Dans le couloir de la mort Son histoire est encore aujourd'hui contée dans les chaumières. On en invente encore des pans entiers pour grossir l'image d'un jeune homme qui, un jour, a basculé dans une folie momentanée qui l'a conduit à l'extrême. Ninja, l'homme masqué, enturbanné, qui vivait la nuit et massacrait des policiers. Ninja, le grand fuyard qui a mobilisé toutes les forces de police de la ville de Casablanca et qui ne s'est fait prendre que lorsqu'il a décidé de se rendre de lui-même. Ninja, pour qui toute cette cavale était aussi un jeu, une partie de plaisir qu'il pensait être sans grande gravité. Enfin Ninja, le père qui aime ses enfants et qui a souvent volé pour les nourrir. Sans oublier le Ninja fou à lier qui aimait se voir au centre d'une histoire éclatante qu'il a voulu écrire lui-même pour l'éternité. Aujourd'hui, il arpente, un brin insouciant, un tantinet nonchalant, les longs et froids couloirs de la Prison centrale de Kénitra où il vivra jusqu'à la fin de ses jours sa propre légende urbaine. Retour sur l'une des affaires criminelles les plus fortes de ces quinze dernières années au Maroc. Quand on dépasse les deux grands portails peints en bleu pâle qui séparent le monde des condamnés du monde tout court, quand on salue le gentil gardien qui est en fait un prisonnier qui purge une peine interminable, quand on salue ce vieux bonhomme qui s'occupe de la distribution des vivres apportés par les familles, quand on franchit le hall qui sépare les êtres humains les uns des autres, on atterrit dans ce couloir au portail en fer qui fait office de ligne de démarcation entre ce qui est ici et ce qui est là-bas. Il faut alors laisser derrière soi les acquis d'un monde qui n'ont aucune réelle valeur dans cette enceinte. Il ne faut surtout pas venir chargé des codes sociaux qui n'ont de valeur que dehors, sous le soleil qui brille sur nos têtes 24 heures sur 24 pour aborder un homme qui, lui, n'y a droit que sporadiquement une ou deux heures par jour. Il ne faut pas non plus arborer une dégaine des beaux jours, un sourire large comme s'il annonçait la naissance de la liberté pour venir serrer la main à un homme qui, lui, a souvent du mal à décrisper ses mâchoires et faire en sorte que ses joues entament un exercice oublié depuis des années. Il ne faut pas non plus afficher cet air suffisant qu'ont certains quand ils franchissent la barrière d'une prison. Ici, il n'y a pas beaucoup de place pour les petits à-côté de la vie. Ici on se concentre sur l'essentiel que l'on garde jalousement de peur qu'un pied importun vienne le fouler et faire disparaître sa manne. Ici, on se plie aux règles qui régissent cet univers. Si on en est incapable, on se fait très vite rabrouer et aucune voix ne viendra faire écho à la sienne. Un homme dans la foule Dans cet univers clos, il y a des signes qu'il faut apprendre à voir, à comprendre, à décoder. Très vite, ce jour-là, à peine le nom de Ninja prononcé, les mines se sont légèrement ouvertes. Nous n'étions plus devant des têtes dures, indéridables, ancrées dans la douleur et la peur. Soudain les uns comme les autres ont envie de se dégourdir la langue : “Ninja, c'est un cas, celui-là. Tu viens le voir pour qu'il te raconte une histoire ? C'est la bonne adresse, tu as frappé à la bonne porte. Tu vas te plier de rire et tu repartiras chez toi amusé. Ça, je te le garantis, frère”. Et son pote d'ajouter dans le mouvement : “et un sacré blagueur qui sait faire des phrases ! Quand j'ai un coup de cafard , c'est lui que je vais voir, mais il faut qu'il soit bien luné, autrement tu n'en tires que dalle”. Ninja, l'homme qui a fait courir la police casablancaise derrière lui lors de l'une des plus spectaculaires cavales qu'ait connues la ville, est en fait un petit rigolo qui se prend au jeu et se voit au centre d'une foule, le soir, à écouter ses histoires à dormir debout vu que le sommeil est une denrée très prisée dans ces couloirs. Ninja