Alors que l'escalade se poursuit entre le Maroc et l'Espagne, le procès du chef de polisario accueilli en Espagne en avril sous une fausse identité s'est tenu ce 1er juin par visioconférence. L'occasion pour MAROC DIPLOMATIQUE de revenir sur le début de cette crise, de l'affaire Brahim Ghali aux évènements de Sebta, avec le Pr. Belguendouz, Professeur universitaire à Rabat et chercheur spécialisé en migration. ENTRETIEN MAROC DIPLOMATIQUE : Quelle analyse faites-vous de ce qui s'est passé à Sebta ? Pr. Belguendouz : Ce qu'on a fait dire aux images qui ont été bien exploitées, voire manipulées en Espagne et ailleurs, avec commentaires téléguidés à l'appui, c'est qu'il y a une immigration massive à Sebta, voire une « grande fuite » du Maroc en raison de la situation économique et sociale et des horizons bouchés pour la jeunesse marocaine. Bien entendu, l'« ahrig » existe depuis bien longtemps pour des raisons économiques et sociales et les jeunes ne sont attirés que par la rive nord de la Méditerranée. Le constat est là et il ne faut pas nier les problèmes auxquels il renvoie. Ceci nécessite une réflexion approfondie des pouvoirs publics ainsi que de la classe politique marocaine pour tirer les enseignements politiques et pratiques pour l'avenir. La publication du rapport de la Commission spéciale sur le modèle de développement et le débat public qui doit suivre, pourraient être une des occasions de le faire. Mais cette impression ne doit pas nous faire oublier l'essentiel, à mon sens : cette attitude irresponsable et franchement hostile des autorités espagnoles par rapport à la souveraineté du Maroc. Ce qu'ils ont fait, en rejetant tout d'abord la reconnaissance par les Etats-Unis d'Amérique de la marocanité du Sahara, ensuite en recevant l'adversaire de notre intégrité territoriale, le chef du polisario, est une véritable provocation. De ce point de vue, le Maroc doit se défendre en utilisant tous les moyens, évidemment pacifiques. Précisons à ce sujet que, contrairement à ce qui est véhiculé par certains médias internationaux, qu'il ne s'agit pas d'une « crise migratoire » ou d'une instrumentalisation de la migration façon Erdogan ou façon Kadhafi pour recevoir de l'argent de l'Union européenne. Sebta et Melilla sont des villes marocaines occupées par l'Espagne, tout comme le sont encore les îles Jaafarines. Il s'agit des derniers vestiges de l'ère coloniale en Afrique et doivent être restitués au Maroc, tout comme l'ont été les provinces sahariennes qui étaient occupées par le colonialisme espagnol et restituées de manière pacifique, grâce à la glorieuse Marche Verte. Ce qui s'est passé donc à Sebta est fondamentalement une circulation de personnes à l'intérieur du Maroc même. Par ailleurs, la réaction du Maroc est légitime. La question de l'intégrité territoriale est la priorité pour le Royaume et ses citoyens, ils ne se laissent donc pas faire. MD : Que pensez-vous de l'intervention européenne ? A.B : L'Espagne étant membre de l'Union européenne, il est tout à fait normal qu'elle cherche la solidarité de Bruxelles. Mais les interventions de la Commission européenne sont multiples, allant jusqu'à l'intimidation avec des propos belliqueux comme ceux du Vice-président qui à menacé de couper « l'aide » de l'UE et de remettre en cause son « partenariat » avec le Maroc, si celui-ci n'obtempère pas à leurs injonctions. Ses responsables oublient encore une fois que Sebta est l'une des deux villes qui continuent d'être occupées par l'Espagne. Face à ces menaces et à cet esprit arrogant, on peut leur répondre que c'est l'UE qui est championne dans l'instrumentalisation du partenariat avec les pays-tiers, dont le Maroc, à des fins inavouées. Cette instrumentalisation au service notamment d'une politique migratoire restrictive et très musclée, équivalente à une guerre aux immigrés, aux demandeurs d'asile, aux sudistes, se fait par le biais de tous les outils, mécanismes et instruments dont dispose l'UE, tels l'aide au développement, le commerce, la pêche, les visas, la politique étrangère, les aspects culturels etc. La Commission européenne ne cesse de le répéter, ces derniers temps, dans ses diverses communications aux autres institutions de l'UE, principalement le Conseil européen et le Parlement européen. Tout ceci est orienté pour exercer une pression et un chantage pour que, dans le cadre de la politique migratoire européenne d'externalisation des frontières, on devienne leur garde-frontière. MD : Que demande concrètement l'UE sur le plan migratoire ? A.B : Contrairement à l'esprit d'un réel partenariat équilibré, mutuellement avantageux et protecteur des droits des migrants et des demandeurs d'asile, l'UE semble demander ce qui l'arrange et ne sert que ses propres intérêts. Je voudrais avant tout rappeler qu'à chaque fois qu'une délégation de la Commission européenne se rend au Maroc pour parler migration (et même parfois pour parler d'autres sujets), son objectif premier c'est de convertir l'Europe en une forteresse. C'est-à-dire d'endiguer l'immigration dite irrégulière, d'empêcher la venue en Europe de personnes du Sud ou de demandeurs d'asile, et ce, via des lois, des réglementations et des procédures de plus en plus restrictives qui comprennent un important aspect sécuritaire. L'Union européenne cherche également à intensifier le retour volontaire ou plutôt je dirais les « expulsions volontaires », des retours contraints et forcés. Ils ne veulent pas faire réadmettre par le Maroc uniquement des nationaux qui seraient entrés de manière irrégulière en Europe, mais aussi ceux qui sont devenus entre temps en situation irrégulière. Plus que cela, l'UE