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Mahfouz à Caire perdu
Publié dans Agadirnet le 31 - 08 - 2006

L'écrivain égyptien, prix Nobel en 1988, est mort hier à 94 ans. Durant près d'un siècle, ce Balzac arabe a dessiné le portrait d'une nation et clamé son amour pour sa ville natale.
Il y a une poignée d'années, un début de décembre cairote, gris et sale. Au rez-de-chaussée, deux moustachus armés montaient la garde parmi les bouquets de fleurs débordant sur le trottoir, face au Nil. Dans l'appartement, le parfum des roses se mélangeait aux jasmins entêtants, les compositions florales s'entassaient jusque sur le dessus des bibliothèques, éclatant en taches bigarrées. Enroulé dans une robe de chambre molletonnée, Naguib Mahfouz faisait le tour des bouquets reçus pour son anniversaire. «Celui-ci, c'est le comité des Nobel, celui-ci, c'est le ministre de la Culture, et celui-là encore, qui est-ce ?» interrogeait-il en caressant les fleurs, souriant comme un enfant devant un magasin de jouets. «J'ai infiniment de chance de recevoir autant d'attention», ajoutait-il en s'asseyant. Puis l'air soudain galopin, il tirait de sa poche une cigarette, et l'allumait avec gourmandise. «Je ne m'en autorise qu'une de temps en temps, en cachette de ma femme et de mon médecin.» Autour du cou de l'écrivain, un foulard soyeux dissimulait à peine la cicatrice en pleine carotide laissée par le couteau d'un fanatique, qui, en 1994, avait tenté d'assassiner le prix Nobel égyptien, coupable à ses yeux d'avoir blasphémé l'islam en personnifiant Dieu et les prophètes dans son roman les Fils de la médina (1).
L'âge et la maladie ont emporté hier matin, au Caire, le plus célèbre des auteurs arabes. A 94 ans, Mahfouz était une véritable icône en son pays, sa statue trônant (tout un symbole) à l'entrée de l'avenue de la Ligue-arabe, une des plus célèbres artères de la capitale égyptienne. Depuis plusieurs années, Naguib Mahfouz vivait reclus, fuyant les mondanités et les manifestations publiques auxquelles il était convié, prétextant sa fatigue, sa mauvaise ouïe et sa vue déclinante, excusant élégamment son absence par quelques lignes lues avec solennité par un de ses disciples. Seul un cercle d'amis proches, intellectuels, journalistes, artistes et écrivains, parvenait encore à le faire sortir de son antre, pour des dîners dans les cafés ou les bateaux-restaurants du Caire. Ces rencontres, devenues rarissimes après sa précédente hospitalisation il y a trois ans, étaient des bornes essentielles dans une vie réglée à l'extrême, lui qui n'écrivait que trois mois par an, à la saison froide.
Une somme pétrie de réalisme
Né en 1911, au coeur même de la ville fondée par les Fatimides, à l'orée du quartier populaire de Gamaleya, Naguib Mahfouz n'eut de cesse de conter et de décrire, au fil de son oeuvre, son environnement natal. Romancier de l'urbain, il ne s'intéresse guère aux campagnes et aux fellahs, aux déserts et aux villages. Un seul de ses romans modernes, Miramar, se déroule sur le littoral d'Alexandrie. Mahfouz le Cairote ne respirait que pour sa ville et son peuple. Puissants et misérables, marchands et mendiants, pieux et bons vivants, voleurs, sages, rêveurs et romantiques peuplent son oeuvre prolifique. Avec plus de quarante romans, sans compter les nouvelles ou les scénarios, elle dessine le portrait d'une nation et de ses enfants sur près d'un siècle. Une somme pétrie de réalisme qui lui aura valu le surnom de Balzac arabe. Quand il entre en littérature, comme on entre en religion, Mahfouz n'a pas 20 ans. Le jeune homme qui se dressait des listes d'auteurs à lire, sans jamais parvenir à assouvir sa soif de connaissance, veut se vouer à l'écriture. Après des études de philosophie à l'université, il entre dans la fonction publique comme son père, tout en rédigeant ses premiers articles pour la presse égyptienne. Son ambition est alors de raconter l'histoire égyptienne à travers une fresque de trente romans ; mais il interrompt son projet après trois premiers ouvrages d'inspiration pharaonique, au succès très limité. Fou de cinéma (il occupera plusieurs postes à l'organisme gouvernemental du cinéma, dont chef de la censure), Mahfouz écrit des scénarios sans délaisser son oeuvre phare, la «Trilogie du Caire» (Impasse des deux palais, le Palais du désir, le Jardin du passé), une saga au réalisme précieux, rédigée dans les années 50, alors que l'Egypte vit un tournant. A travers l'histoire de Kamal Abd al-Gawad et de ses descendants se lisent les tourments du pays, le renversement de la monarchie, puis la révolution, la fin d'une époque. Cette comédie humaine va marquer de façon indélébile la littérature du monde arabe, mariant les codes du roman européen et l'incroyable subtilité de la langue arabe. Un monument fondateur à l'influence décisive pour plusieurs générations d'auteurs, qui trouveront dans l'autre ouvrage phare de Mahfouz, la Chanson des gueux, une continuité de style et d'approche. «Aucun écrivain arabe ne peut dire qu'il n'a pas été profondément déterminé par l'oeuvre de Mahfouz», dit Alaa al-Aswany, auteur de l'Immeuble Yacoubian.
