A quelques jours du premier tour de l'élection présidentielle française, tout porte à croire que la candidate d'extrême-droite, Marine Le Pen, sera opposée au second tour au président sortant Emmanuel Macron. Si l'on connait le peu d'empathie que nourrit la présidente du Rassemblement national vis-à-vis du Maroc et des pays du Maghreb en général, Emmanuel Macron a quant à lui laissé comme un goût d'inachevé dans ses relations avec Rabat, qui lui reproche notamment ses restrictions en matière de visa et son contrôle strict sur l'islam en France. Le politologue Mustapha Sehimi analyse pour H24info les enjeux de l'élection présidentielle française et son impact sur le royaume. Interview. H24Info. Quel bilan faites-vous de la politique française à l'égard du Maroc lors du mandat d'Emmanuel Macron? Mustapha Sehimi: Le bilan du président Macron, depuis cinq ans, ne peut être fait aujourd'hui que si l'on prend en compte l'état des relations Rabat-Paris dont il a hérité. Il faut savoir en effet que durant le mandat de son prédécesseur, François Hollande, il y a eu un climat particulier avec des faits cumulatifs, en différentes circonstances. Des brouilles diplomatiques se sont ainsi accumulées : les deux procédures diligentées par deux plaintes contre le responsable la DGST -DGSN, Abdellatif Hammouchi, lesquelles ont conduit à une notification d'audition, le 20 février, à la résidence de l'ambassadeur du Maroc à Paris; la rupture de la coopération judiciaire et sécuritaire qui a suivi entre les deux pays durant onze mois, jusqu'à la fin janvier 2015 ; le refus du ministre des Affaires étrangères, Salaheddine Mezouar, présent aux cérémonies après les attentats de Charlie Hebdo, de participer à la Marche républicaine, au motif qu'il a été porté atteinte par cet hebdomadaire au Prophète avec des » caricatures blasphématoires »; sans oublier l'humiliation de la fouille de ce même ministre, en transit à Roissy, alors qu'il avait un passeport diplomatique. Tout cela laisse des traces malgré les « excuses » et les « regrets » officiels de Paris. A l'Elysée, le président Macron n'ignorait évidemment rien de ce passif. Six semaines après son élection, il effectue sa première visite dans la région au Maroc – un geste. La seconde, elle, a lieu le I5 novembre 2018 plus de trois ans après donc – pour inaugurer la ligne ferroviaire à grande vitesse (LGV), qui a mobilisé un investissement de 2,3 milliards d'euros avec un financement par moitié par Paris, et la participation importante de groupes français ( Vinci, SNCF, Alstom,…). Les échanges commerciaux classent la France au deuxième rang – après l'Espagne directement. Mais elle reste à la première place pour ce qui est des investissements et de l'aide apportée par l'Agence française de développement (AFD) qui a financé plus de 2 milliards d'euros au cours de la période 2017-2021. Le bilan? Des intérêts économiques importants; des flux commerciaux de même ampleur. Mais l'appréhension des relations entre les deux pays serait réductrice si elle ne prenait en compte que ces seules dimensions. » Beaucoup d'observateurs estiment que les relations franco-marocaines ne sont plus aussi intenses qu'elles l'étaient du temps où la droite gouvernait la France. Que s'est-il passé ? Il est vrai qu'une rétrospective sur les quatre décennies écoulées conduit à relever que le Maroc a eu de bonnes relations avec la droite à l'Elysée – Giscard d'Estaing (1974-1981), Pompidou (1969 – 1974), Jacques Chirac ( 1995 – 2002), Nicolas Sarkozy (2007 – 2012). Emmanuel Macron, élu en mai 2017 et candidat aujourd'hui à un second mandat est-il de droite ? Plutôt hybride, » de gauche et de droite « , comme il aimait à le faire accroire durant sa première campagne électorale, voici cinq ans. Avec les présidents français de droite, le Maroc arrivait à nouer des relations très étroites. Celles-ci étaient complétées par la qualité des relations personnelles entre les deux chefs d'Etat – Giscard d'Estaing, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy durant le Nouveau Règne. Confiance, concertation, adhésion partagée à une certaine vision du monde et des questions d'intérêt commun (Afrique, Maghreb, Proche-Orient et bien entendu le soutien à la cause nationale du Sahara marocain) : voilà la trame. Entre le roi Mohammed VI et le président Macron, peut-on parler d'une proximité particulière ? Le locataire de