Bientôt. Je vous ai déjà dit : je rentre bientôt. Je n'aime pas beaucoup parler de la date. Les gens me reposent toujours la même question. Cela fait longtemps qu'ils ne m'ont pas vu. Tellement longtemps qu'ils ont presque oublié à quoi et à qui je ressemblais. Pour le moment, je suis toujours là. A des centaines de kilomètres de vous, de toi mon pays, de toi ma mère, de toi mon père et de toi ma sœur. Les gens se demandent ce qui me retient dans l'exil. Quelques uns n'arrivent pas à comprendre ce qu'il y a de doux et d'irremplaçable dans ce sentiment de nostalgie. A travers la vitre de ce bus vert qui m'emmène au boulot chaque matin, je souris. C'est beau l'exil. C'est beau la nostalgie. C'est beau ce double jeu entre les espaces verts de Croissy et les plats de ma mère à Rabat. Je souris encore une fois car je sens que « je vis ». Quand je prends ce bus chaque matin, quand je reste debout le long du trajet et que je voyage tel un aveugle ébloui entre les lignes de Sartre le temps de 7 minutes. Quand j'appuie de ma main ferme sur le bouton rouge et que le message « Arrêt demandé » s'affiche au dessus de la tête du chauffeur. Quand ce bus me dépose sur une avenue à sens unique et que le vent frais du matin m'accueille et me dit bonjour. Quand je marche seul sur l'herbe mouillée et que je vois mes chaussures noires achetées il y a deux ans dans un centre commercial à 15 euros, quand je les vois mouillées par les gouttelettes d'eau au fur et à mesure que j'avance. Quand les voitures me dépassent et que je poursuis du regard les chauffeurs fous du matin, quand j'arrive fredonnant un air de raï et de nostalgie, quand je tape le code d'entrée et que la porte jaune d'accès s'ouvre dans un bip assourdissant. Quand je m'en vais saluer mes collègues du rez-de-chaussée, la secrétaire avec son grand sourire joyeux, Anne avec qui je suis devenu intime et à qui je fais la bise dans une sorte de complicité presque parfaite, Ségolène avec son demi-sourire et sa main ferme. Et puis quand je viens me poser sur ma chaise bleue devant l'écran de mon ordinateur et mon cappuccino du matin, quand j'entrouvre la deuxième porte du bureau pour voir entrer la fraîcheur du matin et que je vois loin dans les airs un avion qui survole ma tête et mes pensées. Quand je comprends que « je vis ». Donc c'est bientôt. C'est pour très bientôt. Cinq, sept, ou dix jours ; peu importe. C'est bientôt. A quelques jours, je commence à me préparer. Les gens ne la connaissent pas cette préparation. Elle est animée d'une sorte d'excitation bizarre qui me noue le cœur et la gorge et me plonge des fois dans des instants de vide unique. Quand je pense à mon retour, je pense à mon père et à son regard sérieux et tendre à la fois, ma mère et son corps débordant de chaleur et de douceur, à ma sœur et ses larmes fraîches et ses questions interminables. Et puis je pense à toi. Vais-je te revoir ? Quand ? Où ? Comment ? Et je ne peux m'empêcher de voir toutes ces questions défiler devant moi au fur et à mesure que les jours passent. Tout le jeu de la nostalgie se déroule dans des cercles d'interrogations têtues. Le voyageur exilé qui habite en moi se laisse aller, se fait surprendre, se reprend puis sombre dans les remous de ces questions qui essaient de rallier passé et présent, ancien et nouveau, souvenirs et actualités. Le départ est pour très bientôt. Dernière journée au bureau. Derniers préparatifs. Dernières salutations. De retour à la résidence, je vois que le ciel a quelque chose de sombre. Les nuages ne défilent plus. Les arbres semblent plus figés que jamais. Je tire derrière moi mon sac bleu plein à craquer et c'est comme si je tirais les souvenirs de ces journées d'été passé en banlieue parisienne. En jetant un dernier coup d'œil sur Torcy, je comprends que je suis entrain de tourner l'une des petites pages de ma vie. Ce sac est lourd et cette tête qui est la mienne tarde à se détacher du décor. Le sac que je tire est lourd et le train qui s'arrête à mes pieds est plus sombre que le ciel. Au moment où le train avance, je suis déjà avec vous. Je me libère des cercles étouffants des questions de départ et d'arrivée et je m'en vais vous rejoindre à la limite du rêve. Après un an, c'est plus qu'un amour, plus qu'une passion, plus qu'une impatience. Les mots qui se perdent à la limite de ce rêve qui m'engloutit, je ne les retrouverais plus. Peu importe. Je suis déjà assis sur mon siège bleu et l'hôtesse maquillée à outrance me fait signe d'attacher ma ceinture. Devant moi mon passeport vert, deux journaux, un roman et un crayon de papier. A travers le hublot, je crois lire entre les nuages « Bientôt…Bientôt... ».