L'écrivain égyptien est mort à l'âge de 95 ans. La voix la plus sereine et paisible de la littérature arabe laisse derrière elle de longues pages écrites sur l'amour, l'amitié, le don, le partage, la sincérité, les choses simples de la vie. Loin de la politique démagogique et des calculs, Naguib Mahfouz aura traversé le siècle en spectateur avisé dont le regard aiguisé nous distillait sans amertume ni morale, un point de vue humain sur le monde. Melville aurait écrit à propos de l'importance de l'écriture que «tout homme est suspendu aux récits, aux romans, qui lui révèlent la vérité multiple de la vie. Seuls ces récits, lus parfois dans les transes, le situent devant le destin.» L'oeuvre entière de Naguib Mahfouz s'inscrit dans cette approche de la révélation par le vécu. Le sien propre et celui des autres. D'abord, les siens, ceux que l'on pense connaître le mieux, puis le quartier, les visages des voisins, tous ceux qui peuplent notre quotidien ; et de là, on s'élance pour rendre universelle une pensée née de la seule pénétration de la simplicité de l'être dans la lourdeur des jours ou la légèreté de soi. Chez Mahfouz, c'est vous et moi, qui sommes mis en scène. Et l'universalité d'une telle œuvre émane de cette identification avec les personnages qui se meuvent dans un espace-temps commun à nous tous. Une fluidité des situations au fil des récits qui semblent porter en eux un poids imposant. Et là, on mesure la densité de ce que l'on lit. Plus on s'attarde sur une œuvre plus on s'imprègne de son poids. Littéralement, ce sont là des écrits solides dont l'ossature recouvre des couches et des souches entre un premier jet et d'innombrables écorchures sur l'arête des êtres. Chez Mahfouz, il y a ce souci de vraisemblance toujours porté par une foule d'indices qui, comme chez Dostoïevski, finissent par devenir proches des lecteurs. À la limite, on invente leur avenir et ils nous rassurent sur le nôtre dans un jeu de transmission d'expérience et de vécu. C'est là le génie de Mahfouz. Dans cette immense réflexion littéraire, il est question de profondes introspections qui défilent comme des almanachs de soi dont les contours demeurent inachevés. Il est aussi très à propos de parler d'une lente plongée dans les tréfonds de son entourage immédiat pour en scruter les moindres détails avant de les coucher en larges panoramas sur la surface accidentée de l'œuvre. Quand Mahfouz dépeint la société égyptienne, de ses bas-fonds à ses «harates», de ses villas cossues à ses châteaux, quand il décrit un mendiant transi d'amour ou un pacha oisif, il y met une grosse part de soi, une large portion de son être où l'on voit s'acheminer des pans entiers d'une histoire humaine, à la fois celle de celui qui triture son outil et celle, plus disparate, des autres, pour peu que l'on soit ouvert à recevoir cette multicolore vision du monde. Rien de plus coloré que l'univers littéraire de Naguib Mahfouz. Et de toute la littérature arabe ou de celle qui en traite, il n'y a qu'Albert Cossery, l'auteur de «Mendiants et orgueilleux ou «la Maison de la mort certaine» qui s'approche de cette bigarrure qui est, en somme, une fine étude de son monde. Et là, nous sommes comme dans un film de Bunùel. Nous sommes face à une impression qui marque l'imaginaire, on la trimballe tout au long des pages, et on finit par se rendre compte à la fin, que pour un détail donné à un moment de notre cheminement idéel sur l'écran des faits, il y avait cet indice qui en disait long et qui était une clef de lecture. Non comme un trait subliminal, pas plus que comme un passage furtif qui vise à distraire pour accentuer l'intérêt, mais comme une récurrence où le choix dit toute la symbolique de ce qui est donné à lire et à découvrir. Dans cette littérature qui se ballade sur plusieurs registres où l'on exploite à la fois les sacro-saintes technicités du récit et de la narration avec toute la panoplie de ses empreintes, cette multidimensionnelle réfraction du réel transvalué et le graphisme urbain dans toute sa pléthore, c'est comme un concentré de relecture des époques historiques, autant d'hommages et de clins d'œils, qui portent l'œil vers des sphères à la fois philologiques et métaphysiques sur la perception, le recul, l'analyse et la sensation. Très proche d'un Henry Miller et d'un Lawrence Durell, il accentue ses affinités avec la littérature russe de Pouchkine à Pasternak en passant par Tolstoï, Tourguéniev, Essenine et Tchékov. Et c'est là qu'il laisse se déployer une capacité élastique de dire le monde en peu de choses. Une faculté de condensation qui va à l'essentiel sans jamais laisser de côté les particularités du monde qui est le nôtre. La trilogie mahfouzienne est une saga dans la lignée des grandes œuvres littéraires qui sont le miroir d'une nation, d'un peuple, d'un univers. «Miramar», «Akhénaton le renégat», «Impasse des deux palais», autant de romans que l'on pourrait qualifier de variations sur le thème de la temporalité et qui tentent chacun à son échelle une approche de la durée, de l'espace temporel de la vie comme accointance avec ce qui nous entoure. Sans fioritures, sans remplissages, sans le moindre effet stylistique, avec juste ce qu'il faut de maîtrise de son art, Naguib Mahfouz laisse ici éclore une nouvelle lecture de notre dimension éternelle. L'écrivain capte des instants, les incruste dans des atmosphères, puis les remodèle dans le moule de la perception, la sienne propre, de là jaillit un prisme, un kaléidoscope, qui offre à chacun une large possibilité de découverte de soi. On sent l'auteur cheminer à travers des horizons multiples tous aussi riches et diversifiés les uns que les autres, mais en mettant dans chaque instant une histoire humaine. C'est cela la force d'un tel travail, remplir les moments de vie de foultitude de situations, de paysages humains qui sont autant de variantes de soi. Octroyer à l'humain une autre part de son humanité, celle qui habite à l'orée de la mémoire, quelque part entre le souvenir et la volonté de l'oubli. Biographie Né en 1911, Naguib Mahfouz a été témoin des évolutions de son pays. Nostalgique sans doute d'un certain Orient, qui est celui de sa propre jeunesse, il est en même temps hostile aux intégrismes de toutes sortes, partisan de la démocratie et de la modernité. Par-delà le caractère sociologique ou historique de cette nouvelle, c'est au fond l'existence humaine, dans toute sa complexité, qui est représentée. L'amour, le désir, la folie et la mort, la solitude, traversent chacune de ces familles, conférant à leur destin particulier une portée universelle. Il aura laissé derrière lui de nombreux romans dont : La trilogie, Le jardin du passé, Le palais du désir, La malédiction de ra, Miramar, Akhénaton le renégat, Impasse des deux palais, La Belle du Caire, Le voleur et les chiens, La quête, Le Vieux Quartier, Chimères, etc. Le seul prix Nobel de littérature pour un arabe lui a été décerné pour une œuvre foisonnante et riche où l'homme et son quotidien sont le centre de gravité d'une réflexion sur le passé et l'avenir.