apparaît tout à coup comme un autre homme, différent de celui dont les péripéties avaient rempli les pages des périodiques au Maroc. La réalité est tout autre entre un homme que l'on a décrit comme un malade mental, un fou de la gâchette, un truand de haut vol et un salopard patenté. Parce que c'est cela que les journaux avaient laissé voir, mais rien d'autre sur le bonhomme. C'est d'ailleurs avec ce type d'idées préconçues que nous nous sommes présentés devant la porte de la petite pièce qui nous sert de lieu de rencontres avec les condamnés à mort. Nous étions sûrs de rencontrer un homme terrible, un horrible personnage, un monstre vivant, une horreur incarnée. Pourtant en prison, à l'exception de quelques grincheux, les autres copains d'infortune témoignent d'un personnage plutôt sympathique, souvent gai, très disposé à faire causette avec tout le monde, un peu loufoque aussi à ses heures et surtout un type calme et serein qui donne l'impression de quelqu'un à qui on ne peut plus la faire. Quand on franchit la porte, une silhouette, de dos, est assise là, la main sous le menton, comme le penseur de Rodin, plongée dans une réflexion enjouée sur le monde, les êtres, les aléas de la vie et autres variations sur le thème de la folie urbaine. Un personnage haut en couleurs Ninja n'est pas le stéréotype de ce que l'on connaît du criminel récidiviste ni du truand qui torture ses proies et y prend un plaisir fou. Non, rien de tel dans la psychologie d'un homme qui est resté plutôt très proche de l'enfant qu'il n'a jamais cessé d'être. Il était posé là sur une chaise, le regard très futé, le visage intelligent, la mimique étudiée, la tête bien ancrée dans une silhouette sujette à la moindre naissance d'une quelconque pensée même futile. Cet homme vous donne la nette certitude dès les premières minutes de conversation que c'est un loup doublé d'un agneau. C'est l'incarnation réelle d'une autre légende urbaine. Il est sérieusement Docteur Jekyll et Mister Hyde. Il joue sur les deux tableaux, peut vous impressionner par une phrase très bien construite mais doublée d'une grande naïveté étudiée pour vous désarmer. Il vous laisse les rênes de la conversation, suit votre logique sans jamais se heurter à quoi que ce soit qui puisse éveiller votre doute, puis ramène le cheminement des idées vers lui, s'en saisit et fait sa route. Il alterne le sourire avec la mine grave, le regard tendre et innocent avec la profonde introspection. Il est à la fois lui-même et son propre personnage. Un acteur au faîte de son art qui sait qui il est, ce qu'il veut, ce qu'il attend et ce que les autres veulent de lui. Il vous sert la salade que vous voulez pour peu que vous lui montriez quel assaisonnement vous convient. Pour le reste, le cuistot émérite peut vous faire avaler la plus grosse des couleuvres sous forme d'une belle pintade rôtie à la braise. Ninja est un complexe de personnages tous bien ingurgités, bien digérés qu'il fait bouger comme un marionnettiste au summum de son savoir. Il portait une belle chemise jeans, légèrement délavée, sur un pantalon de survêtement bleu très assorti à la chemise. Les manches retroussées, il avait l'allure très décontractée, endimanchée d'un jeune homme dans le vent qui est sorti de chez lui un week-end faire une petite marche dans le voisinage, histoire de prendre le frais. Les jambes croisées, il était là, de biais, le menton encastré dans la paume de sa main gauche, à méditer sur cette rencontre qui représentait pour lui un divertissement inattendu. Un élève brillant Ninja aime raconter son histoire à son rythme. Il n'aime pas trop qu'on le bouscule ou que l'on montre des signes d'impatience. “Tu penses bien que Ninja n'est qu'un minable faux nom, un sobriquet qu'ils m'ont collé à la peau. Je m'appelle Abdellah. Kacimi Abdellah. J'aime bien la combinaison de mon nom et de mon prénom. Mais ici personne ne sait que je porte un autre nom que Ninja