. Le Plateau, vieux quartier européen, sans cesse remis à neuf avec ses immeubles et ses buildings, tient dans un mouchoir de poche. Il est sans doute deux fois plus petit que le quartier Agdal de Rabat ou trois fois moins étendu que la commune de Sidi Belyout à Casablanca. Pourtant, on se risquerait presque à résumer la vie Dakaroise dans ce fameux Plateau. Cet endroit est la véritable capitale administrative du pays, l'unique centre d'affaires et le seul point économiquement incontournable du pays. Tout s'y passe. C'est comme si tout Rabat se résumait au Mechouar, le quartier du palais royal. Sur un rayon d'à peine 500 m se trouve, le Palais présidentiel, le Parlement, l'ensemble des 34 ministères du gouvernement et pratiquement tous les services centraux, dans un pays où la décentralisation est encore au stade de théorie et de discours. Alors pratiquement tous les Sénégalais sont obligés de s'y rendre au moins une fois par an, alors que les 2,5 millions de Dakarois y vont chaque semaine quand leur lieu de travail ne s'y trouve pas, comme c'est le cas de la moitié d'entre eux. Il n'y a jamais eu de véritable volonté politique de créer de nouveaux quartiers des ministères quand le constat est fait que Dakar est plus que saturé, comme Rabat s'y est essayé avec succès à deux reprises avec le quartier des ministères d'Agdal et celui de Hay Ryad qui canalise de plus en plus d'administrations. Sur ce plan là, les autorités sénégalaises font preuve d'une timidité décevante surtout si l'on connaît la fougue et la hargne qui animent l'actuel président Abdoulaye Wade. On se demande d'ailleurs pourquoi le Dakar administratif peine à sortir de son ornière. "Parce qu'il n'y a jamais eu la volonté de faire autrement", répond un proche du ministre de l'urbanisme. Changement Le Plateau n'est pas seulement administratif, il est aussi commercial. C'est en fait un immense centre d'affaires quelques fois aux allures de Manhattan. S'y trouvent les sièges de toutes les banques et pratiquement de toutes les grandes entreprises du pays. Pendant longtemps d'ailleurs les seules agences bancaires de la ville y était localisées. Ce n'est qu'à partir de la fin des années 1990 que les choses ont commencé à changer avec une redéfinition des cartes des services bancaires et d'assurances. Les entreprises financières ont fait le pari d'aller vers la banlieue et réussi ce que les autorités publiques rechignent à faire depuis toujours. Elles ont visiblement réussi le pari de la proximité. Toujours au registre commercial, le Plateau abrite le marché le plus fréquenté du pays, le fameux marché Sandaga. Tout s'y vend et s'achète, allant de l'habillement à l'alimentation en passant par l'électroménager, les livres, etc. Tantôt Sandaga ressemble à une boutique à ciel ouvert de prêt-à-porter, tantôt elle donne des airs de bazars avec son indescriptible capharnaüm. A des dizaines de mètres à la ronde, le marché engloutit tout. De sorte que les rues adjacentes ont fini par lui ressembler et par abriter des boutiques semblables à celles du marché. L'animation y est toujours pareille. La vie y est la même. La conséquence de cette densité administrative et commerciale que les autorités n'ont pas palliée à temps, est que la capitale sénégalaise est presque devenue invivable. Les embouteillages n'y sont pas seulement constatés aux heures de pointes, mais à tout moment de la journée. Pour relier la banlieue au centre-ville, on peut facilement mettre plus de deux heures le matin et pratiquement la même durée l'après-midi. Il ne saurait en être autrement, puisque le Plateau n'est accessible qu'à partir de quatre voies seulement. Toutes les autres mènent vers ces artères qui doivent conduire près d'un million de personnes quotidiennement vers leur lieu de travail. Il y a d'abord l'autoroute longue d'à peine 