Abigail Assor, jeune auteure marocaine de 31 ans, vient de publier son premier roman « Aussi riche que le roi ». A Casablanca dans les années 1990, Sarah, une bidonvilloise française tente de séduire Driss, un riche d'Anfa supérieur. Tous deux scolarisés au lycée Lyautey, leurs mondes antagoniques se confrontent, luttent l'un contre l'autre… En voici les bonnes feuilles sélectionnées par H24Info. Un garçon lui avait dit qu'ailleurs, très loin, il y avait des sables doux comme du velours et blancs comme des nuages et il avait parlé des coquillages et de l'odeur du sel, et d'une musique du bruit des vagues; elle ne l'avait pas cru. Les petits des Carrières Centrales, ils te racontaient toujours des histoires pour t'ensorceler, ces salopards. Ici sous elle, le sable était jaune et gris; il sentait les cigarettes qu'on y avait écrasées et il pouvait lui couper la peau si elle s'y frottait. C'était dégoûtant, mais c'était comme ça, le sable de Casablanca. Au moins c'était un sable vrai. [page 7] « Pourquoi non? – T'as rien, toi, la petite Française. Tu peux rien me donner. » Qu'il lui balance à la gueule de la vérité comme ça, ça l'avait contrariée. Mais l'assurance dans la voix de Yaya lui avait ôté l'envie de lui mentir. « Comment tu sais que j'ai rien? – Je sais tout. » Il avait levé la tête en répondant ça, et il l'avait regardé avec une telle intensité qu'elle s'était dit qu'il pouvait peut-être vraiment tout savoir d'elle, la mosaïque miteuse au-dessus du lavabo dans sa maison, le carrelage, sa mère, chacun des paninis qu'elle avait gagnés et même ce qui coulait dans ses veines – peut-être que c'était vrai, ce truc de l'huile du ton. Il avait dû voir son air vexé, ou en être séduit, car tout de suite après il avait soupiré: « Bon allez, qu'est-ce que tu veux? – Driss. » Il avait craché l'huile quand elle avait dit ça – elle lui était sortie par le nez. « Driss? Le riche sur sa moto? – Ouais. – Avec la tête que t'as et les fesses que t'as, c'est Driss que tu veux? – Ouais. » Pendant quelques secondes, il n'avait rien dit. Il s'essuyait les lèvres avec sa manche, puis il piquait de ses doigts les miettes de thon qu'il venait de cracher, une à une, et les remettait dans sa bouche. Et il avait encore soupiré: « Tu dois vraiment être pauvre, petite. » [pages 24-25] C'étaient les mêmes Françaises qui entraient dans les bus avec la plèbe, sans ciller lieu de prendre un taxi ou d'avoir un chauffeur, comme tous les Marocains d'Anfa Supérieur, ou qui achetaient du pain et de la Vache qui rit à cinq dirhams dans les mahlaba dégueulasses du quartier Bordeaux au lieu de déjeuner au café Campus. Même si les grosses fortunes, c'étaient toujours les Marocains, les Français de Casa, pensait Sara , avec leurs contrats d'expat et leurs maisons payées par l'entreprise, pouvaient au moins faire l'effort d'étaler un peu plus leur fric. Peut-être ne comprenaient-ils pas que l'argent, par ici, était le seul pouvoir valable, peut-être espéraient-ils faire des économies; mais ça ne marchait pas comme ça, la loi des riches et des pauvres, dans ce pays. Kamil disait toujours qu'il n'y avait que les Français pour bafouer à ce point la très claire organisation sociale. Sarah était bien d'accord. Si elle avait eu leur fric, elle aurait déjeuné au Campus tous les jours, pizza olives noires, panini fromage, Coca-Cola, crêpe baghrir miel-confiture. Elle aurait tout avalé en même temps, mâchant la bouche ouverte le fromage élastique et les fraises confites, se léchant les doigts -à la mahlaba, avec les pauvres et les Séverine, elle n'aurait plus jamais mis les pieds. Séverine y allait tous les jours, comme si, à chaque déjeuner, sa grande villa quartier de l'Oasis se volatilisait. [page 40] « Papiers du mariage ou c'est le poste direct. » Derrière eux, les gars assis aux tables Coca-Cola se marraient, du persil entre les dents. « Doucement, doucement », dit Driss en agitant la main pour chasser la lumière. Il avait prononcé les mots en arabe presque immédiatement, comme s'il les avait lus dans un manuel