cherche à faire réadmettre tous ceux en situation irrégulière en Europe et qui auraient transité par le Maroc. Pour rappel, cela fait pratiquement deux décennies que l'UE a voulu imposer au Maroc de signer avec un accord communautaire de réadmission des migrants en situation administrative irrégulière. Mais en dépit de multiples pressions, le Maroc a toujours résisté avec l'appui de la société civile marocaine et européenne, en raison notamment du non-respect des droits acquis pour les nationaux et du traitement foncièrement sécuritaire pour les immigrés qui auraient, préalablement, transité par le Maroc. Sachant que ce que recherche l'UE, c'est que l'on procède manu-militari à la réadmission de ces irréguliers au Maroc, dans des centres de rétention et donc, qu'on les réprime et qu'on les renvoie dans leurs pays d'origine. MD : Pourquoi le Maroc refuse cet accord ? A.B : D'abord, parce que c'est contraire aux principes des droits de l'Homme et qu'aucune législation internationale ne l'y oblige s'agissant des étrangers qui auraient transité par le Maroc. En second lieu, parce que le Maroc est un pays africain qui a sa profondeur historique africaine, ses intérêts géostratégiques en Afrique et la question de son intégrité territoriale à défendre. D'ailleurs, c'est la raison pour laquelle, au-delà des gouvernements qui ont changé depuis, il y a, de mon point de vue, une volonté de l'Etat de refuser ce genre d'accord. Au même moment, ce qu'a fait le Maroc depuis 2013 avec la nouvelle politique migratoire initiée par le Souverain, c'est une coupure et l'inverse même de ce que l'UE veut que le Maroc fasse. Cet accord est antinomique et en totale contradiction avec cette nouvelle politique humaniste. MD : Que pensez-vous du nouveau Pacte européen sur la migration et l'asile ? A.B : C'est en fait, un Pacte européen contre la migration et l'asile des Africains essentiellement. Lors d'un webinaire, le Vice-président de la Commission européenne a comparé ce nouveau Pacte à une maison à trois étages. Pour ma part, je le comparerai plutôt à un bunker avec trois sous-sols bien blindés. L'objectif de ce pacte est fondamentalement sécuritaire, défensif et répressif. Fermer les portes de l'Europe à la rive méridionale en particulier, faire en sorte qu'il n'y ait pas de demandeurs d'asile, renvoyer les gens qui sont en situation irrégulière et dont le nombre augmente avec la crise sanitaire, et, enfin, faire en sorte que tous les pays du Sud signent avec l'UE des accords de réadmission, en exerçant du chantage sur eux. Le Maroc a toujours refusé de signer cet accord, en espérant que cela se poursuive. L'heure est venue pour le Maroc de dire officiellement et à haute voix ce qu'il pense de ce Pacte, les choses doivent être claires et sans ambiguïté, en particulier le rôle que voudrait jouer l'agence Frontex dans les deux villes marocaines occupées par l'Espagne. Je rajouterai que cette initiative de la Commission européenne vise à faire plaisir à l'extrême droite qui est contre les migrants et les demandeurs d'asile, n'y voyant que du négatif. Pour l'Europe, s'agissant de l'immigration, il ne s'agit pas pour certains bureaucrates d'une contribution ou d'un plus, mais plutôt d'un risque, d'un fléau qu'il faut combattre, y compris par l'agence européenne Frontex, dont la vocation est purement sécuritaire, voire « militaire ». Tout ce Pacte vise donc à satisfaire les milieux d'extrême droite et un certain nombre d'Etats membres régis par des gouvernements populistes. Enfin le nouveau Pacte ne voit d'immigration légale ou régulière que sous forme de migration des talents, des cerveaux et des compétences à capter et à spolier encore en particulier au continent africain, ce qui pose d'énormes problèmes pour le développement multidimensionnel de l'Afrique. MD : Comment apaiser les tensions entre le Maroc et l'Espagne ? A.B : Les diplomates sincères, qui croient réellement aux vertus du dialogue et au respect de l'Autre, sauront dépasser les problèmes politiques et tirer les enseignements qui s'imposent. Le Maroc et l'Espagne sont condamnés à s'entendre, dans l'intérêt bien compris des deux peuples concernés et de l'Union européenne dans son ensemble. Sur le fond du problème, l'Espagne a tous les éléments du dossier sur le plan historique, elle connaît le statut des provinces sahariennes auparavant occupées par l'Espagne et libérées. Ayant été partie prenante, à la différence des autres pays, elle doit faire un pas, c'est le sens de l'histoire qui doit s'appliquer également aux territoires marocains du Nord, dans le cadre du processus de décolonisation qui doit aller jusqu'au bout, comme le revendique par exemple, l'Espagne pour le rocher de Gibraltar. Entre temps, alors que les frontières sont fermées en raison de la pandémie, les relations entre les deux pays ne doivent pas se répercuter sur le plan humain (Espagnols résidant au Maroc et Marocains résidant en Espagne). Leurs droits et leur dignité doivent être protégés et respectés et tous les organismes (exécutif ou consultatif) qui ont en charge le suivi de ces dossiers, doivent être vigilants en la matière et assumer toutes leurs responsabilités. Bien entendu, l'Union européenne a également un grand rôle à jouer en rapprochant les points de vue sur l'essentiel, et en revoyant elle-même pour ce qui la concerne, l'esprit et le contenu du nouveau Pacte qui est encore en discussion au niveau des instances européennes et qui doit être fondamentalement revu, s'agissant en particulier des relations migratoires avec les pays du voisinage, dont le Maroc, lui-même Leader de l'Union africaine s'agissant de la question migratoire.