qui semble facile à dire et qui amuse les gens. Je n'y vois aucun inconvénient. Il me semble même que ce cliché soit plus agréable à vivre que la vérité de mon nom. Mais Abdelllah cadre bien avec la situation. L'esclave de Dieu, c'est plus fort”. Nous avons cru divaguer devant cette longue abondance de sarcasmes signés Si Abdellah, l'esclave de Dieu qui fait de l'analyse onomastique sur le thème de l'inanité d'être nommé. “J'ai vécu mon enfance à El Jadida parce que je suis originaire de Doukkala. Un Doukkali pure souche, malgré mon apparence physique”. Ninja avait raison. On l'aurait rencontré dans une bouche de métro londonienne, on lui aurait demandé la station qui mène à Hyde Park en parfait jargon de Shakespeare. Le teint clair, les cheveux d'un châtain très clair étaient bien coupés et rappelaient cette mode très année 80 inspirée d'une certaine fièvre du samedi soir, des traits beaux et réguliers, un regard franc sous des yeux marron clair, le tout surplombé par un large front qui dénote une grande intelligence. Rien de Doukkali dans ce visage et même le langage n'avait rien du blédard rustre qui débitait les mots en rafales chaudes et saccadées. “J'ai vécu six ans avec mon oncle et sa femme. Un personnage méchant, une femme odieuse qui ne faisait rien de la sainte journée que me frapper et me corriger pour un oui ou un non. Mon oncle était sous sa botte et ne réagissait pas. Moi, entre temps, je morflais, j'en prenais plein la gueule loin des miens”. Les six années passées à Taza avec cet oncle incapable ont marqué à jamais la vie d'Abdellah. Il en parle avec beaucoup de calme, mais semble soudainement plongé dans un long processus de réminiscences où les années défilaient à coups de poing sur le visage. “J'étais un excellent élève. J'avais un don pour les études. J'étais toujours parmi les meilleurs de l'école. Mais avec cet oncle, il a vite fait de me sortir de l' école pour que j'aille apprendre un métier. Mes parents étant très pauvres, l'oncle avait le droit, du moment qu'il me nourrissait, de faire de mon destin ce qu'il voulait”. En 1975, le gamin rentre à Casablanca. Il n'a aucun papier en poche, ni livret scolaire, ni livret de famille. Une besace sur le dos et le visage encore tuméfié par les coups de sa mégère de tante par alliance. “J'ai été voir pour continuer mes études, mais en l'absence de papiers, j'étais bon pour la rue”. Les parents durant toute cette période sont pratiquement hors jeu, absents, loin de la réalité de leur rejeton qui virait doucement mais sûrement de bord. Les années de perdition “J'ai trouvé le moyen de m'occuper en gagnant de quoi manger. J'ai été voir un réparateur de bicyclettes qui m'a pris sous son aile pour m'apprendre le métier. Il était un as du vélo et un crac dans la distribution des coups. Il m'en a donnés à n'en plus finir. Quelque temps après, je ne sentais même plus les gifles qui commençaient à m'amuser. Mais qu'est-ce qu'il avait la patte lourde, le salopard !”. Là non plus, ce n'est pas la vie qu'il voulait, lui, l'enfant intelligent qui rêvait d'être un homme respecté, un riche propriétaire terrien, un ponte parmi les pontes, un monsieur-je-passe-et-on-me-fait-le-salut. “C'est après en avoir pris pour la vie en coups et gifles que j'ai décidé de faire un break à El Jadida”. Là aussi, les choses semblaient très déréglées. Très vite le jeune homme de 17 ans se rendait à l'évidence. Il fallait attendre encore un moment et aller voir une autre porte de sortie. Durant trois ans, il ne fait rien, chôme, traîne, travaille à gauche et à droite, crève la dalle, jusqu'en 1980, la date de son départ pour l'armée comme deuxième classe. “L'armée était devenue pour moi le dernier recours. C'était un rêve de me voir soldat, gradé, respecté, enfin libre et loin des coups”. Son rêve voit le jour, mais très vite le jeune homme de 19 ans est dégoûté par la vie de caserne : “c'était plus les magouilles et les crimes qui m'ont