Voilà 25 ans en Ukraine, alors république soviétique, le réacteur n° 4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl explosait. Jusqu'à la catastrophe de Fukushima au Japon, en mars 2011, il s'agissait du plus grave accident atomique du XXème siècle. Un événement terrifiant dont tout le monde se souvient comme si c'était hier, à Moscou ou à Paris, à Bucarest, à Varsovie ou à Berlin. par Sylvie Braibant Evoquant la catastrophe nucléaire en cours au Japon, les Izvestia du 17 mars 2011 - quotidien de Moscou, phare de la presse soviétique au temps de Tchernobyl -, prévenaient : "l'expérience russe nous a appris une chose : l'angoisse est plus dangereuse que la radioactivité." Certains experts prétendent en effet que la peur panique consécutive à l'explosion du 26 avril 1986 de l'un des réacteurs de la centrale nucléaire de Tchernobyl en Ukraine a fait plus de morts que les conséquences sanitaires de la fusion du plutonium. Pendant 48 heures, aucune image illustrant cet accident majeur, provoqué par une panne d'électricité, n'avait été montrée, ni aux Soviétiques, ni au monde. Mikhaïl Gorbatchev, l'homme de la perestroïka et de la glasnost (la fameuse transparence), vivait là sa première épreuve du feu, incapable de tenir l'une de ses promesses : informer, dire la vérité. L'angoisse monta de plusieurs crans lorsque les premiers reportages furent diffusés. ON LES APPELAIT LES LIQUIDATEURS On vit d'abord des silhouettes lointaines, courant en tout sens, sur les décombres de béton. Au-dessus d'elles, un hélicoptère tournait en rond. On sut alors qu'il s'agissait de pompiers, auxquels on avait demandé de lutter contre un ennemi invisible, la radiation. Vêtus de masques à gaz sommaires et de combinaisons qui ne semblaient pas très étanches… Visages invisibles, héros discrets, allant et venant sur les murs détruits de la centrale en fusion. On les appelait de ce terrible mot, les "liquidateurs", comme si par leur nombre, ils allaient pouvoir terrasser la pieuvre radioactive : ils furent 500 000 ainsi envoyés au front. En 2006, 20 ans plus tard, déjà 20 000 d'entre eux étaient morts de pathologies rares, mais surtout de cancers. Aujourd'hui, les vêtements sont plus résistants, les masques à gaz plus efficaces, sans doute. Mais les ombres de mars 2011 à Fukushima, ressemblent comme des jumelles à celles d'avril 1986. Les centrales sont, nous dit-on, plus sûres. La preuve par le Japon. Et voici que les liquidateurs entrent à nouveau en action. Comme dans un copié collé, ils courent dans les ruines d'une machine infernale, où trois des quatre réacteurs refusent de refroidir, tandis qu'à Tchernobyl il avait suffi d'un seul pour contaminer toute l'Europe, mais finalement pas autant qu'on le craignait grâce à ces minuscules bonshommes qui arrosaient les atomes hors contrôle. JE ME SOUVIENS... J'allais avoir 30 ans et je me souviens de ces images floues comme si je les revoyais tous les jours. Ces journalistes auxquels nous avons posé la question se remémorent eux aussi avec une netteté intacte cette journée si particulière. Youri Kovalenko, correspondant des Izvestia à Paris : Je me souviens que quelques jours avant l'explosion, un académicien qui dirigeait le programme nucléaire avait déclaré : la centrale nucléaire de Tchernobyl est aussi sûre qu'un samovar sur la place Rouge. Anna Naprowskoia, correspondante de la Gazeta Wyborcza (Pologne) à Paris : Je me souviens d'une grande peur, énorme. J'avais peur de sortir de la maison juste après avoir appris cette nouvelle. Néanmoins j'ai été obligée d'aller chez le médecin avec mon bébé pour lui donner un médicament (le liquide de lougola) et sur place il s'est avéré que j'ai dû aussi le prendre car j'étais enceinte. J'avais peur que mes enfants soient déformés. Tous les Polonais paniquaient Tous avaient peur de sortir, de respirer, de vivre. Le gouvernement de cette époque a renoncé de construire une centrale nucléaire après des manifestations très violentes. Raluca Lazar, correspondante d'Antena 3, radio roumaine, à Paris : Je me souviens des vacances de printemps chez grand-mère. J'ai 12 ans mon petit frère en a 9 et on est bien chez elle. Là au moins on n'entend pas maman se demander comme toutes les Roumaines : "Qu'est-ce que je vous ferai à manger demain ?” - dans ce pays où la nourriture paraît le principal but dans la vie. Un matin le téléphone sonne c'est maman qui parle fort. On nous interdit de sortir dans le jardin – mais pourquoi tu nous punis grand-mère il fait beau regarde - et on allume la radio. La monochromie des dépêches sur Ceausescu est coupée par un mot exotique : Tchernobyl. C'est quoi une centrale atomique – le seul mot qu'on connaît contenant "atomique" c'est "bombe", pas "centrale" – ça doit être mal mais combien mal ? On