Jamaât Abou Hafs ou le Salafisme sans Jihad En plein été 1999, certains milieux ont commencé à propager des informations selon lesquelles une organisation de la Salafia Jihadia (Salafisme combattant) se serait implantée au Maroc. Ces informations ont, bizarrement, coïncidé avec les menaces proférées par Ben Laden à l'encontre des intérêts occidentaux et américains en particulier. Certains milieux diplomatiques américains sont même allés jusqu'à confirmer la préparation, en juillet 2001, d'un complot anti-américain au Maroc. Mais après les événements du 11 septembre 2001, les services de sécurité marocains ont fini par être persuadés de l'existence d'une organisation relevant de la Salafia Jihadia, sans en avoir pour autant des preuves tangibles. A partrir de ce moment, il était devenu nécessaire qu'il y ait un quelconque fait qui corroborerait cette hypothèse. C'est pourquoi, on comprend aisément l'engouement des médias et des autorités publiques sur l'affaire de l'assassinat par les éléments d'Assirat Al Moustakim du jeune Kerdoudi. Et on comprend l'empressement qui a prévalu d'assimiler Assirat Al Moustakim à la Salafia Jihadia. La même attitude a été constatée lors de l'arrestation de Abou Hafs à Fès et Abou Aiman, dont le groupe a été, également, apparenté à la Salafia Jihadia. Donc, pour mieux comprendre les tenants et aboutissants de la Salafia Jihadia, il faut revenir aux conditions de sa création, à son idéologie et à ses structures organisationnelles. Genèse de la Salafia Jihadia Le courant de la Salafia Jihadia, dans son expression directe, est né de la scission qui est survenue dans les rangs de l'institution religieuse officielle d'Arabie Saoudite après la deuxième guerre du Golfe et surtout après l'autorisation accordée aux troupes américaines d'installer leurs bases sur la terre sacrée. Lors de cet épisode, plusieurs Oulémas ont considéré que les forces impies ne devaient pas fouler le sol sacré de l'Islam et ont ouvert ainsi un front de refus vis-à-vis du pouvoir politique. Parmi les contestataires les plus en vue figurait Oussama Ben Laden qui a préféré quitter son pays en signe de protestation. C'est ainsi que plusieurs contingents de militants salafistes se sont formés pour aller combattre en Afghanistan, soutenus en cela par les autorités saoudiennes. Mais après la deuxième guerre du Golfe, ces salafistes ont rompu tout lien avec les autorités de Riyad. C'est pour cela qu'il faut dire que la Salafia Jihadia est la contradiction de la Salafia Wahhabite. Autrement dit, la Salafia Jihadia a dépassé le Wahhabisme en tant que courant idéologique. La Salafia Jihadia est non seulement une idéologie, mais également un mouvement d'action qui aspire, à travers sa légitimité de combat, à se substituer au pouvoir politique en place. Comment s'est opéré ce changement survenu dans le salafisme ? Il y a pour cela deux raisons : 1- La première a trait à la personnalité de Ben Laden qui, en plus de son encadrement des Afghans arabes, constitue également un symbole de la Salafia Jihadia, 2- La deuxième a trait à la cohésion des rangs survenue entre les Afghans arabes et la Salafia Jihadia en terre d'Afghanistan. Cette cohésion sur le terrain pousse à analyser les points de concordance et de divergence entre les deux composantes. Pour cela, il y a un indice qui permet de distinguer l'un de l'autre. Les Afghans arabes ont préféré, après la fin de la guerre afghano-soviétique ( 1978-1989), rejoindre leurs pays d'origine pour y constituer des groupes appelés à démanteler le pouvoir en place. C'est le cas des Egyptiens qui ont constitué la Jamaâ Islamiya, Talaeâ Al Fath ( Pionniers de la victoire) ou des Algériens qui ont constitué le Groupe islamique armé (GIA). Ceci, alors que les tenants de la Salafia Jihadia ont préféré continuer le combat sur le terrain, notamment en Tchétchénie et dans les autres républiques ex-soviétiques du Caucase et de l'Asie centrale. Mais ceci n'empêche pas l'existence d'organisations salafistes jihadistes locales, comme c'est le cas en Algérie de la Jamaâ Salafia Lidaouaâ Wal Kital ( Groupe salafiste pour le prêche et le combat). Quels