Ce sont bien sûr aussi les mutations profondes de sa propre vie que Mahfouz raconte. A commencer par un enthousiasme jamais éteint pour la première révolution égyptienne en 1919, le soulèvement contre l'occupant anglais, qu'il observe, enfant, depuis l'étage de sa maison de Gamaleya. La deuxième révolution, en 1952, qui voit la fin de la monarchie et l'arrivée de Gamal Abdel Nasser au pouvoir, laisse vite à ce patriote romantique un sentiment mitigé. Tout en saluant l'indépendance nouvelle et les acquis, notamment au niveau du système éducatif, Mahfouz regrette l'autoritarisme des Officiers libres et le manque de démocratie. Des critiques cependant formulées tardivement : certains lui reprocheront ainsi sa tiédeur, au point de ne s'être jamais impliqué directement dans les évolutions politiques de son pays, sans jamais opposer de voix dissonante aux puissants de l'époque, qu'il s'agisse de Nasser, Sadate ou Moubarak. Socialiste convaincu au moment de la révolution, il nuancera quelques années plus tard ses positions, en expliquant à l'écrivain Mohamed Salmawy que «tout système qui mène à la justice sociale est acceptable, même s'il participe du capitalisme».
Porte-parole des oubliés du tiers-monde
Dans son discours devant l'académie des Nobel, Naguib Mahfouz ­ premier et toujours unique auteur arabe à avoir reçu la prestigieuse récompense ­ avait en revanche haussé le ton, se faisant le porte-parole des oubliés du tiers-monde, des affamés d'Afrique et d'Asie, et s'inquiétant, prophétique, du sort des Palestiniens. «Ne soyez pas les spectateurs de nos malheurs, avait-il apostrophé les dirigeants internationaux. La grandeur d'un leader civilisé se mesure par l'universalité de sa vision et son sens des responsabilités envers l'humanité. Le monde développé et le tiers-monde ne sont qu'une seule et même famille. Chaque être humain en est responsable, à l'aune de son degré de connaissance, de sagesse et de civilisation.»
Ces dernières années, Naguib Mahfouz se faisait raconter la marche du monde par ses amis, lors de dîners littéraires, et continuait de commenter l'actualité dans une colonne hebdomadaire publiée par al-Ahram. Portant un regard désolé sur le chaos du Proche-Orient, il persistait à voir dans la folie de la guerre la marque de l'inculture. «Je suis du côté de la connaissance, seule voie de salut dans cet océan houleux et effrayant d'ignorance dans lequel nous sommes appelés à vivre», écrivait-il. Comme Abd el-Gawad, son personnage emblématique de la Trilogie, Mahfouz se montrait insatiable : sciences, techniques, nouveaux courants de pensée, rien ne lui échappait, tout l'émerveillait. «Mais plus j'avance en âge, plus je constate mon infinie ignorance», avait-il assuré à Libération. «Le savoir nous aide à être meilleurs, la science et la connaissance sont des cadeaux de Dieu aux hommes.»