fait changer d'avis que la vie dure en elle-même. J'en avais bavé dans la vie. Les coups durs étaient derrière moi. J'avais la carapace solide. Ce qui m'avait le plus dégoûté, c'était le manque de respect pour la patrie et le drapeau national. Moi, mon choix a été motivé par ça, le choix des armes pour sauver mon pays. Quand je me suis retrouvé loin de tout cela, je savais que ça allait mal finir là aussi”. Abdellah fait des siennes. Il se bagarre, crée des emmerdes, s'attire la foudre des supérieurs et très vite se voit un beau matin, paquetage en main à destination du Sahara. Il atterrit à Laâyoune en 1982 : “sept mois après cette mutation, j'ai eu un énorme problème avec un sergent qui était franchement un sale type. J'étais le plus coriace avec lui et il n'aimait pas cela. Non pas que je refusais la discipline, loin de là. Mais ce sont ses agissements dont tout le monde était au courant qui me faisaient rager. Un jour tout a éclaté et je lui ai tiré une balle avec mon fusil”. Cet épisode est très important pour la suite de la vie de Ninja. Ce qui s'est passé cette nuit était tout autre chose. En fait Ninja n'a jamais tiré sur le sergent, mais il a tiré par terre pour lui faire peur. C'était vers 3 heures 15 le matin, dans le désert. Ninja devait rentrer après une longue garde quand l'ordre du sergent est venu lui imposer de passer encore une nuit de poste, seul au milieu du sable et de l'obscurité. Ninja qui refuse se voit très vite insulté et rabroué par son supérieur. Les choses s'enveniment et Ninja met en joue le sergent qui s'enfuit dans la nuit noire du désert. Le lendemain, Ninja passe devant le tribunal militaire et se voit condamner à un an de prison qu'il purgera dans la prison de Kénitra. C'était avant le 7 août 1984, date de sa sortie de l'armée. Evidemment, c'est là le premier incident dans sa vie avec une arme à feu. C'était la première fois qu'il chargeait un être humain pour lui trouer la peau. Cet épisode est très significatif vu que toute la suite de la vie de Ninja sera marquée à jamais par les armes à feu et les balles qu'il tirera sur les gens. La métamorphose Quand il quitte l'armée, il n'a pour solde que 4.000 dirhams. Il n'a plus de travail, plus d'argent et la vie lui semble traîtresse. “Il n'y avait plus de rêve. L'armée m'avait laissé un sale goût à la bouche. Sans oublier qu'il m'a fallu aussi passer un an de prison. C'était le début de la fin”. Pour Ninja, la fin voulait dire la mort des rêves, l'entrée de plain-pied dans le monde de la perdition où le sens des valeurs n'était plus de mise. “A ma sortie de prison, je pouvais tuer la première personne qui aurait osé s'en prendre à moi. J'étais décidé à en finir une bonne fois pour toutes”. C'est à cette période qu'il ira vivre avec la famille à Douar Skouila, près de Sidi Bernoussi, qui sera plus tard son terrain de chasse nocturne. Il passait son temps entre les jardins en bordure de l'autoroute où il dormait souvent à la belle étoile et les balades dans le quartier avoisinant, traînant les pieds pour tuer le temps : “j'étais sans nourriture pendant deux mois. Je n'en pouvais plus. C'est là que j'ai décidé de voler une voiture”. L'histoire de ce premier vol est très intrigante. Ninja avait décidé de voler à n'importe quel prix et n'importe quoi. Mais ce coup est tombé tout seul. Il ne s'y attendait pas du tout. “C'était une voiture qui avait une panne de pneu. Je n'ai jamais attaqué ces gens. Il y avait un homme , sa femme et sa fille qui ne savaient rien faire. Je les ai aidés à changer de pneu. Après évidemment, j'ai subtilisé un rien pour aller manger. Les gens n'y avaient vu que du feu”. Il ira ensuite vendre ce qu'il avait volé à Souk Djayjiya, un haut lieu de la contrebande et du commerce improvisé sur le bitume de l'ancienne médina. C'est là qu'il prendra une chambre près du Cinéma Salam de Sidi Bernoussi pour vivre loin de la famille. Il payait 150 dirhams de loyer et se la