Lauréat du Prix de la Mamounia, Binebine nous livre ses impressions et dévoile les sources de ses inspirations. Comment devient-on à la fois peintre et romancier ? Je crois que l'on naît artiste. C'est comme une sorte de joyau brut incrusté dans la roche, qu'il faut extraire sans trop l'abîmer. Puis, le tailler, le ciseler, le sertir dans la monture d'un bijou, dans le chaton d'une bague et le regarder briller… Il est question de talent, certes, mais la motivation et un travail acharné sont fondamentaux pour son accomplissement. Vous enseigniez les mathématiques à Paris. Est-ce qu'exercer la peinture et l'écriture vous permet de vous réaliser ou bien avez-vous opté pour cette vocation pour des raisons pécuniaires ? Picasso disait : «Les 50 premières années d'un artiste sont difficiles !» même si lui n'a pas eu à manger de la vache enragée. Il y a très peu d'artistes qui vivent de leur travail. Ma peinture a été propulsée grâce à un pur hasard qui m'a ouvert les portes d'un grand musée. Autrement, j'aurais ramé comme beaucoup de mes amis. Une toile que j'exécute en une seule journée me rapporte autant qu'un livre que je mets deux ans à écrire… Alors voyez-vous, si l'argent était ma première préoccupation, j'aurais cessé d'écrire depuis longtemps ! A moins que je ne sois masochiste… Que préférez-vous ? Ecrire ou peindre ? Je prends davantage de plaisir à peindre qu'à écrire. Quand j'entre dans mon atelier, je ne vois pas le temps passer. Je suis immergé dans la matière que je triture, griffe, caresse… avec laquelle je fais corps comme si j'en étais une partie intégrante… Tandis que l'écriture me coûte, je passe ma vie dans les dictionnaires à chercher le mot juste, la façon dont l'on utilisé mes prédécesseurs… Quel est le prix que vous avez obtenu qui vous a le plus ému ? J'ai reçu pas mal de prix pour mes livres antérieurs. J'avoue que le prix de la Mamounia que je viens de recevoir pour «Les étoiles de Sidi Moumen» m'a particulièrement fait plaisir car il s'agit d'une reconnaissance dans ma ville, Marrakech, par un jury international prestigieux. Et j'étais en compétition avec des poids lourds de la littérature marocaine. Quelle est votre relation avec votre frère, Aziz Binebine ? Son calvaire à Tazmamart a-t-il été pour vous une source d'inspiration ? Nous sommes très proches l'un de l'autre. Oui son épreuve a beaucoup influencé mon travail, en littérature (Les funérailles du lait) comme en peinture. Mais Tazmamart n'est plus une histoire marocaine, elle appartient à l'humanité entière. Elle montre jusqu'où des hommes peuvent aller dans la torture de leurs semblables, à la façon des camps nazis, des génocides Khmers, Rwandais... Etes-vous un pacifiste ? Pacifiste, dites-vous ? Je ne saurais répondre. Si on rentre chez moi pour s'attaquer à mes filles, je crois que je redeviendrai l'animal que j'étais à l'origine ! Propos recueillis par Amine Amerhoun Mahi Binebine vu par Abdellatif Laâbi Le grand poète A. Laâbi dresse le portrait de Binebine et analyse son œuvre. Les écrivains qui peignent et les peintres qui écrivent ne sont plus légion. Révolue aussi l'époque où, dans la même poussée de renouvellement esthétique, peintres et poètes œuvraient de concert en s'invitant mutuellement au plus intime de leur expérience créatrice. Nostalgie mise à part, ces moments ont été d'une fécondité exceptionnelle dans l'histoire de la création artistique contemporaine. Ils ont permis de repousser les frontières de l'imaginaire et de la pensée, ouvrant ainsi à l'aventure de la modernité des champs d'exploration inouïs. Mais il semble qu'aujourd'hui cet esprit n'est plus de mise. Il est même tenu en suspicion. L'Histoire, passée maîtresse en ruses, serait en train d'établir encore une fois la «naïveté » des artistes et le peu d'emprise qu'ils ont sur la réalité humaine et le cours du monde. Le territoire qu'elle leur concède désormais est celui de la marge, là où la subversion, condamnée à des jeux narcissiques, finit par s'autodétruire. Sans pactiser nécessairement avec cette logique sommaire, d'aucuns en viennent à la résignation. D'autres au contraire, et parce qu'ils ont bien observé les flux, reflux, creux de la vague et montée des eaux auxquels la marâtre Histoire nous a habitués, y perçoivent plutôt un défi. Une violence objective Je prends sur moi, sereinement, de situer l'œuvre de Mahi Binebine dans la deuxième attitude. Et le fait que ce peintre soit aussi un écrivain me conforte dans cette appréciation. Une telle singularité n'est pas anodine. Elle met en synergie deux types d'investigation différenciés qui, par la force des choses, sont amenés à s'agréger et se mettre en osmose. Voilà qui éclaire à mon avis ce plus que Binebine apporte à la polyphonie déjà existante dans le foisonnement que connaît actuellement la peinture marocaine. Car ce qui le distingue de bien des peintres de sa génération, c'est cet affleurement remarquable de l'histoire (proprement marocaine, et globale aussi) dans ses œuvres. Inutile de dire que nous sommes loin de tout anecdotisme, même si «l'anecdotique» au Maroc a eu, au cours des dernières décennies, son poids écrasant de souffrances et de sang. Ici, la démarche est différente de celle du citoyen soucieux de tourner la page après l'avoir bien lue. Elle va au-delà de ce que l'on appelle le devoir de mémoire. De celle-ci elle s'occupe plus précisément à reconstituer les strates, à cerner les lignes de faille, à signaler les chaînons manquants, à projeter les images de son théâtre d'ombres. La capacité du récit à reconstituer la durée s'allie ainsi aux fulgurances visionnaires de la poésie pour produire des formes en perpétuel mouvement, s'engendrant les unes les autres, se déchirant et s'épousant, narrant par leur silence même l'inaudible de leur tragédie, gravant dans l'espace de la toile autant de fictions où la condition humaine se médite à notre vu et su. Il arrive que, pour ce faire, la matière, le trait, soient violents, notamment dans les premières œuvres. Dans les plus récentes, l'inquiétude gagnant, nous sommes confrontés à ce que la violence objective finit par opérer en chacun de nous, aux interrogations sur les énigmes éternelles que nous essayons de percer depuis des lustres. Et si Mahi Binebine n'en a pas plus que nous les clés, sachons-lui gré de se les poser à sa manière et de nous les reposer dans une langue, que dis-je, une bi-langue dont la subtilité est d'un grand secours quand tant de voiles enveloppant comme un suaire le cœur humain font obstacle à sa quête de lumière. Abdellatif Laâbi * La capacité du récit à reconstituer la durée s'allie aux fulgurances visionnaires de la poésie.