Un credo humaniste et généreux
Une soif qui n'a jamais asséché ses convictions religieuses. Après des années de doute revendiqué, Mahfouz avait, en philosophe, ausculté les fondements de sa foi, et trouvé dans la mystique soufie la réponse à son dilemme. «Face à l'absolu et au rationalisme, il existe une autre connaissance : celle du coeur. La vérité se vit, elle s'éprouve, mais ne s'explique pas.» Et d'ajouter : «Mon islam, c'est celui que j'ai appris enfant. Les événements n'ont rien changé à mes convictions, pas même l'attentat dont j'ai été victime. Ce que je sais, c'est qu'Allah est unique. Allah reconnaît la liberté, et dit à l'homme qu'il ne doit être dépendant de personne, sauf de lui. Allah n'autorise ni la discrimination ni la violence. Si ton ennemi te demande de faire la paix, il faut la faire. Allah, c'est la paix.» Un credo humaniste et généreux, sur lequel l'écrivain s'est appuyé pour justifier son soutien aux accords de paix égypto-israéliens de Camp David négociés par Anouar el-Sadate, à l'encontre des autres intellectuels de son pays.
De même, Mahfouz assurait avoir pardonné à son agresseur, même si cet assaut l'avait laissé profondément handicapé, les nerfs du bras paralysés, incapable d'écrire. «Et je ne suis pas un homme qui dicte», soupirait-il avec tristesse, montrant les arabesques tremblantes tracées sur les calepins qu'il utilisait pour rééduquer sa main. «Pour lutter contre le terrorisme, la première chose à faire, c'est une véritable révolution de l'enseignement, assurait-il. Ici en Egypte, on ne connaît que la loi du par coeur. Tout ce qui est écrit est vrai. Il faut en finir avec cet esprit et permettre aux jeunes de développer un esprit critique, apprendre à réfléchir. La télévision doit ouvrir ses portes aux intellectuels, aux savants, aux musulmans, et à ceux qui n'ont pas de sentiments religieux. Il faut faire comprendre aux jeunes que l'islam n'est pas contre la modernité. Que l'islam est contre la violence ! Il faut bénéficier de la modernité, en profiter, l'utiliser. Il faut connaître les autres civilisations. Quand j'étais jeune, on les prenait comme références. Nos grands révolutionnaires, comme Mustapha Kamal, ou Saad Zaghloul, étaient de bons musulmans, mais aussi des hommes modernes, qui envoyaient les jeunes avec des bourses à l'étranger.»
L'hiver dernier pourtant, Naguib Mahfouz avait surpris et déçu nombre de ses amis en demandant l'autorisation d'Al-Azhar, la plus haute autorité de l'islam sunnite, pour faire enfin publier en Egypte les Fils de la médina. Condition qu'il avait réitérée il y a deux mois lorsqu'un jeune réalisateur égyptien lui avait demandé la permission d'adapter l'ouvrage à l'écran. Cette tentative, visant à se réconcilier avec les oulémas qui avaient demandé l'interdiction du roman il y a plus de quarante-six ans, a choqué : «Par sa prise de position, Naguib Mahfouz trahit son texte. Il donne une autorité illégitime à Al-Azhar en lui permettant d'avoir un droit de regard sur la littérature», avait alors estimé l'écrivain Essat al-Qamhaoui. «Il ne faut pas oublier que c'est ce livre qui lui a valu à la fois un prix Nobel et une tentative d'assassinat», tempère le metteur en scène Marwan Hamed.
«Je suis le fils de deux civilisations, pharaonique et islamique, qui formèrent un temps un mariage heureux», avait-il écrit à l'académie suédoise, lui qui, resté au bord du Nil, avait dépêché ses filles pour le représenter. De ces pharaons, Mahfouz vénérait la vision d'éternité, la grandeur et la richesse d'une civilisation millénaire. Dans l'islam, il puisait sa foi, son espérance et sa passion des sciences et des lettres. «Un regret à l'heure d'une mort vaut plus qu'une joie intense à l'heure d'une naissance», disait-il encore, citant le poète Abul Alaa al-Ma'ari. Aujourd'hui, toute l'Egypte pleure son plus brillant flambeau.
(1) Ecrit en 1959, ce roman avait commencé à être publié en épisodes, dans le journal Al-Ahram, avant de susciter la fureur des oulémas d'al-Azhar. Il n'a été édité dans sa version arabe qu'en 1967 en version expurgée à Beyrouth.


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