coulait douce en vivotant de petits vols. C'est à cette époque qu'il se marie pour la première fois. Il change alors d'adresse et va vivre dans le quartier Al Qods dans la même localité de Bernoussi. Sa destinée est alors tracée. Il sait désormais qu'il est un as du vol de voitures. Son grand dada était les radio-casettes qu'il revendait à un receleur de la médina. Un beau jour le receleur en question raque. Quand il plonge, il donne tous ses fournisseurs. Le nom de Abdellah Kacimi apparaît, les policiers l'arrêtent et le futur Ninja ira purger trois ans pour vol. Le bon Samaritain “On m'a pris en 1987. J'ai passé quelques mois à la prison civile de Casablanca (Ghbeyla) avant d'être transféré dans un pénitencier agricole, Al Ader, près d'El Jadida. Ma fille avait deux ans quand je suis sorti de prison. J'ai essayé de chercher un boulot, mais impossible de faire en sorte qu'une porte s'ouvre. J'ai traîné un peu, mais très vite la rage est montée en moi surtout un matin où j'ai été réveillé par les pleurs de ma fille qui hurlait de faim. J'ai été saisi par quelque chose que je n'ai jamais compris, comme une brûlure. C'est là que je suis sorti pour aller trouver de l'argent, n'importe comment quitte à tuer pour nourrir ma fille”. La suite relève réellement d'un film. Ninja se balade pour trouver une voiture et une radio-cassette à dérober. Il ne se doute de rien, il marche son bonhomme de chemin quand soudain il aperçoit une porte ouverte. Il ne pense même pas l'ombre d'une seconde qu'il pouvait y avoir danger d'y aller. Il s'avance, pousse la porte, entre, se dirige vers la chambre, un homme et une femme étaient encore plongés dans un sommeil profond. Il trouve une liasse de billet posée sur une table, s'en saisit, la met dans sa poche et avant de sortir jette un coup d'œil sur une stéréo qu'il prend avant de sortir. Dehors, il compte l'argent. Il y avait exactement 3.000 dirhams. Il réfléchit un coup après avoir régalé sa petite famille. Que faire de ce pognon, le manger ? Ce serait très bête, il faudra le faire fructifier, faire en sorte d'assurer une rentrée d'argent en montant un business. C'est là que Ninja décide de devenir vendeur de haschich. Il fait ses emplettes durant quelque temps, mais se rend très vite compte que c'était très risqué : “à l'époque tous les dealers se faisaient prendre comme des pigeons. Je n'avais aucune envie de plonger encore comme un con. J'ai laissé tomber le deal et j'ai décidé une bonne fois pour toutes de m'occuper de ce que je savais faire, c'est-à-dire voler les voitures ”. Depuis les choses roulent bien. Ninja vole, vend aux receleurs, se fait de l'argent et en douce. Les gardiens de voitures le connaissaient bien, lui, de son côté, s'en méfiait. C'est à cette période où il traînait entre l'autoroute et le quartier industriel qu'une autre légende est née autour de ce personnage. On parlait alors d'un type qui sauvait les filles qui se faisaient attaquer à l'aube en allant aux usines où elles travaillaient. On disait tant de choses sur ce veilleur de nuit qui s'intercalait entre les assaillants et leurs proies. Les filles se racontaient les exploits de ce beau ténébreux qui les sortait du guêpier sans jamais rien demander en retour. Quand on en parle à Ninja, il esquisse un sourire et dit oui que c'était effectivement lui qui sauvait les filles le matin et que parfois même il avait reçu des coups lors d'intervention spontanée de ce type. Mais il ne s'étalera pas outre mesure, n'ira pas jusqu'à jouer les héros et les bons Samaritains. La chute sera dure “C'était en 1992, j'étais sur une moto en train de rouler tranquillement derrière l'autoroute quand un policier, qui était posté dans le commissariat près de la route, m'arrête. Je n'avais ni brûlé un feu parce qu'il n'y en avait pas, ni roulé vite puisque la moto était une ferraille fumante, je roulais et cet homme avait décidé de me soutirer 50 dirhams. Il m'insulte, me crache dessus