7 kilomètres qui joint le quartier de l'Aéroport au centre ville. A la fin des années 1980 et depuis cette période, il était devenu impossible de s'y déplacer convenablement. Les embouteillages sont le lot quotidien de nombreux automobilistes ou autres conducteurs d'autocars et de bus. Ensuite, vient la Voie de dégagement Nord (VDN) qui était faite pour décongestionner l'Autoroute, mais qui est devenue encore plus saturée. La Route de Rufisque au Sud n'est malheureusement pas accessible à la majorité des Dakarois de banlieue et reste par conséquent peu fréquentée. Enfin, la quatrième voie est celle de la Corniche qui relie la banlieue chic des Almadies au centre-ville. Du coup, la solution trouvée par les banlieusards consiste simplement à aller au centre ville entre 5h et 6h du matin et de sortir de son bureau un peu avant l'heure normale de fermeture. D'autres préfèrent laisser leurs voitures à la maison, mais ce n'est pas pour prendre un taxi. Car ici, les taximen ont depuis longtemps supprimé de leur propre chef les compteurs. Alors, les prix sont fixés à leur guise ou à l'issu d'un marchandage très serré. Alors, les Dakarois se rabattent surtout sur les scooters généralement d'origine italienne ou asiatique. C'est devenu le mode de transport le plus efficace à Dakar, bien qu'il faille subir les aléas du climat pluvieux en été. Le problème, il faut le reconnaître est fortement accentué, par la facilité d'acquérir un véhicule au Sénégal. Les droits de douanes étant réduits à leur strict minimum, des importateurs se sont vite spécialisés dans les véhicules en fin de vie en Europe. On en est arrivé à un point où toutes les voitures de moins de 10 ans sont considérées comme jeunes. L'essentiel des importations concernait alors des véhicules très âgées mais que tous les Sénégalais pouvaient s'offrir. Du coup, le problème des embouteillages n'a fait que s'intensifier. D'ailleurs, aujourd'hui il s'étend à toute la ville de Dakar. Par exemple, pour se rendre à Thiès, 3ème grande ville du pays, et qui ne se trouve qu'à 70 km, les Dakarois mettent souvent plus de 3 heures. Le même scénario se répète en entrant à Dakar. En fait, la capitale Sénégalaise n'est accessible qu'à partir d'une seule et unique voie celle de la route nationale RN1. Politique de l'autruche Le gouvernement pour venir à bout de ce calvaire que vivent les Dakarois, a préféré d'abord adopter la politique de l'autruche avant de se raviser. En effet, au lieu d'investir dans des infrastructures de transport adéquat et de développer non seulement la banlieue mais les villes satellites, de Senghor à Diouf en passant par Wade à ses débuts, les dirigeants ont préféré le laisser-faire avant d'essayer des mesurettes. Avec l'alternance, les autorités ont purement et simplement limité l'âge des véhicules pouvant être importés à 5 ans seulement. Avec ce semblant de solution, à défaut de diminuer le nombre de véhicules au moins on est arrivé à le stabiliser de manière relative. Le fait est que le calvaire est resté le même pour les Dakarois en terme de circulation. Il faut toujours deux à trois bonnes heures pour aller du centre-ville à la banlieue dans les heures de pointes. Cela n'a que trop duré. Aujourd'hui, a défaut de repenser une nouvelle ville, au moins les autorités veulent penser la ville autrement. Ainsi, tout Dakar est actuellement en chantier. "Trois des quatre grandes voies permettant d'accéder au centre-ville sont en chantier. L'Autoroute doit être refaite avec des échangeurs capables de supporter l'important flux de véhicules", explique Thierno Bademba Diallo, chargé de mission auprès de Karim Wade, à la tête de l'Agence nationale de l'OCI qui a la responsabilité de ces chantiers d'envergure. La Corniche avec un tunnel long de près de 500 m et plusieurs ponts d'envergure et d'importants