Deux scénarios s'imposent : une alliance avec les partis du Mouvement national ou une coalition purement libérale. Quelle que soit l'issue des tractations, la majorité se fera-t-elle sur la base de la cohérence programmatique et de valeurs ? D'où l'interrogation, à quoi auraient servi ces législatives si tout le monde se retrouve au gouvernail ? Analyse avec Abdelmoughit Benmessaoud Trédano, professeur de sciences politique et de géopolitique à l'Université Mohammed V à Rabat, et directeur de la Revue marocaine des sciences politiques et sociales. Ces dernières semaines, voire ces derniers mois, le Maroc a été tenu en haleine quant à l'issue des élections du 7 octobre. Et malgré la victoire confortable du PJD (Parti justice et développement), des voix se levaient encore pour augmenter le suspense : «Benkirane rempilera-t-il pour un deuxième mandat ou bien le Roi Mohammed VI choisira-t-il un autre leader au sein du parti de la lampe pour constituer un gouvernement ?». Finalement, l'attente n'a été que de très courte durée, puisque deux jours seulement après l'annonce des résultats, le Roi Mohammed VI a reçu en audience, ce lundi 10 octobre au palais royal de Casablanca, le SG du PJD pour le nommer Chef de gouvernement et le charger de former le nouveau gouvernement. Cette audience a eu le mérite de calmer les ardeurs des détracteurs de Benkirane ! Mais elle lance un nouveau feuilleton dont la presse fera ses choux gras : «Benkirane réussira-t-il à constituer une majorité gouvernementale confortable et, surtout, homogène pour être en phase avec les promesses électorales faites et l'ayant placé premier devant le PAM, son ennemi, bien qu'en politique aucun ennemi n'est éternel (sic) ?». C'est justement cette actualité qui occupe tous les esprits : de quoi le gouvernement Benkirane III sera-t-il fait ? De prime abord, il s'agira d'un bricolage pour assurer la continuité, avec un coût politique important faute de cohérence de programme et de valeurs... Bien évidemment, fin tacticien et véritable bête politique, Benkirane n'a rien laissé filtrer quant à la composition du prochain gouvernement, puisque dans sa déclaration à la presse à l'issue de l'audience royale, il annonce uniquement qu'il contactera rapidement les partis politiques pour voir la possibilité de travailler ensemble au sein d'une même coalition gouvernementale. Deux constantes Les constantes de ces législatives, à ce jour, car cela peut changer, sont le PAM (Parti authenticité et modernité) et la FGD (Fédération de la gauche démocratique) qui ne s'allieront en aucune manière au PJD, qui ne compte pas non plus les solliciter pour constituer une équipe gouvernementale. Sauf en dernier recours pour la constitution d'un gouvernement d'union nationale qui constituera une véritable douche froide pour l'électorat marocain ou ce qu'il en reste, ne serait-ce que pour diluer le différend PAM-PJD. La deuxième constante est le PPS (Parti du progrès et socialisme), qui semble désormais un allié infaillible du PJD; il en a d'ailleurs fait les frais ! Là où le PJD pourra puiser une majorité problématique éclectique, on retrouve tous les autres partis, notamment le PI (Parti de l'Istiqlal), le MP (Mouvement populaire), le RNI (Rassemblement national des indépendants), l'USFP (Union sociale des forces populaires), l'UC (Union constitutionnelle) et même le MDS (Mouvement démocratique et social) du centre droit et qui a décroché trois sièges, soit un meilleur score que la FGD (exclusion faite du Parti de l'unité et la démocratie et du Parti de la gauche verte marocaine ayant obtenu chacun un seul siège dans la chambre basse). Benkirane devra donc s'adonner à toutes les acrobaties possibles et imaginables pour aboutir à une majorité. «Numériquement, et eu égard à l'absence d'autonomie chez certains partis, notamment chez ceux dits administratifs, il serait difficile pour lui d'y parvenir», soutient Abdelmoughit Benmessaoud Trédano, professeur de sciences politique et de géopolitique à l'Université Mohammed V à Rabat, et directeur de la Revue marocaine