et menace de me tabasser à mort si je ne lui donnais pas l'argent. Je me suis exécuté, mais je savais à cet instant précis que cet homme avait éveillé en moi des choses que j'avais enterrées depuis l'époque de l'armée au Sahara”. Cet épisode s'est déroulé à 8 heures 30 du soir; Ninja rentre chez lui, essaye d'oublier mais n'y arrive pas. Il ravale sa colère et laisse passer l'éponge. Le lendemain, il est au cinéma Salam en train de regarder un film, quand un policier vient le harceler en lui demandant de casquer parce qu'il fumait un joint. Ninja jurera, lui qui avoue tout aujourd'hui, que c'était faux, qu'il n'avait jamais un joint au bec, que c'était une erreur, un abus de pouvoir, un flic mal luné qui voulait lui soutirer un peu de sous. “Il me pousse contre la grille du cinéma devant tout le monde. Il me prend mon paquet de Marlboro et mon briquet. Il finit par me donner une gifle et m'ordonne de ne plus mettre les pieds dans cette salle. Je suis parti le cœur lourd, mais j'avais juré sur la tête de ma petite fille de lui faire la peau un jour à ce salopard, ce fils de chienne qui m'avait humilié devant tout un quartier”. L'affaire ne se termine pas comme ça. Le flic vient le chercher un quart d'heure plus tard et lui met les menottes. Arrivé au commissariat, on lui fait signer un document comme quoi il était dealer. “Je passe devant le juge après avoir passé 48 heures au commissariat où on ne s'était pas trop gêné pour me casser la gueule. J'en prends pour un mois avec sursis et je rentre chez moi. J'étais à bout et je savais que cette rage qui était en moi n'allait plus jamais s'éteindre”. Ninja est né A sa sortie du tribunal après sa relaxation, Ninja avait un plan. Il voulait se venger, donner une leçon aux deux flics qui l'avaient maltraité. C'est à cette période qu'Abdellah décide de faire de la nuit son monde. Il se procure un tissu bleu qu'il confectionne lui-même en tenue asiatique, une espèce de longue gandoura très échancrée qu'il enroulait sur le corps avec turban, passe-montagne et tout l'attirail des samouraïs pour se camoufler. “Ce n'était pas un truc auquel j'avais réfléchi clairement, c'était une chose qui est venue d'elle-même. C'est cette même nuit après avoir mis mon camouflage que je suis sorti très tard. Il n'y avait pas un chat dehors. J'ai marché jusqu'au petit poste de police près de l'autoroute à Bernoussi, je regarde de loin le flic qui bougeait à l'intérieur. Pendant un long moment j'ai attendu, puis il n'y avait plus de mouvements. C'est là que j'ai marché vers le poste de police ”. Ninja marche doucement. Alentour, le vide et le silence. Il n'avait pas d'arme sur lui ni même un couteau. Arrivé près du box, il pense que c'était là une aventure dangereuse et qu'il fallait ne laisser aucune chance au policier de réagir. C'est là qu'il pense à une pierre avec laquelle il va asséner le coup fatal au policier. Il se saisit d'une grosse pierre et entre comme une flèche dans le box. Sans perdre une seconde, il donne un coup en pleine tête au policier qui dormait du sommeil du juste. Le flic était assommé, le sang coulait à flot. Ninja sort. Il a sa revanche, il se sent déjà mieux. Mais après trois pas en dehors du box, il se ravise, il revient voir le policier, le fouille et sort une grosse liasse de billets de banque qu'il met dans sa poche puis se saisit du revolver et regagne son logis. Chez lui, il compte l'argent : il y avait exactement 4.700 dhs. “Devant le tribunal personne n'avait parlé de cet argent et le flic n'avait pas non plus mentionné cette grosse somme trouvée sur lui le soir où je lui avais refait le portrait”. Il planque l'argent et le flingue et part à Taza. A son retour, c'est la grosse pagaille dans le quartier de Sidi Bernouissi, tout le mode parlait d'un type qui a failli tuer un flic dans son poste de garde. Le bruit court, Ninja se fait tout doux et continue de sortir le soir camouflé à la recherche d'autres