hôtels 5 étoiles doit redonner au centre ville un autre visage. Enfin, la nouvelle VDN, quant à elle, avec ses quatre échangeurs, permettra de fluidifier considérablement la circulation urbaine. Pour résoudre le problème de l'entrée dans la ville de Dakar, une autoroute à péage devant relier Dakar à Thiès, la ville distante de 70 km, est en construction. Cette voie s'arrêtera à mi-chemin, mais elle ouvre des perspectives très prometteuses permettant d'entretenir un espoir comme seuls les Sénégalais savent en avoir. Mais en attendant, que ces chantiers ouverts soient finalisés, il reste encore beaucoup à faire et les travaux qui se déroulent simultanément ne font qu'accentuer le problème. Dakar est quasiment devenu invivable surtout que ce n'est pas là le seul problème. Il ne se passe pas une seule journée sans qu'à plusieurs endroits de la journée, il n'y ait des coupures d'électricité de trois à douze heure. En réalité, au Sénégal, il n'existe qu'un seul opérateur, la Senelec, qui produit toute l'électricité du pays et qui en assure la distribution dans toutes les villes. Malheureusement, il a toujours été mal géré et doit faire face à de mauvais créanciers quand simplement ses dirigeants ne se livrent pas à une gabegie. Parmi les mauvais créanciers, il y a les Industries chimiques du Sénégal qui est l'équivalent de l'OCP et qui elles aussi souffrent de la même mauvaise gestion et ont même été au bord de la faillite. Les communes et même l'Etat n'ont pas honoré leurs engagements depuis des lustres et doivent plusieurs milliards de francs CFA à la Senelec qui a même menacé de leur couper le courant. L'ensemble de ses problèmes ont fait que la Senelec ne peut plus s'approvisionner correctement en hydrocarbures pour assurer le fonctionnement de ses centrales. Et quand le pétrole est disponible, ce sont les vieilles installations qui tombent en panne. L'autre gros problème de Dakar, ce sont les ordures qui jonchent les rues lesquelles ne disposent pas de réseau d'assainissement liquide adapté et ne sont purement et simplement pas pavées. Les seules rues pavées sont celles de Dakar Plateau et de quelques autres quartiers que l'on veut chic qui finissent par être envahis par le sable. Le problème des ordures ne date pas d'aujourd'hui. Les sociétés qui se sont succédées sont presque toutes en faillite à cause de la corruption qui gangrène la communauté urbaine de Dakar et l'administration mais aussi à cause de la mauvaise gestion et du manque de moyens. La dernière société est italienne, Ama Sénégal en l'occurrence. Mais elle aussi n'a pas atteint l'objectif que lui avait assigné la plus haute autorité de l'Etat, en l'occurrence le Président Wade lui-même. De même, les inondations sont devenues nombreuses à Dakar. Pendant ces deux dernières années des centaines de familles ont dû être logées dans des écoles pendant la période de l'hivernage. De même, partout dans Dakar, les flaques d'eau s'offrent au passager et ont fini par ne plus choquer les Dakarois. En réalité, il n'y a jamais d'autre réseau d'assainissement dédié aux eaux de pluies que celui qui a été laissé par le Colon. Les promoteurs immobiliers ont tous fait l'économie de cette nécessité et les mairies ont laissé faire, le tout sous le regard intrépide de l'Etat sénégalais. Pourtant, les Sénégalais vivent cette situation avec beaucoup de philosophie, sans doute à cause de l'espoir que cela suscite. Ils disent pratiquement tous que, à la fin des travaux, tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes. La fin des travaux est pour bientôt. Le Président Wade s'est donné jusqu'au prochain sommet de l'Organisation de la Conférence Islamique (OCI) en 2007 pour terminer l'ensemble de ces travaux. Car, il faut le rappeler, les bailleurs de fonds ne sont autres que les Etats pétroliers du Golfe qui