C'est ce soir que je reprends. J'ai longtemps hésité mais j'ai décidé finalement de reprendre. Je la voyais venir, cette envie de reprendre à nouveau, et je le sentais ce désir incontournable de voir les mots s'échapper, voler puis venir se poser sur la page blanche. J'ai longtemps hésité car j'avais peur d'échouer. La peur d'écrire des phrases plates et insignifiantes, la peur de voir son texte défiler, froid et monotone, la peur de comprendre qu'après tant d'années, l'écrivain en moi était toujours le même enfant, le même amateur, le même vagabond. Donc ce soir je reprends. Comme un errant qui a fait le tour de la terre et qui revient ce soir après des années de voyages. Il rentre chez lui, referme la porte de sa chambre minuscule et d'un geste presque spontané, appuie sur l'interrupteur. La lumière qui éclaire sa chambre est pâle, moite, à peine perceptible. Mais cela est tout à fait normal. Après des années, cela rentre parfaitement dans la logique des choses. Cette lumière est comme ces premiers mots que je vois défiler maintenant. Ils sont doux, posés, presque aveugles. Dans le noir de ma pensée, ils tâtonnent, ils essaient de repérer l'espace, de reconnaître les lieux. Je les vois. Je les sens. Ils avancent, jadis témoins timides, aujourd'hui explorateurs réticents et je les suis dans leur marche. Je n'ai nulle envie de les attraper ni de les cerner. Tout comme l'errant qui préfère rester planté à l'entrée de sa chambre, poursuivant le reflet léger de cette lumière entre les meubles, sur les murs ou derrière les portes. Peut-être est-ce cette liberté qui m'avait faite défaut il y a trois ans quand j'écrivais mes premières lignes et que je les jugeais avec un regard arrogant, moqueur, presque catégorique et que je me disais « C'est nul, c'est plat, ça ne pourra jamais marcher, je ne serais jamais connu »... Je m'arrête quelques secondes. Je déteste ces moments où il faut se décider une fois pour toutes. Je déteste les faux débats, les fausses questions qui entraînent des fausses réponses, qui entraînent des mensonges, qui entraînent à leur tour des sortes de tourbillons éternellement clos. Ecrire pour vider le poids d'un jour ? Ecrire pour être connu un jour ? Et des fois c'est cette même envie qui reprend. L'envie de reprendre sans se poser de questions. L'envie de rejoindre l'errant dans sa chambre et de poursuivre avec lui la lumière pâle dans tous les recoins de sa minuscule demeure. Poursuivre les mots dans les plis de la pensée, aller avec eux jusque dans ces cachettes secrètes où l'on ne se reconnaît plus, où l'on ne reconnaît plus les autres. C'est dans ces trous si profonds, si lointains, que l'envie augmente, que l'on se retrouve seul avec ces mots et que l'on comprend pour la première fois peut-être ce qu'est qu'écrire. C'est comme ça que je veux « écrire ». C'est pour ça que je veux « écrire ». Ecrire dans un trou de la pensée. Suivre les mots lourds de sens, chargés d'instants et essayer de les embrasser d'un regard tendre et précieux. Je le vois d'ici l'errant, debout à l'entrée de sa chambre, la main encore sur cet interrupteur, le regard en miettes éparpillées derrière les reflets de lumière. J'ai envie de lui prendre la main. Il est comme moi. Il est un peu moi. Ensemble, on fera quelques pas dans la chambre. On ouvrira grandes les portes et on lèvera les stores. Par les fenêtres, on regardera ce petit monde où il a tant erré. Il me montrera d'un geste évasif et incertain où je lirais à la fois de l'amertume et de la nostalgie le ciel bleu qui l'a longtemps accompagné. Et je fermerais les yeux sans qu'il me le dise car j'aurais compris que la lumière a désormais quelque chose de puissant et de lumineux. La chambre deviendra une sorte de boîte magique. Les fenêtres seront des petites fentes où l'air frais du matin pourra s'infiltrer sans craindre la lumière écarlate du jour naissant. Ce soir, dans ma boîte magique, je me blottis contre mon ami l'errant inconnu et j'attends. Je ne suis point pressé car je sais que cette lumière va durer. Elle est là et elle le sera toujours. Maintenant que j'ai repris, je retrouve cette légèreté à la fois étrange et justifiée. Comme l'errant qui s'allonge sur son lit, fixe une dernière fois le plafond de sa chambre avant de partir pour un rêve de lumières et de plumes. Je le vois encore mon cher ami qui me répète, alors que le ciel bleu s'illumine d'un éclat si tendre et si doux « Comme l'oiseau de ta liberté, comme le mot de ta pensée, comme ton envie d'écrire....je serais ».