sont les points de convergence entre la Salafia Jihadia et les Afghans arabes ? A notre avis, il y a trois points de convergence. - Les deux courants en appellent à la constitution d'un internationalisme islamique, - Les deux courants adoptent la même tactique pour affronter les pouvoirs en place , notamment en s'attaquant aux secteurs névralgiques de l'économie et de la politique des Etats arabo-musulmans, - Les deux courants bannissent les autres groupes islamistes accusés de collaboration avec les pouvoirs en place surtout s'ils acceptent les règles démocratiques. Tout observateur du parcours de la Salafia Jihadia ne peut que s'étonner de son aptitude à s'approprier l'idéologie des autres courants islamistes tels Attakfir Wal Hijra ( Excommunication et retranchement), les Afghans arabes ou autres mais sans qu'elle les adopte intégralement puisqu' elle a ses propres principes énoncés par son guide Abou Omar Ben Mahmoud, plus connu sous le nom de Abou Katada, auteur de l'ouvrage de référence de la Salafia Jihadia “ Le Jihad et l'Ijtihad : observations sur la méthode ” dans lequel il proclame : - L'excommunication de tout pouvoir et société, -L'excommunication de toute pensée démocratique, - L'adhésion au combat contre le despotisme. Salafia Jihadia au Maroc : état des lieux Le Salafisme wahhabite était présent au Maroc depuis bien longtemps. Il n'est pas nécessaire de revenir sur la période du règne de Moulay Slimane (1792-1822) qui l'a combattu par tous les moyens. Nous nous contenterons de suivre le parcours de l'un des symboles de ce courant au Maroc. Il s'agit de Takyeddine Hilali. Né en 1893 dans la région de Rissouni au Sijilmassa, Hilali a appris le Coran à l'âge de douze ans. A l'âge de vingt ans, il partit en Algérie où il s'installa pendant sept ans, pour suivre les cours du Cheikh Mohamed Sidi Ben Lhabib Chenguiti. Il retourna à Fès où il suivit les cours du Cheikh Fatimi Cherradi à la Qaraouyine. Mais, c'est Cheikh Mohamed Ben Larbi Alaoui qui devait jouer un rôle essentiel dans le changement de ses choix, notamment en divorçant avec le Soufisme dans sa forme Tijanie pour épouser le Salafisme. En 1921, Takyeddine Hilali se rendit au Caire où, pendant une année, il rencontrait Rachid Reda, après quoi, il se rendit en Inde où il suivit les cours du Cheikh Abderrahmane Ben Abderrahim Lembarki Al Oudri. Il se rendit ensuite à Bassorah où il séjourna trois années avant de se rendre en Arabie Saoudite où il séjourna en tant qu'hôte du roi Abdelaziz qui le désigne contrôleur des enseignants d'Al Masjid Annabaoui. Il devint, par la suite, doyen des enseignants de la littérature arabe de la faculté des lettres de l'Inde. Il dut revenir à Bassorah pour se rendre à Genève où il fut l'hôte de Chakib Arsalane qui l'a cautionné auprès de l'université de Bonn, en Allemagne, pour y enseigner la littérature arabe. En 1940 il soutint sa thèse de doctorat et obtint un diplôme d'études supérieures en linguistique allemande. En 1942, Takyeddine Hilali retourna au Maroc où il s'installa dans la zone sous protectorat espagnol et en 1944, il fut nommé directeur de la bibliothèque Moulay Hassan de Tétouan. Il publia en 1946 la revue “ Lissan Eddine ” (La voix de la religion) et en même temps, il fut le correspondant au Maroc du journal des Frères musulmans dirigé alors par Hassan Al Banna. En 1947, il se rendit en Irak où il enseigna la littérature arabe et la rhétorique à l'université de Baghdad et ce jusqu'en 1959. Il retourna au Maroc où il intégra le corps enseignant de l'université Mohammed V. En 1968, il se rendit encore une fois en Arabie Saoudite où il enseigna, jusqu'en 1974, à l'université islamique. Il revint au Maroc pour s'y installer définitivement et se consacrer au prêche notamment dans les mosquées d'Aïn Chok, la mosquée d'Al Koudia, Al Masjid Al Kabir de Hay Mohammadi et la mosquée de Moulay Youssef. Takyeddine Hilali s'est éteint à Casablanca le 22 juin 1987. Le salafisme wahhabite continua à se propager après la mort de Takyeddine Hilali, surtout grâce à Abderrahman Al Maghraoui, de Marrakech, qui en porta le flambeau. Mais lors de la deuxième guerre du