Être dans une trajectoire de près de 5% de croissance ne peut être concomitant à un déficit budgétaire élevé, à des recettes fiscales en deça des prévisions et à des déséquilibres persistants dans les comptes extérieurs. Une joute politique, alimentée par des considérations strictement partisanes, n'aiderait pas à la crédibilité des positions des uns et des autres, à défaut d'une approche scientifique. Un diagnostic des plus minutieux avec L. Jaidi, économiste et professeur universitaire. Finances News Hebdo : Le ministre chargé du Budget, Driss El Azami, a indiqué récemment, lors d'un exposé devant la commission des finances et du développement économique à la Chambre des représentants, que le taux de croissance de l'année 2013 pourrait être légèrement meilleur que prévu : 4,8% au lieu de 4,5%, tablant ainsi sur la légère reprise qui s'annonce dans la zone euro. D'après-vous, une telle révision a-t-elle toute sa raison d'être dans un contexte très aléatoire ? Larabi Jaidi : Il est naturel qu'une prévision initiale fasse l'objet d'une révision en cours d'année si de nouvelles données invalident les premières hypothèses prévisionnelles. Il reste à expliquer quels sont ces facteurs qui ont conduit à revoir le taux de croissance à la hausse ? Des facteurs d'offre économique (valeur ajoutée additionnelle), des facteurs liés aux comportements de la demande des acteurs économiques (ménages, administration, entreprises). Quelle est aussi l'origine de ce surplus de richesses ? La consommation, l'investissement, le commerce extérieur ? Il y a effectivement un léger frémissement de la croissance chez nos partenaires, mais s'est-il réellement traduit par une nouvelle demande adressée au Maroc ? Pour quels produits ? Ou, tout simplement, ce surplus est-il le résultat du don de la nature provenant d'une saison agricole qui s'est avérée encore plus généreuse que ce que l'on attendait ? Puis, qui bénéficiera de ces milliers de dirhams additionnels de croissance ? Les revenus des travailleurs ? La classe moyenne ? Les bénéfices des entreprises ? Les taux de croissance de l'économie marocaine révèlent souvent des paradoxes : une économie qui réalise près de 5% de croissance, alors que son gouvernement gère les affaires courantes depuis des mois, que ses entrepreneurs sont en attente de visibilité, que ses consommateurs hésitent entre dépenser ou épargner par précaution. Imaginons ce que serait le rythme de croissance annuel si toutes les ressources étaient pleinement utilisées, les capacités des acteurs plus fortement mobilisées, la politique économique plus efficiente. Dans les déclarations des responsables politiques, le niveau de la croissance est devenu une sorte de leitmotiv parfois proche de l'incantation. Rien de plus normal ! Il se situe aussi au coeur des préoccupations quotidiennes de tous, dans la mesure où il conditionne le pouvoir d'achat et l'emploi. On s'extasie quand il galope au-dessus des 4% ; on s'inquiète dès qu'il faiblit. La publication des prévisions du HCP, du ministère des Finances ou de Bank Al-Maghrib donne souvent lieu à des commentaires d'une sidérante simplicité. On compare à la décimale près les prévisions des uns et des autres. On s'étonne des écarts relevés. Or, faut-il le rappeler, les quart, demi ou trois quarts de points de différence dans l'estimation d'un taux de croissance n'ont de sens que dans une économie homogène, articulée, où les politiques de régulation conjoncturelle ont un fort impact sur le marché du travail, les revenus des ménages, les finances publiques ou les balances extérieures. Ce qui n'est pas le cas chez nous. Autrement, comment comprendre que nous sommes en crise, alors que la croissance de 2013 serait dans une trajectoire de près de 5% ? Comment admettre qu'un tel taux soit concomitant à un déficit budgétaire élevé, à des recettes fiscales en deça des prévisions et à des déséquilibres persistants dans les comptes extérieurs ? La réponse est simple, bien que réductrice : les performances de notre économie sont toujours rythmées par les chocs, positifs ou négatifs, du climat. F. N. H. : Dans