ont déversé plusieurs centaines de millions de dollars chez leur partenaire Ouest Africain pour lui permettre d'avoir les infrastructures nécessaires pour accueillir le sommet. L'espoir est donc là de retrouver un Dakar d'un autre visage, sauf peut-être chez les candidats à l'immigration clandestine. Aller ailleurs Dans les embouteillages monstres de la ville, un jeune homme d'environ 25 ans seulement tend la main pour demander l'aumône à un automobiliste juste un peu plus âgé que lui. Il n'a pas trouvé une meilleure formule que de lui dire : "qu'Allah vous aide à avoir le visa pour l'Europe". L'automobiliste qui était sur le point de lui refuser une pièce se ravisa et lui en tendit une. Dans un sourire, il dit au mendiant : "tu risques d'avoir le visa avant moi si tu continues comme ça". Cette scène résume sans doute l'état d'esprit des Dakarois en particulier et des Sénégalais en général. Tout le monde ou presque rêve un jour d'aller soit en Italie soit aux Etats-Unis ou encore en Espagne. La France, elle, depuis ses vols charters fait peur. "D'une manière ou d'une autre la famille s'associe pour réaliser ce projet, s'il n'y a pas déjà un membre de la famille à l'extérieur capable de financer le voyage pour les autres", confirme Malick Ndiaye, un jeune homme de 34 ans qui avait confié à "un passeur" la somme de près de 2,7 millions de Francs CFA, soit près de 40.000 DH pour obtenir le visa des Etats-Unis. Il n'obtiendra jamais son visa et ne récupérera son argent que 18 mois plus tard. Des arnaques au visa, il y en a des centaines que traite la justice sénégalaise chaque année. Mais, les candidats sont toujours prêts à prendre le risque pour ce rêve. Depuis près d'une année, cependant, l'immigration clandestine a pris une autre forme. Les Cubains avaient inventé les boats-people, les Marocains les pateras pour faire quelques 20 à 50 km en mer, les Sénégalais eux ont inventé les Cayucos pour faire près de 1000 km à vol d'oiseau. Ce type d'embarcation est taillé dans un seul tronc d'arbre et est utilisé depuis des siècles par les pêcheurs sénégalais, les fameux Lébous établis sur la côte de Saint Louis à Dakar. En tout cas, ils sont de plus en plus nombreux les jeunes Sénégalais qui ont arrêté de croire à un monde meilleur dans leur pays. Pour eux, le salut ne se trouve qu'à 2000 ou 3000 km des côtes sénégalaises quelque part dans les îles Canaries ou en Europe continentale un peu plus loin. Alors qu'ils étaient seulement quelques dizaines à oser faire le saut de la mort en traversant une bonne partie de l'Atlantique, aujourd'hui ce sont des milliers qui s'y lancent chaque jour. Quelques milliers arrivent sur les côtes espagnoles, alors que plusieurs autres milliers meurent. En tout cas quand on les interroge, aucun des jeunes dakarois ne condamne cette prise de risque aveugle. Au mieux, ils ont de la compassion. Et quand il arrive que de mauvaises nouvelles leur parviennent annonçant la mort d'un proche dans l'une de ces pirogues ils se rendent compte de l'énormité de la bêtise. L'oubli succède presque immédiatement au pincement de cœur tant l'envie de quitter le Sénégal pour l'Europe est grande chez la plupart des jeunes. D'ailleurs, dans les télévisions et les radios sénégalaises les drames de l'immigration clandestine n'occupent souvent qu'une très mince partie du journal, quand ils ne sont pas simplement jetés aux oubliettes. Ceux parmi eux qui ne veulent pas tenter ce chemin ne désespèrent pas un jour d'obtenir le visa pour rejoindre un pays européen afin de faire comme tous ces Modou-Modou, c'est-à-dire ces immigrés, souvent plein aux as. Car il est vrai que la différence dans les niveaux de vie est énorme avec ceux qui ont choisi de rester ou qui se sont résignés à le faire. Les exemples sont nombreux donnant malheureusement raison à ces désespérés.