l'Elysée, du fait de son cursus et de son parcours, a-t-il bien saisi le poids de l'histoire, le « temps long » ? Est-il ouvert aux spécificités culturelles d'un empire historique qu'a été le Maroc? Tel n'était pas le cas en l'occurrence avec les présidents socialistes (François Mitterrand, François Hollande). Les rapports d'Etat étaient là, pour peser de tout leur poids sans doute, mais des paramètres politiques viennent souvent perturber cet acquis (démocratie, droits de l'homme, positions du parti socialiste sur le Sahara marocain, …). Lire aussi: Présidentielle française: Macron galvanise ses troupes avec un meeting géant Un autre facteur est à retenir pour expliquer la nature actuelle des rapports avec Paris. En France, n'est-ce pas une nouvelle génération qui a accédé aux postes de responsabilité avec la présidence Hollande puis avec celle de Macron. La formation créée par Macron s'appelle « En Marche », regroupant dans une large mesure des profils diversifiés, sans beaucoup de militantisme partisan. Les élites marocaines les connaissent-elles ? Pas vraiment. Le Maroc n'a plus tellement de relais ni de réseaux en France, dans les médias ni dans les cercles de pouvoir ( Elysée, Quai d'Orsay, ministère de l'Intérieur, Parlement ). Il n'y a que dans le domaine sécuritaire que la proximité est la plus étroite. Au plan militaire, la coopération se porte bien. En témoigne le récent exercice « Chergui 22 », organisé avec l'armée française et les FAR, dans la région d'Er-Rachidia, et ce depuis le mois de mars dernier. Cela dit, ce qui s'est passé l'été dernier avec l'affaire Pégasus – ce logiciel espion qui a vu le Maroc accusé de son utilisation à grande échelle. Les cibles: des dissidents, des responsables de plusieurs pays, notamment la France et l'Algérie. Le Maroc a réagi avec fermeté mettant cela sur le compte de la calomnie et de l'hostilité d'agendas connus de réseaux et de pays hostiles. La campagne de presse menée par les médias français a été exceptionnelle, donnant lieu à un « matraquage ». Pour Rabat, les autorités françaises ne peuvent y être étrangères. Alliée traditionnelle du Maroc sur la question du Sahara, la position française (qui soutient le plan d'autonomie sans aller plus loin) n'est-elle pas dépassée depuis que les USA ont reconnu la souveraineté du Maroc sur le Sahara. Ce refus d'aller plus loin n'impacte-t-il pas les relations entre Paris et Rabat ? Traditionnellement, la France soutient le Maroc sur la question des provinces sahariennes récupérées. Ce soutien a été constant en particulier au Conseil de sécurité. Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy ont toujours été très « activistes » à cet égard que ce soit aux Nations Unies ou dans les instances européennes de Bruxelles. Pareille situation faisait du Maroc un pays allié, ami, avec même des relations privilégiées. Mais en même temps, il était, quelque part, un « obligé » de Paris – un traitement particulier des entreprises françaises dans les appels d'offres, les marchés et commandes militaires et autres renvois d'ascenseurs. La France s'en est tenue à une position s'inscrivant dans la ligne des résolutions du Conseil de sécurité tout en veillant, en amont, lors de la délibération des avant-projets de résolution, à ne pas retenir toutes les manœuvres visant à étendre le mandat de la Minurso au monitoring des droits de l'homme dans le Sahara marocain. Aujourd'hui, les termes de cette cause nationale ont totalement changé. Avec la reconnaissance américaine de la souveraineté marocaine et de l'autonomie comme seule solution crédible, sérieuse et réaliste, le Maroc se voit grandement conforté tant au Conseil de sécurité qu'à l'international. La France a mal réagi comme l'Espagne et l'Allemagne d'ailleurs. Elle n'a pas été informée; elle a dû en prendre acte. Les Etats unis reprennent la haute main, multiplient les mesures et les programmes de partenariat ; ils s'investissent également dans des projets économiques à Dakhla dans la perspective continentale. La politique du Royaume en Afrique, entreprise depuis une bonne quinzaine d'années, a porté ses fruits. Un redéploiement qui fait de Rabat un acteur d'influence, un investisseur de premier plan, avec en accompagnement des groupes privés (banques, télécommunications, promoteurs immobiliers,…). Le Maroc » chasse gardée » de la France ? L'Afrique de l'Ouest et Centrale aussi ? C'est là un schéma qui craque par suite des nouvelles dynamiques, les unes propres au Maroc, les autres liées aux pénétrations chinoise et turque. Emmanuel Macron et Marine Le Pen devraient se retrouver au second tour. Quel est selon vous le candidat le plus maroco-compatible d'entre les deux ? A quelques jours du premier tour du scrutin présidentiel du 10 avril – dimanche prochain donc – les sondages indiquent que c'est le président sortant, Emmanuel Macron, qui sera opposé à Marine Le Pen, du Rassemblement national. Les chiffres donnent 53 % pour le premier et 47 % pour la seconde. Mais ce sont des « sondés », pas des électeurs . De plus, la marge d'erreur est en moyenne de 1,5 à 2 points. Bien entendu, Marine Le Pen a des positions contraires, hostiles mêmes, à l'endroit des immigrés, des musulmans et par transitivité, pourrait-on dire, à l'endroit du Maroc. Pour notre communauté MRE en France, c'est la plus mauvaise chose qui puisse arriver, d'autant plus que le climat islamophobe qui a gagné la France – bien avant cette campagne électorale – est devenu préoccupant. Quant à la réélection du président Macron, peut-on en attendre une amélioration des relations entre Rabat et Paris ? C'est souhaitable. Mais est-ce possible ? Lire aussi: France: les enfants de jihadistes en Syrie s'invitent à la présidentielle Un stock de dossiers délicats est en instance; il appelle une mise au net attendue par Rabat pour asseoir les relations sur des bases plus apaisées, moins crispantes. Le premier a trait à la situation des mineurs marocains isolés – des centaines… dans cette même ligne, celle des demandeurs d'asile sans parler des migrants en situation irrégulière. que faire alors que la présente campagne électorale pousse à la polarisation et à la stugmatisation. Le deuxième intéresse la mesure de réduction de moitié des visas aux Marocains, voici sept mois- comme pour l'Algérie et d'un tiers pour la Tunisie- une mesure très mal acceptée tant par les autorités que par l' ensemble de l' opinion publique. Enfin, la dernière :le contrôle plus » administratif « et plus strict par Paris de l' islam en France, alors que le Maroc se distingue, lui, par une politique d'accompagnement et d' encadrement marquée du sceau de la tolérance et de la modération, à la différence de l' entrisme et de l »…activisme » d'autres pays…pèsent de surcroît sur ce bilatéral Il pèse en effet sur ce bilatéral un tiers, l'Algérie, la France ayant des rapports compliqués avec ce pays. A noter au passage que les officiels d'Alger – hier Bouteflika, aujourd'hui Tebboune, mais toujours avec les généraux – n'ont finalement que deux axes : la culpabilisation de la France par suite de la colonisation; et l'hostilité à l'égard du Royaume dont la question du Sahara marocain n'est que l'une des composantes principales. S'il est réélu, le Président Macron pourra-t-il avoir les mains plus libres pour davantage d'engagement sur le dossier de la cause nationale? En Europe, l'Allemagne et l'Espagne, membres de l'UE, se sont distinguées à cet égard, en convergeant vers la nouvelle position américaine. Cette évolution ne sera sans doute pas mécanique, mais elle finira par se faire, au nom de la « Realpolitik ». Quelle place peut encore occuper la France auprès du Maroc qui, lors des deux dernières années, s'est considérablement rapproché d'autres grandes puissances telles que les Etats-Unis et Israël ? La France a été perturbée dans ses relations avec le Maroc par suite d'un double effet, celui opéré avec les Etats-Unis et celui en direction d'Israël. Il lui faut désormais sortir d'une diplomatie de « rente » traditionnelle, et se repositionner. Comme l'a déclaré SM le Roi, « Le Maroc a changé » ; il est une puissance régionale ; il a une diplomatie en mouvement redéployée en direction de nombreuses latitudes; il apporte une valeur ajoutée reconnue et appréciée par la communauté internationale (lutte contre le terrorisme, changement climatique, énergies renouvelables, coopération sud-sud, modèle de société, démocratie, stabilité,…). Emmanuel Macron doit revoir sa grille et ses paramètres pour leur substituer une approche renouvelée: le mouvement, pas la gestion des acquis ! Alors, Paris et Rabat pourront refonder leurs relations sur de nouvelles bases, bien différentes de celles qui prévalaient jusqu'à présent. Un rapport d'Etat à Etat, équilibré, confiant et fécond.