des sciences politiques et sociales. Difficile, mais pas impossible, puisque notre spécialiste écarte d'emblée la piste inenvisageable d'une deuxième élection, de même que la constitution d'un gouvernement soit demandée au PAM, si le PJD n'y parvient pas, ce qui serait politiquement très coûteux dans un contexte où «la confiance est laminée (le nombre de non-inscrits et le taux d'abstention) et la désaffection du politique ne fait que s'aggraver», soutient A. Trédano. Il estime que «le face-à-face forcé entre le PJD et le PAM fait plus de dégâts qu'il ne fait avancer l'idée démocratique. Et un système politique, sans oxygène, peut à court terme se bloquer». Abdelilah Benkirane se trouve donc condamné à trouver une majorité coûte que coûte ! Tous les scénarios sont possibles, mais certains seraient plus coûteux en termes de «valises ministérielles», d'autres peu confortables en nombre, sans oublier le risque de coalition sans cohérence programmatique ni de valeurs. Mais le véritable coût sera plus politique vis-à-vis d'un électorat qui ne cesse de s'effriter ! Une coalition très problématique à tous les coups ! Dans cette cacophonie ambiante, deux pistes sérieuses de coalitions, toutes deux problématiques, se dégagent au final : la première avec les partis du Mouvement national, avec comme principale problématique l'USFP, en plus d'une majorité précaire. Le parti de la rose enterrera-t-il la hâche de guerre pour franchir le pas, à l'instar du PPS en 2011 en s'alliant à un parti aux antipodes de son idéologie? Cela semble fort probable pour un Driss Lachgar accablé par le mauvais score de ce qui était jadis le fleuron de la gauche, et de la fronde intérieure contre toute alliance avec le PAM. Mieux, passer à l'Exécutif après des années dans l'opposition, éviterait un éclatement du parti déjà à la dérive ! Une coalition qui aura une majorité, mais qui ne disposera nullement d'une cohérence programmatique ni de valeurs, estime Abdelmoughit Trédano. Le deuxième scenario est celui d'une majorité libérale, avec le PI, le MP et le RNI (dans ce cas le PPS serait-il sacrifié ?). «Cette coalition aura plus de cohérence programmatique et de valeurs, mais deux difficultés se posent au niveau du PI et du RNI», explique l'expert en science politique. En effet, si tous les observateurs tablent sur une participation du PI à la prochaine coalition gouvernementale, sans quoi, Benkirane aura du mal à avoir une majorité plus ou moins confortable, cela aura un coût important en termes de portefeuilles, mais aussi de constance. Plusieurs éléments confortent cette hypothèse, comme l'explique notre spécialiste : «D'abord membre du gouvernement Benkirane I, l'Istiqlal se rapproche du PAM en 2013... puis bénéficie en 2015 du soutien des partis de la majorité - notamment le PJD et le PPS - pour regagner 5 sièges des 7 invalidés par le Conseil Constitutionnel. Il se rebelle contre le PAM - la fameuse sortie de Chabat contre ce dernier durant cet été - pour finir dans une position d'expectative à la veille des élections. En attendant des heures et des jours meilleurs !!». A. Benmessaoud ne manque pas de souligner que cette alliance avec le PI devrait coûter cher au PJD. Car n'oublions pas qu'avant son retrait du gouvernement en 2013, le PI siégeait dans des ministères stratégiques comme l'Economie et les Finances, occupé par Nizar Baraka, l'Energie et les mines avec Fouad Douiri ou encore l'Education nationale par Mohamed El Ouafa, sans oublier les MRE, l'Artisanat et les Affaires étrangères avec Youssef Amrani, ministre délégué à l'époque. Le RNI à la majorité pose également des soucis au PJD. «Intégré au milieu de la législature à cause d'une sortie insolite de l'Istiqlal, le parti «centriste» n'a pas été un allié facile», rappelle A. Trédano. Les sorties de Mezouar et Boussaid contre Benkirane sont encore très vives dans les mémoires. Mais avec leurs scores proches, le PJD pourrait mettre en compétition les deux formations politiques (PI et RNI) pour asseoir une majorité conformable. Mais à quel prix politique ? Cette