Golfe et l'installation des bases américaines en Arabie Saoudite, un vif débat s'est enflammé dans les rangs des Wahhabites marocains à l'instar de leurs homologues des autres pays arabo-musulmans. Les prémices de la scission ont atteint deux niveaux. Sur le plan éducatif, d'abord, certains salafistes ont pris leur distance vis-à-vis d'Al Maghraoui qui est le président de “ l'Association pour le Coran et la Sunna ”. Ils devaient constituer le 30 octobre 1993 à Marrakech, une autre association qu'ils appellent “ Association d'Al Hafid Ben Abdel Barr ” dont l'objectif est de contribuer à former les jeunes autrement, tout en accusant Al Maghraoui et ses disciples de manque de clarté dans la vision et la méthode. Sur le plan politique, ensuite, la scission du salafisme wahhabite a propulsé au devant de la scène Mohamed Fizazi en tant que symbole du nouveau salafisme qui bannit les salafistes ayant fait allégeance à l'Arabie Saoudite. Mohamed Fizazi dit dans son ouvrage “Rissalat Al Islam Ila Mourchid Jamaât Al Adl Wal Ihsane” ( Message de l'Islam au guide du groupe Al Adl Wal Ihsane), publié à Tanger en 1993 : “ Qui sont ces messieurs qui se disent salafistes ? Sont-ils de ceux qui font allégeance aux Saoudiens qui les approvisionnent généreusement ? Nous constatons qu'ils se rendent une fois par an, voire deux fois, en Arabie Saoudite pour faire allégeance et s'approvisionner. Ces messieurs ne sont pas des salafistes, ils sont des Saoudiens qui se sont transformés en hommes d'affaires ”. Ainsi, donc, la Salafia Jihadia s'est établie à travers deux étapes. - La première est antérieure au 11 septembre où ses tenants se concentraient sur la portée idéologique et le prêche pour affronter la société et le pouvoir impies. Et c'est justement là où il faut distinguer entre la Salafia Jihadia et le groupe Attakfir Wal Hijra qui ne prévoyait l'affrontement qu'après la Hijra (le retranchement), - La deuxième survient après les événements du 11 septembre où le critère d'appartenance à la Salafia Jihadia se situe au soutien d'Oussama Ben Laden et à l'organisation d'Al Qaïda. Par conséquent, il fallait approuver l'attentat du World Trade Center considéré comme une forme du Jihad. Cela dit, faut-il parler de l'existence d'un cadre organisationnel de la Salafia Jihadia? Tous les indicateurs mènent vers l'affirmation que ce courant existe au Maroc en tant qu'idéologie dépourvue d'une structure organisationnelle. Cette constatation est corroborée à travers trois éléments : - Certains symboles de ce courant refusent l'appellation “ Salafia Jihadia ”. C'est la cas de Mohamed Fizazi et Abou Hafs qui se disent “ Ahl Sunna wal Jamaâ ”. Or, cette appartenance n'est qu'idéologique. Mais d'autres comme Abdelkrim Chadli ne voient aucun inconvénient à l'appellation Salafia Jihadia. - Certains adeptes de la Salafia Jihadia ne dépassent pas, dans leur message, le cadre de la dénonciation des Etats-Unis et le soutien verbal à Oussama Ben Laden, considéré comme un compagnon du prophète de l'ère moderne. - Ce qui est connu comme le groupe d'Abou Hafs ne constitue pas un cadre organisationnel autant qu'il s'est exprimé à travers des faits improvisés commis par des disciples d'Abou Hafs. Ce dernier a même été interpellé à cause de son soutien public à Ben Laden et non pour des raisons ayant trait à l'organisation d'une structure de combat. D'ailleurs, même le comportement des services de sécurité à l'égard de la Salafia Jihadia s'est toujours illustré par sa dimension préventive. Ces services ont parfois formulé l'hypothèse de l'existence de structures organisationnelles et interpellé un certain nombre de personnes sans toutefois aboutir à des résultats probants. C'est pourquoi ces personnes ont toutes été relâchées comme c'est le cas d'Abou Taha. Malgré le tapage médiatique autour du danger de la Salafia Jihadia, il y a lieu de faire deux constats majeurs : - La différence entre le Salafisme wahhabite et la Salafia Jihadia se situe au niveau organisationnel, - La Salafia Jihadia est dépourvue de structures organisationnelles, ce qui rend les adeptes de ce courant des Salafistes sans Jihad ( combat).