Avec la participation prévue d'une soixantaine de pays africains et européens et de plusieurs ONG, la conférence de Rabat sur la question de la migration veut inaugurer une approche plus globale et dans la durée d'un phénomène devenu très préoccupant. Les impératifs d'urgence ne peuvent occulter les causes profondes où Européens et Africains ont à assumer leurs responsabilités respectives devant la montée des périls. La conférence euro-africaine sur la migration se tient à Rabat ces lundi 10 et mardi 11 juillet dans un contexte particulièrement aggravé. L'augmentation croissante des tentatives migratoires vers les îles Canaries, à partir des côtes mauritaniennes et sahariennes, avec son lot de victimes toujours plus nombreuses a succédé aux assauts collectifs pour escalader les enceintes barbelées de Mellilia qui avaient défrayé la chronique au cours de l'automne 2005. La pression ou plutôt le choc migratoire sont devenus plus intenses et plus préoccupants. Confronté à ses propres problèmes de migration clandestine le Maroc se retrouvait aux prises avec la montée soudaine de flux en provenance d'Afrique subsaharienne et d'autres régions du monde. Le problème, d'une extrême complexité puisqu'il traduit à la fois les déboires des Etats et des sociétés africaines ainsi que les déséquilibres de la mondialisation libérale, revêt des aspects sécuritaires à court terme et des dimensions politique, économique et culturelle d'ordre structurel. La montée des périls liés au phénomène migratoire exige plus que jamais une prise en charge plus consciente et plus résolue, à l'échelle internationale. Ce qui implique tout d'abord que s'établissent des échanges et une concertation un tant soit peu consistants entre les pays de départ, de transit et de destination des flux migratoires. C'est face à l'urgence que le Maroc et l'Espagne ont pris l'initiative de réunir une conférence euro-africaine à la suite d'une visite du ministre des affaires étrangères espagnol, Miguel Angel Moratinos à Rabat en octobre dernier alors que le drame des assauts sur Mellilia avait éclaté. La France et le Sénégal ont soutenu cette initiative et après des contacts avec plusieurs pays africains et européens, rendez-vous a été pris pour organiser l'actuelle conférence. Initiative maroco-espagnole Un hic est cependant survenu avec le refus du pouvoir algérien de prendre part à cette rencontre alors que Rabat lui avait adressé une invitation pressante. Les calculs mécaniquement hostiles au Maroc ont prévalu alors que l'Algérie est un pays essentiel de transit des migrants qui se déversent sur le territoire marocain. Le prétexte fourni par Alger est qu'il ne participe qu'aux réunions organisées dans le cadre de l'Union africaine. La tentative algérienne de provoquer une conférence concurrente sur la question migratoire sous l'égide de cette Union n'a pas abouti. Lors du dernier sommet de l'UA, début juillet à Banjul, les représentants d'Alger n'avaient qu'un seul objectif : inscrire la question du Sahara à l'ordre du jour, ce qui a été vite écarté car les chefs d'Etat africains avaient d'autres sujets plus concrets à débattre (Darfour, Somalie, problèmes économiques, poursuites contre de sanglants dictateurs comme Habre, etc…). Le ministre espagnol des affaires étrangères était dans les coulisses de ce Sommet pour sensibiliser les responsables africains à la question des migrations clandestines. Au lieu d'assumer sa part de responsabilité, le pouvoir d'Alger s'enferme dans son obsession anti-marocaine et manifeste une hostilité de mauvais aloi envers l'Espagne et la France, celle-ci étant qualifiée par le journal algérien «La Tribune», de «traditionnel allié du palais royal marocain ». Et Bouteflika de se lancer, à l'occasion de l'anniversaire de l'indépendance, dans une nouvelle violente diatribe contre «la barbarie du colonialisme français», à laquelle personne du côté français n'a jugé utile de répondre. Situation d'urgence Le Maroc étant pour sa part, principalement concerné et faisant face à l'aggravation du phénomène migratoire est vivement sollicité par ses partenaires européens. D'où la nécessité pour lui d'essayer de jouer un rôle plus actif et de convaincre tous les pays concernés de la nécessité d'adopter une approche à la fois moins laxiste et plus globale de cette question. La conférence de Rabat s'inscrit dans cette recherche d'un équilibre, jusqu'ici introuvable, entre l'effort pour contenir les flux migratoires et celui en faveur du développement local et de la création d'emplois dans les pays et les régions les plus névralgiques. Les Européens proposent d'inscrire les mesures qu'ils préconisent dans le cadre d'un programme de maîtrise des flux sur la période 2006-2013. Ces mesures à court et à moyen terme doivent répondre à une situation d'urgence. Un projet de «plan d'action pragmatique et audacieux avec des