gibiers. Nous sommes en novembre 1992. Ninja se souvient de sa solde de 4.000 dirhams donnés par l'armée. Il décide alors d'aller à Rabat régler un vieux compte avec le trésorier de l'armée qui l'avait arnaqué. Il est 7 heures 30 quand il arrive à l'autoroute pour prendre un taxi pour la capitale. “Il y avait un flic qui attendait aussi de prendre une place gratuite pour rentrer au travail. J'attendais quand soudain il vient me dire qu'il ne fallait pas que je me mette devant lui. J'ai dit que j'étais là à attendre un taxi et que je ne voulais pas l'importuner. Il se met alors à m'insulter et à me pousser en me tapant sur l'épaule. J'avais le flingue sur moi je le sors et je tire trois balles. L'une d'elles le touche à la tête, le mec s'effondre, les femmes qui étaient là se mettent à hurler. Je cours derrière l'autoroute et je disparais”. Le chemin de la vengeance est alors ouvert. Ninja y circule arme à la main et la tête lourde des déflagrations des balles qui se logent dans les corps des policiers. “Ce qui est curieux, c'est que je ne me rappelle pas du visage de ce policier. Je n'ai jamais réussi à m'en souvenir. C'est comme si j'avais tiré sur un homme sans visage”. Sur le chemin du retour Ninja cache son flingue et tombe sur une voiture en panne. «C'était une Mercedes immatriculée en Italie. Je les aide à réparer la voiture pour faire diversion au cas où on me courrait derrière. Quand j'avais fini, les gars ne voulaient pas me payer. Je pique une crise et je sors le flingue. L'un d'eux fait dans son froc littéralement tandis que l'autre voulait jouer les durs en venant me narguer et disant que je ne pouvais pas tirer. Je lui en décoche une dans l'épaule et je vais prendre l'argent». Ninja n'avait pas peur. Il savait qu'il était allé loin. Alors il a décidé de continuer : “c'est là que j'ai décidé de tuer cinq policiers le lendemain pour me calmer avant de disparaître”. Et cela arrive le lendemain au grand carrefour de Sidi Bernoussi où il y a toutes les stations de bus et de taxis. Il est abordé au petit matin par un gars qui voulait le voler. Il lui fait peur avec le flingue : “tire-toi, je veux garder mes balles pour d'autres, autrement je t'aurais troué le visage”. Il attend que les flics se montrent quand soudain il en voit deux et c'est là qu'il va vers eux et tire. Le bruit retentit dans le quartier, mais Ninja s'en va loin. Le même jour il ira à Sidi Othman où il tirera sur un autre policier et un vendeur de saucisses qui lui avait couru derrière. Ninja est coincé. Il n'a plus de balles. Alors il décide d'aller jeter le pistolet derrière la voie ferrée vers le quartier industriel. Personne n'avait vu son visage. Personne ne savait qui il était. Le camouflage avait marché. Pendant des mois, on cherche un coupable. Sans succès. On ira même jusqu'à l'arrêter une fois après une belle course poursuite, on le garde six jours au commissariat et on le relâche pensant que ce n'était pas lui. Il aura fallu attendre des mois avant que Ninja n'aille se livrer parce qu'il n'en pouvait plus de traîner cela derrière lui : “j'ai eu un enfant et je ne voulais pas qu'un malheur lui arrive à cause de moi. Je savais que j'allais payer un jour parce que je suis allé très loin. Mais je voulais laisser ma famille vivre en paix. Alors je suis allé me livrer et ça a été vite fait. J'ai tout avoué en détails. Tout ce que j'ai fait sans rien oublier. Devant le juge, j'étais sûr que j'allais plonger pour de bon”. Ninja est condamné à la peine capitale. Sa vie n'a pas changé depuis. Il dit regretter de ne pas voir ses enfants, de vivre cette vie de chien. Mais au fond de lui, il sait que c'était cela le seul chemin qu'il lui était donné de prendre. Il sourit, hoche la tête, nous fait un clin d'œil et tourne le dos à la salle. L'histoire est finie, avait-il l'air de dire marchant vers le couloir qui le mène à sa cellule. Au bout de dix mètres, il se retourne et nous lance un “ A bientôt”.