mosaïque ne constituera-t-elle pas un boulet pour l'action gouvernementale ? «In fine, quel que soit le scenario, la coalition se fera sur fond de bricolage pour éviter la crise et pour assurer une continuité dans l'exercice du pouvoir. On fait comme on peut avec les acteurs qu'on a», déplore Abdelmoughit Trédano, qui alerte sur le fait que le système actuel a réellement atteint ses limites et que sa réforme est conditionnée par une volonté de changement réel. Si le spécialiste estime que ne nous sommes ni en dictature, ni en démocratie, il souligne qu'il est également absurde de parler de transition démocratique qui dure depuis 1975. «Nous sommes en prédémocratie, cette hypothèse sans pertinence scientifique ni académique est juste pour dire que nous sommes à l'étape avant la démocratie», explique-t-il. Pour lui, une piste sérieuse se dégage bien qu'idéaliste pour configurer le champ politique. «En effet, on a pu remarquer, surtout depuis 2002, un stock électoral variant entre 11 et 19 millions - entre non-inscrits et abstentionnistes- qui est potentiellement mobilisable et qui peut changer la donne. Avec des signaux forts, ces citoyens «en jachère» peuvent retrouver le chemin des urnes, pourvu que l'offre politique soit attractive», prône-t-il. Une option qui ne saurait aboutir sans un développement global et un système éducatif fort et performant. Force est d'admettre que c'est le cadet des soucis d'une classe politique qui a la tête dans le guidon et qui sera encore une fois sanctionnée ... en 2021 ! I. Bouhrara Composition du gouvernement : Les premières indiscrétions Le PI ambigu Suite à une réunion du Comité exécutif sanctionnée par un communiqué très vague, le parti de l'Istiqlal (PI) a laissé les observateurs sur leur faim. Tout en félicitant le PJD pour sa victoire électorale, le parti nationaliste n'a laissé transparaître aucune position claire, se disant préoccupé par les échéances de 2021 (sic). Une position qui renseigne sur le désarroi du PI, pas encore remis de la claque reçue lors du scrutin du vendredi 7 octobre. Selon une source sûre, la direction de l'Istiqlal attend d'abord qu'Abdelilah Benkirane fasse le premier pas. Peu probable quand on sait que le chef du gouvernement reconduit préfère garder la majorité sortante, notamment du côté du RNI où il dispose d'un réservoir de compétences qui ont déjà fait leurs preuves et qui ont la caution des hautes autorités. Le PJD ne se laissera pas marcher sur les pieds Une autre source proche du secrétariat général du PJD nous a affirmé que les noms de ministrables que risque de proposer l'Istiqlal ne pourraient en aucun cas être acceptés. Il s'agit, d'après la même source, de Rahal Mekkaoui, Adil Benhamza, Mouna Ghoullam et Abdelkader El Kihel qui constituent la garde rapprochée de Hamid Chabat. En outre, les visées de ce dernier pour le perchoir ne seraient pas les bienvenues. D'où la difficulté pour l'Istiqlal de trouver une place aujourd'hui dans le nouveau gouvernement de Benkirane. D'autre part, et d'après un ministre sortant du PJD, il y a de fortes chances pour que l'actuelle majorité sortante soit reconduite, à laquelle s'ajouteraient les députés de l'Union constitutionnelle (UC). Le prochain gouvernement devra être formé rapidement afin d'être prêt pour les grandes échéances qui attendent le Royaume, dont notamment la COP22 qui se tiendra en novembre à Marrakech. On reprend les mêmes et on recommence ! Au niveau des portefeuilles ministériels, des noms circulent déjà. Selon nos informations, Saadeddine El Othmani briguerait la présidence du Parlement, Aziz Akhannouch rejoindrait le ministère des Affaires étrangères, et Abdelkader Amara, l'actuel ministre de l'Energie, le remplacerait à l'Agriculture. Le ministère de l'Energie reviendrait, lui, à Amina Benkhadra qui signerait ainsi son retour au gouvernement. Moulay Hafid Elalamy se maintiendrait au ministère de l'Industrie, tout comme Mohamed Abbou au Commerce extérieur. Mohamed Boussaid devrait également rester au gouvernement, mais pas forcément aux manettes des Finances.