Vendredi 24 juin, environ 2.000 migrants originaires d'Afrique subsaharienne ont essayé de pénétrer dans l'enclave de Melilla. L'ONU a dénoncé un « usage excessif de la force » lors de cet assaut. Eclairage d'Abdelkrim Belguendouz, professeur universitaire et chercheur en matière de migration. C'est au poste-frontière de Barrio Chino, au sud de la clôture, que les premiers heurts ont éclaté au petit matin entre les forces de l'ordre marocaines et les migrants. Selon l'Association marocaine des droits humains (AMDH), 27 personnes ont péri lors d'une tentative de passage en force à l'intérieur de l'enclave. Deux décès et 140 blessés sont à déplorer du côté des forces de l'ordre . Cinq jours après le drame, aucun nouveau bilan n'a été communiqué. Marocaines comme étrangères, les associations craignent que les corps ne soient enterrés sans identification, ni autopsie, alors qu'une vingtaine de tombes auraient été creusées à Nador par les autorités depuis dimanche, selon elles. Lire aussi: Vidéo. Enquêtes sur le drame de Melilla: Madrid promet une «collaboration totale» H24Info: Quelle est votre lecture des événements qui se sont déroulés à Melilla? Abdelkrim Belguendouz: C'est la grande question. On ne peut pas analyser ces événements sans savoir exactement ce qu'il s'est passé. Ce n'est pas un fait anodin, ou du moins passager. Or, là, il y a un manque de communication de la part des responsables. On ne connaît pas exactement les circonstances dans lesquelles se sont déroulés les faits. Et devant un tel drame, je ne peux que m'interroger sur plusieurs choses. Dans quelles conditions ces décès ont eu lieu? Sont-ils tombés en escaladant le grillage ou est-ce qu'ils se sont bousculés? Aucun d'entre eux n'est tombé du côté de la garde civile espagnole? Ont-ils essayé de pénétrer par un autre endroit? Lors desdits «tohubohus», les forces de l'ordre, sont-elles intervenues? Les secours ont-ils été donnés à temps vu que le nombre de décès a beaucoup grimpé? Et avant même d'arriver aux clôtures, n'a-t-on pas vu venir ces gens? Et d'où sont-ils venus? Je pense qu'ils se sont bien réunis quelque part. N'a-t-on pas repéré ces mouvements? Comment a-t-on pu être sûr de la nationalité de toutes ces personnes? Un immigré clandestin n'est-il pas censé se déplacer sans papiers? Est-ce que ceux-là avaient exceptionnellement des papiers? Peut-être, puisqu'ils le disent. Pourquoi se presse-t-on de les enterrer? N'y a-t-il pas lieu d'abord de faire des autopsies, des contrôles et analyses nécessaires afin de connaître les circonstances dans lesquelles sont mortes ces personnes? Ceci doit se faire pour justement éviter les polémiques circulant à ce sujet ou encore les interprétations qui peuvent prêter à confusion. Et il peut y avoir des fake news, puisque le dossier de la migration est de plus en plus instrumentalisé et utilisé à certaines fins. Par exemple, ceci peut être utilisé pour mettre en cause le rapprochement entre l'Espagne et le Maroc. C'est une série de questions qui se posent. On ne peut pas éluder ces interrogations sans avoir eu plus de détails sur les faits. Bien entendu, le Maroc a réuni les ambassadeurs des pays africains dimanche dernier, et leur a expliqué ce qu'il s'est passé. Pourquoi ces éléments n'ont-ils pas été communiqués publiquement au niveau de la presse, de l'opinion publique ainsi que de la société civile? Mais est-ce uniquement de la faute du Maroc? Peut-il à lui seul maîtriser les flux des migrants? On n'arrête pas la mer avec ses bras. Un seul pays, quel qu'il soit, ne peut pas résoudre un aussi grand problème. Si nous prenons l'exemple du Royaume, la question doit être traitée à la fois au niveau européen ainsi qu'au niveau des pays tiers. C'est une responsabilité partagée. Cependant, la solution ne doit pas se faire avec des méthodes sécuritaires mais plutôt dans le respect des droits humains et de la dignité. Lire aussi. Drame de Melilla: l'ONU accuse le Maroc et l'Espagne d'«usage excessif de la force» Sur un plan plus global, il y a la liberté de circulation dans le monde. Chaque être humain a le droit à la mobilité: il peut quitter son pays et y revenir sans problème. Maintenant, la question qui se pose est pourquoi insiste-t-on beaucoup plus sur la migration irrégulière et non pas sur la