de voyage dans la section «Comment réagir avec la police». « Attends-moi ici », dit-il à Sarah en entraînant le flic sur le côté. Il y avait l'odeur des brochettes, les gars des tables Coca-Cola qui la sifflaient: t'es belle petite, le bruit sur le terrain d'en face avec les chants du Raja, l'équipe de foot de Casa; il y avait le vent frais de janvier, le tintement des canettes qui s'entrechoquaient, les insultes, les crachats; et il y avait Driss, là, sur le côté. Elle le voyait, géant sur ses jambes courtes, une main tranquille sur l'épaule du flic, et l'autre fouillant sa poche pour lui glisser un petit billet de cent, sa bouche lançant quelques blagues entendues, un clin d'œil de temps en temps; et le flic en face souriait, attrapait le billet, donnait à Driss une tape dans le dos, allez, prends une merguez, Sidi, ça me fait plaisir. Driss, le géant au milieu des pauvres, Driss le géant qu'elle venait d'embrasser, pensait Sarah; avec son fric, il n'y aurait plus jamais de flic, plus jamais de lois -ce serait eux deux, la loi. [page 84] Moi, je préfère que ce soit demain, comme ça, ça finit plus tôt. Demain? T'es folle Monique ou quoi? Ça se voit que tu jeûnes pas, parce que nous, on n'a pas envie que ce soit déjà demain, on a encore besoin d'un jour pour se préparer. Quelle hypocrite, maman, tu jeûnes même pas toi, à cause du bébé. Et alors, tu jeûnes peut-être toi, Abdellah? Bien sûr que je jeûne. C'est ça, ferme ta gueule, tous les ans tu sens la cigarette. Quelle cigarette? Quelle cigarette? Bien sûr que je jeûne moi, demande à Sarah, bien sûr que je jeûne yak, Sarah, que je jeûne? Dis-leur que je jeûne! Mais fermez vos gueules, putain! Sarah avait crié ça à la fin des publicités. À la radio, le jingle s'était relancé; la voix du présentateur saluait déjà les auditeurs. Et alors que dans le salon le silence s'installait, le verdict, mot après mot, se dessinait –en ce 10 février 1994, à dix-neuf heures et quinze minutes, le ministère des Habous et des Affaires islamiques a fait parvenir à RTM le communiqué suivant… Le présentateur n'eut même pas le temps de lire le communiqué en question que la nouvelle éclata: la sirène retentit. Elle inonda Hay Mohammadi, les Carrières Centrales et peut-être même atteignait-elle l'usine de Jean's Fabric, à Sidi Moumen. À cette sirène répondaient toutes les autres sirènes de toutes les autres mosquées de Casa, celles des rues puantes, celle de la plage, en harmonie avec celles des autres villes, celles d'Oujda, de Laayoune, comme des loups hurlant à la lune. À Tétouan, derrière les murs de la citadelle de Jbel Dersa, surplombant toute la ville, on tira aussi des coups de canon; leur écho, disait-on, traverserait le Rif entier. Et déjà dans le bidonville, les femmes poussaient des youyous derrière le grillage. C'était maintenant -le Ramadan commençait. [pages 114-115] La vérité de Driss, c'était que, là-haut sur sa colline, à réparer ses montres sur un billard d'Anfa, il était le seul riche à ne pas avoir voulu voir la guérilla qui avait lieu en bas, cette guérilla de maîtres et d'esclaves que son père, sa mère, Badr, Chirine et tous les autres savamment entretenaient, plus fous encore que les fous dans la rue, eux qui craignaient hystériquement que tout ce qui pouvait détruire l'équilibre de leurs royaumes. Badr se marrait quand Driss, ivre au 17 Etages après La Notte, demandait encore et encore pourquoi le gars qui leur servait les quiches était un petit de douze ans, et pourquoi il n'allait pas à l'école, et pourquoi il dormait ici, là, sur le sol de la boulangerie, quand les clients rentraient dans leurs villas d'Anfa. Mais c'est ici sa maison, imbécile, disait Badr, et tout le monde riait, la bouche pleine de pâte feuilletée et de fromage, et pensait encore qu'il était quand même sacrément timbré, ce Driss, à ne jamais rien comprendre à comment les choses marchaient. Il était le dernier à n'avoir pas sombré dans la démence d'ici. [pages 202-203] Abigail Assor, Aussi riche que le roi, Ed. Gallimard, 2021, 208 pages, 230 DH.