actions rapides et tangibles» fut éxaminé lors d'une récente réunion à Dakar. Il comprend des «mesures drastiques» dans l'immédiat pour juguler l'émigration clandestine : volet répressif renforcé, systèmes plus efficaces de contrôle, de barrage et de refoulement vers les pays d'origine avec plus de moyens pour identifier les nationalités. La lutte contre les réseaux mafieux qui constituent les filières d'immigration clandestine et s'adonnent à la traite des êtres humains sera accentuée et implique une plus grande coopération en matière judiciaire et policière. Cet aspect répressif qui est, du reste, décrié par les ONG qui se mobilisent pour la défense des migrants, ne va pas sans difficultés. Il implique des moyens financiers et des équipements suffisants que les Européens devraient mettre à la disposition des pays d'embarquement clandestin, comme la Mauritanie, le Maroc ou le Sénégal. La lutte contre les réseaux mafieux exige aussi des moyens et une coopération plus effective quand on sait les complicités et les trafics qui y sont liés tant en Afrique qu'en Europe. Impératifs contradictoires Il y a cependant une exigence qui va s'imposer davantage, celle qui consiste à mettre en œuvre, parallèlement aux mesures répressives, des actions d'ordre économique, social et humanitaire. Sur ce plan les rares interventions n'ont pas eu d'impact durable et on est resté le plus souvent sur des vœux pieux. Des financements et des dispositifs plus conséquents vont-ils être envisagés pour développer la coopération économique et les échanges commerciaux ? Pour l'instant il s'agirait plutôt de « recenser et d'optimiser les moyens institutionnels existants ». Des fonds d'intervention pour le développement local dans les zones fortement touchées par l'exode rural seraient à l'étude et viseraient à mieux cibler les aides pour fixer les migrants potentiels. L'émigration légale et contrôlée devrait par contre être favorisée grâce à la simplification des procédures qui la régissent (contrats et visas). Jusqu'où la conférence de Rabat permettra-t-elle d'avancer vers un plus grand équilibre entre les impératifs, jusqu'ici contradictoires, d'ordre sécuritaire et d'ordre économique ? Les diplomates marocains soulignent que « la conférence ne s'inscrit pas dans une logique de confrontation» et que l'essentiel est que prévale enfin la volonté d'examiner plus sérieusement le problème de la migration. Jusqu'ici les perceptions et les approches du phénomène par les pays du Sud et ceux du Nord sont restées divergentes. Alors que la mondialisation s'est traduite par un déséquilibre croissant au détriment des premiers, les limitations de l'accueil des migrants n'ont cessé d'être plus sévères. Si pour les Etats africains l'émigration constitue une soupape pour évacuer le trop-plein de chômage et pour assurer de nouveaux revenus, pour les pays européens les capacités d'accueil se restreignent. Même si ces pays ont besoin de l'immigration pour disposer de main-d'œuvre ou de cerveaux dans plusieurs secteurs de leur économie, ils sont confrontés à un chômage interne devenu structurel et à un état d'esprit marqué par la peur de l'avenir et par la fermeture sur soi face à des « autres » perçus comme plus « dangereux ». L'Afrique en péril Même si les aspects urgents visant à contenir et décourager les flux migratoires semblent prédominer du côté européen, la conférence de Rabat doit inaugurer une réflexion plus globale et plus pratique pour ne plus occulter les différents aspects d'un phénomène voué à s'aggraver. Il est certain que l'Afrique est, elle aussi, renvoyée à ses propres réalités. Les problèmes qui sont à l'origine de l'émigration ne sont pas seulement dus à la domination des ex-colonisateurs ou à la mondialistion. Ils sont pour une grande part liés à la destructuration des sociétés et des économies du fait de politiques prédatrices et de conflits internes destructeurs se traduisant par des massacres en masse, des déplacements de population, des catastrophes écologiques. Les poussées migratoires sont la résultante de ces graves maux qui frappent nombre de pays africains et qui vouent des millions de personnes à la misère, l'insécurité, les épidémies et le désespoir. C'est la faillite de nombre d'Etats et d'élites ainsi que les fourvoiements dans des divisions centrifuges et dans des mythes régressifs qui sont ainsi mis en évidence. Ils ont rendu encore plus explosifs les problèmes liés à la croissance démographique et à l'urbanisation accélérée alors que les économies locales ont été souvent vouées à la destruction. Si l'on doit exiger des Européens qu'ils évoluent dans leur approche des problèmes migratoires et qu'ils accordent autant d'importance aux nécessités du développement qu'aux préoccupations sécuritaires, il est tout aussi capital que l'Afrique se remette en cause et combatte les démons qui la mettent en péril.