migration régulière? S'il y a une migration irrégulière, c'est en bonne partie parce que la migration régulière n'est pas tolérée, ni encouragée et n'est donc pas permise. Il est bien vrai que la responsabilité doit d'abord être endossée par les pays d'origine, ou pays dit émetteurs. Ils n'arrivent pas à créer suffisamment d'emplois et à garder sur place ceux qui le souhaitent. La Méditerranée est devenue un vrai cimetière. La politique européenne est mortifère. Elle se blinde, se cadenasse, et veut absolument qu'on arrête de parler des immigrés et des demandeurs d'asile. Alors que normalement, ceux qui fuient les guerres, ceux qui sont persécutés, ceux qui cherchent un espace de sécurité comme le cas de ceux qui ont quitté le Soudan, ont le droit, là où ils vont, de demander l'asile selon la convention de Genève. Or là, on ne les laisse pas entrer parce qu'une fois là-bas, ils ont le droit de demander l'asile et personne ne peut les faire sortir. C'est donc la politique européenne qui est dans le fond à l'origine de ce massacre. Lire aussi: Drame de Melilla: le parquet général espagnol ouvre une enquête Même les pays qui n'étaient pas d'accord pour recevoir les réfugiés ou demandeurs d'asile comme la Hongrie, la Pologne, etc… acceptent aujourd'hui à bras ouverts les réfugiés venus d'Ukraine pour plusieurs autres raisons alors qu'ils n'ont jamais voulu des réfugiés africains. Est-ce à cause de leur couleur de peau ou de leur religion? On n'en sait rien. La politique migratoire du Maroc est-elle suffisante pour faire face à ce genre de problèmes? La question migratoire se pose à plusieurs niveaux. Et à chacun d'assumer ses responsabilités. Les pays d'origine doivent faire en sorte de créer davantage de postes d'emploi. Les pays d'immigration doivent eux les aider à s'insérer et à ce qu'ils jouissent surtout de tous leurs droits. L'aide au développement ne doit pas être instrumentalisée ni encore moins conditionnée. Le Maroc, jusqu'à ces dernières années, a été un pays d'émigration et de transit. Mais depuis sa nouvelle politique ainsi que les progrès qui ont été établis dans ce domaine, avec les deux opérations exceptionnelles de régularisation, le caractère transit du Royaume a donc diminué. Sauf que cela ne veut pas dire qu'il a été supprimé. Et chaque pays s'adapte en conséquence. Le pays d'origine doit avoir une politique déterminée pour faire travailler les gens sur place et garder les cadres et compétences et non pas les faire fuir comme pour le cas de l'exode des cerveaux. Il doit également pratiquer une politique de protection des droits de sa communauté à l'étranger et négocier leurs droits dans les pays d'accueil. Pareillement, en tant que pays de transit, il doit pratiquer une politique humaniste et non pas une politique sécuritaire dictée par l'UE, donnant lieu à des drames comme celui de Melilla. Donc c'est à chacun des pays de s'adapter et aux pays européens, qui sont des pays d'immigration, de ne pas se défausser de leurs responsabilités. Qu'en est-il du Pacte européen sur la migration? Le texte proposé par la Commission Européenne, qui ambitionne de réformer la politique migratoire de l'Union, a été présenté mercredi 23 septembre 2020. Il doit notamment modifier en profondeur le système de Dublin qui régit les demandes d'asile dans l'UE. Cette dernière envisage de mettre des feuilles de route adaptées à chaque pays, notamment le Maroc. Ce qui doit fortement interpeler le Royaume. Lire aussi: Drames des migrants à Melilla et au Texas: le pape fait part de sa «douleur» A travers ce pacte, l'UE cherche à asseoir son statut de forteresse en adoptant une conception ultra sécuritaire. On demande aux pays tiers de jouer le rôle du gendarme et de fortifier encore plus les frontières, de faire en sorte à ce que les migrants du Sud n'arrivent pas en Europe et de prendre tous les indésirables et irréguliers. En se concentrant plus sur la réadmission et le renvoi des migrants en situation illégale, le pacte encourage toutefois la venue des talents. C'est une nouvelle forme de spoliation de la matière grise africaine. Le Maroc ne peut pas jouer le rôle du gendarme de l'Europe et entrer en conflit avec les autres pays africains. Bien au contraire, nous devons rester tous solidaires les uns avec les autres.