n'y comprend rien sinon que c'est une catastrophe tout près de chez nous. Dire qu'on n'a rien senti rien entendu... De l'autre côté de la route – mamie habite juste en face d'une caserne - dans la cour des militaires l'habituelle lenteur des exercices est remplacée par des masques à gaz et des combinaisons blanches qui tournent en rond. Dehors tout est fleuri mais le silence est bizarre. Les vieux de la rue regardent inquiets le vent qui se lève – il vient du nord c'est pas bien la saloperie viendra sur nous. Et puis papa arrive avec des petits comprimes d'iode - ils sont sucrés et rose pâle. Il sort seul voir son petit potager et la vigne qui se remet vite après un hiver très long. A quoi bon tout ça, il a l'air de se dire. On ne comprend toujours pas pourquoi il faut rester confinés et on ressort notre argumentaire : mais grand-mère l'air vient de partout il passe sous les portes et par les fenêtres s'il y a quelque chose dans l'air on le respire de toute façon... Puis c'est dimanche et mamie voit par la fenêtre les soldats torse nu au soleil en train de jouer au foot... Elle les regarde comme ils s'amusent on dirait des gamins elle réfléchit et puis elle dit bon allez-y, de toute façon, il faut respirer, il faut mange,r il faut continuer à vivre... On va mieux laver nos tomates et puis c'est tout. Dorothea Hahn, correspondante de la Tageszeitung (Berlin) à Washington : Je me souviens, je venais de m'installer à Berlin. Le 26 avril 1986 s'annonçait u-e journée sans événement particulier. C'était un printemps particulièrement doux. Le jour où nous avons su ce qui se tramait à quelques milliers de kilomètres, plus a l'est, je me suis réveillée avec des gouttes d'eau sur le pied gauche. Nous dormions déjà avec la fenêtre ouverte. Il avait plu cette nuit. Pendant des mois, j'ai guetté anxieusement des changements sur ce pied-là. En même temps, les Berlinois commençaient à déposer leurs chaussures devant les portes des appartements. Histoire de pas amener la radioactivité à l'intérieur. Le printemps s'est transformé en un été sans fruits ni légumes. Et sans bains de soleil au bord du lac. Ceux d'entre nous, qui avaient des enfants en bas âge, discutaient de leur départ de Berlin. Mine Kirikkanat, éditorialiste au Cumhuryiet, Istanbul,Turquie : Je me souviens d'une histoire de thé. Un "thé” au goût amer de la dictature, pour les Turcs. La tragicomédie est arrivée par le nord-est, la région la plus pluvieuse du pays où l'on cultive tout le thé noir, boisson nationale, qu'un Turc qui se respecte boit à longueur de journée, parfois jusqu'à 20 ou 30 tasses. Cela aurait trop coûté d'importer tout le thé que l'on consommait et le gouvernement n'a pas osé dire au peuple que le thé était hautement radioactif. Le général Kenan Evren déclara même publiquement que la radioactivité renforçait les os ! Premier ministre à l'époque, Turgut Özal, affirma : "Le thé radioactif est meilleur !” Mais c'est le ministre de l'Economie et de l'Industrie Cahit Aral qui enfonça le clou, en buvant une tasse de thé devant les caméras, tout en jurant sur sa foi musulmane qu'il était parfaitement inoffensif. Ana Navarro Pedro, correspondante de l'hebdomadaire portugais Visao à Paris : Je me souviens que le 26 avril 1986 j'arrivais à Paris sur un petit nuage de bonheur : j'avais décroché un stage au journal Le Monde en mai, malgré le handicap de la langue. Quand la première alerte d'un nuage radioactif est partie de Suède, le 28, je me suis d'abord demandé quel impact cela pourrait avoir sur mon stage ! L'inquiétude est venue plus tard, quand de Lisbonne me parvenaient des nouvelles alarmistes sur la nourriture contaminée, ou l'arrivée dans les plages du sud de mamans allemandes fuyant avec leurs nouveaux-nés la Bavière. Un ton alarmiste qui contrastait avec la tranquillité des Français, apparemment protégés par une toute puissante ligne Maginot anti-radioactive. Vibeke Knoop Rachline, correspondante de l'Aftenposten norvégien, à Paris : Je me souviens du silence. Etant bernée par les - fausses - informations en France, je n'ai pas immédiatement saisi la véritable catastrophe. Mais à la vue des rayons fruits et légumes quasiment vides en Norvège l'été suivant, j'ai compris. Ils étaient presque vides, une fois retiré tout ce qui était contaminé. Et nos lacs le sont encore. Matt Sanchez, journaliste à Fox News (Etats-Unis) : Je me souviens, j'étais à l'école secondaire au nord de la Californie. Ils ont passé les images et tout le monde en parlait et se demandait si la même chose pourrait se reproduire en Californie. Le réacteur à Diablo Canyon était très contesté, à l'époque. Tchernobyl c'était l'apocalypse nucléaire, et un étrange mélange de tragédie et de triomphalisme américain sur le communisme. Source : www.tv5.org