Ali Lahrichi est un sondeur des âmes et des consciences. Docteur vétérinaire de son état, il manie le scalpel avec cette particularité d'explorer les zones de douleur et de souffrance. Il manie aussi les mots, la belle prose avec un art consommé du beau, une volonté d'aller au-delà de l'apophtegme. Sa démarche, singulière de nos jours, suit une pente qui est tout, sauf rectiligne, parce que l'écriture qu'il déploie est fidèle à la conception qu'il s'en fait : aristocratique dans son fond, un brin provocatrice et, je dirais, démente dans sa forme. Une écriture de rupture qui nous happe, nous fait violence, comme la réalité de tous les jours. Elle nous rappelle Arthaud dans sa phase de désobéissance intégrale à sa propre règle. Et cette réalité, déclinée dans ses livres, par la poésie et la prose, n'a de cesse de nous interpeller. La poésie est l'art de dévoiler les âmes et les corps. Ali Lahrichi en fait depuis sa tendre enfance son sémaphore, il illumine sa quête du soi, mais celle de ce monde merveilleux que fut son enfance à Fès, ensuite de son adolescence marquée par la poésie, dominée par le regard sur les choses, les arts en tous genres, la beauté et l'esthétique. La capitale spirituelle n'est pas seulement le prestigieux lieu de mémoire d'un Maroc qui a su faire rayonner sa culture au-delà des frontières, mais le grand phalanstère où se croisent aussi les contradictions, les avancées magistrales en termes de créativité, le conservatisme maîtrisé, la spiritualité universelle...Ali Lahrichi a baigné dès sa jeunesse dans les arts et les lettres, quand bien même la science l'eût attiré et, choix suprême, l'eût incliné à opter pour une carrière scientifique. Or, ici science et poésie ne sont jamais en contradiction, ni antinomiques ! Gaston Bachelard, pour ne parler que de lui, a «fédéré» en quelque sorte les deux dimensions : la science et la poésie, Ibn Rochd (Averroes), ou Ibn Sina (Avicennes) l'avaient précédé. La rigueur scientifique de Ali Lahrichi, comme en témoigne son parcours universitaire, n'a aucunement altéré sa vocation de poète. Il appartient à une catégorie de poètes et d'écrivains qui vivent pour la poésie et travaillent pour la science, c'est-à-dire le soulagement de nos compagnons naturels que sont les bêtes. L'écriture qu'il déploie est une écriture inventive parce que puisée dans un chaos de souffrance, et celle-ci guide le monde des hommes. Ses écrits en portent d'autant plus la marque que l'évolution de ses livres, lancés sur une orbite poétique, exploration des âmes s'il en est, débouchent aussi, finalement, sur la réalité sociale. La chronologie des écrits n'a que peu d'importance ici, puisque le fil conducteur reste le même : la souffrance spectrale de l'homme ! Elle se décline dans les poches du désespoir, de l'exclusion, de la pire violence, du martyr des femmes et des enfants, des inégalités indomptables. Ali Lahrichi s'en est emparé comme d'une tourmente à soigner, à passer au crible de la démarche médicale nucléaire, comme l'on dit de nos jours. Une sorte de scintigraphie qui est seule capable aujourd'hui de diagnostiquer le, plutôt les maux de nos sociétés. Au scalpel, on a dit, mais avec une minutie, ses livres décortiquent nos inconscients, mettent le doigt sur la plaie. «Terre d'Erotika», que l'on peut considérer comme le tableau «ovidien», est un long poème d'amour et de sensualité, parcouru de bout en bout avec la même ardeur, parce qu'il nous prend à bras-le-corps avec la douce violence et nous plonge dans l'étreinte. Publié en France, «Terre d'Erotika» est un exercice indéniable de la passion, il exulte le bonheur du corps et des sens, avec une force des mots et la puissance des métaphores. Il est une sorte d'hommage aux pulsions de l'homme, sa vérité jetée devant lui comme une musique à la prosodie inouïe, plate réalité de tous les instants. Dans la même continuité et comme pour rester fidèle à cette vocation de sondeur, Ali Lahrichi s'est colleté à une sorte d'herméneutique des mots, voyage dans leur extase, avec le recueil «Cavalcade des mots» ! Le titre est lui-même porteur de sens : poésie pure, autant que voyage initiatique dans le monde des sens et des fusions, intempestive nostalgie de nos vies passées au crible des fortes émotions. Le style reste original parce que l'auteur joue de la partition «borgiste», à la limite de l'interpellation digne d'un procureur des mots. On se disait que le scientifique qu'il demeure allait s'arrêter dans l'escapade poétique dans laquelle certains – à tort ou à raison – ont cru le confiner, voire l'enferrer, considérant la poésie comme l'échappatoire d'un homme qui, l'exercice de la médecine animale aidant, se lance dans le vers et la versification pour s'en consoler ! Mais le voilà qui change de fusil d'épaule, le voilà qui ressurgit là où on ne l'attendait point. Il nous nargue et sans pour autant troquer sa tunique de «docteur», ni celle de poète, il investit le champ du récit...Peut-être, dira-t-on, que le récit, le témoignage est sa vocation initiale, occultée par commodité ou nécessité, de nouveau ressurgie au milieu d'un faisceau de problématiques et de réalités sociales telluriques que Ali Lahrichi tâte avec cette irréductible détermination d'en dénoncer la violence et la dimension tragique. Car, son dernier livre, «Hrab» ( Fuir), fuir son destin, c'est le registre du récit tragique dont il entend désormais faire le bréviaire et le nouveau style d'écriture. Il mêle le néo-classicisme à une langue de banlieue toute recherchée, «pasolinienne» parce qu'elle articule le réel et l'inconscient de ses héros, décrit une terrible métamorphose sociétale, hors normes, hors droit, une désescalade abyssale, ce que la morale, le droit, la loi ou le simple et basique humanisme ne saurait tolérer. Envers de décor cruel, «Hrab» marque de toute évidence un tournant majeur dans le déplacement vertical d'une écriture qui retrouve d'autres émotions, d'autres intensités violentes, le «voyage en enfer» pour tout dire, ces passions de l'âme...Ali Lahrichi relève le défi de l'écriture à un moment où celle-ci est plongée dans le désarroi des mondanités et du kitch, il s'écarte du cloaque et, par-là même, dénonce les usages du clapier qui sert de terreau à cette pseudo littérature. Ali Lahrichi est le néo-cinématographe de nos réalités, misères et grandeurs englouties dans le réel métaphysique qu'il dépouille avec art.