un communiqué publié par le HCP au lendemain de l'indexation partielle, ce dernier revient sur les principaux impacts de cette décision où il n'y voit que des inconvénients. En tant qu'économiste, quel pourrait être l'effet de cette hausse sur la croissance de notre économie ? L. J. : Les résultats d'une simulation d'impact ne sont recevables par la «communauté scientifique» que s'ils sont accompagnés d'un argumentaire et d'une présentation des spécifications du modèle économique qui en est à l'origine. Modèle statique ou dynamique ? Quel niveau de désagrégation par branches et produits ? Quelle est la configuration choisie dans les fonctions de production ? Quelles élasticités de consommation utilisées ? Quelles sont les variables endogènes et exogènes du modèle ? Quelle fermeture du modèle retenue pour en assurer la cohérence ? Autrement, le communiqué s'apparenterait à une position politique appuyée par des références pseudo-scientifiques. Ce point de vue vaut aussi pour les estimations publiées par le ministère des Affaires générales. Nous avons besoin d'un débat sérieux, serein et apaisé sur une réforme essentielle de nos finances publiques. Une joute politique alimentée par des considérations strictement partisanes n'aiderait pas à la crédibilité des positions des uns et des autres. Rappelons que le HCP a réalisé, il y a à peine deux ans, une étude sur les défauts de ciblages des politiques publiques, qu'il ne cesse de rappeler que la Caisse de compensation plombe la marge de manoeuvre de la politique économique, que les réformes ont besoin d'être conduites à terme. Le gouvernement a besoin d'un éclairage scientifique pour asseoir ses décisions sur des simulations objectives. J'aurais souhaité que le HCP nous démontre que si l'on réaffectait les 40 milliards de dirhams absorbés par la Caisse de compensation à l'investissement public dans les infrastructures économiques et sociales, quel en serait l'impact sur la croissance ? J'ai la forte intuition que cette réallocation de la ressource publique serait plus bénéfique pour la croissance que la distribution de subventions à des ménages dont une bonne partie n'est pas dans le besoin. Il n'y a pas de moment idéal quand on veut faire des réformes douloureuses. Puis, l'effet de l'indexation partielle ne doit pas être examiné que sous l'angle de la croissance, mais en prenant en considération plusieurs variables macroéconomiques : l'inflation, le solde de la balance commerciale, l'emploi, les équilibres des finances publiques et bien d'autres variables. La réforme de la Caisse s'impose, sinon on va droit au mur. Est-ce le dispositif qui n'est pas efficient et crédible ? Quel serait donc le dispositif alternatif ? Est-ce que c'est le moment qui est mal choisi ? Il n'y a pas de moment idéal quand on veut faire des réformes douloureuses. Reconnaissons à ce gouvernement, sans parti pris, la volonté de s'attaquer à un serpent à mille têtes qui a handicapé la gestion du budget depuis une vingtaine d'années sans que les gouvernements précédents n'aient eu le courage de s'y attaquer. L'initiative de ce gouvernement est courageuse. Il est vrai qu'il ne lui restait plus de choix. Elle a besoin d'être soutenue dans ce qu'elle a de positif et réajustée dans ses limites et ses biais. Elle est encore timide, parce qu'elle n'est que partielle et le fardeau de la Caisse est encore pesant. Le gouvernement va continuer de subventionner les produits alimentaires et les produits énergétiques à raison de 40 milliards de dirhams plafonnés. C'est un manque en ressources pour des dépenses publiques alternatives plus efficaces et plus justes. La réforme doit être progressive et effective et ne pas s'enfermer dans la posture de redistribuer d'une main ce qu'elle a économisé de l'autre. Subventionner le carburant des taxis et transporteurs me paraît une usine à gaz. Comme d'ailleurs les aides monétaires aux ménages pauvres. Il est plutôt nécessaire de faire le point sur ce que l'Etat donne et reçoit par le biais de la fiscalité sur les produits compensés, de mettre à plat le système des prix, où se nichent beaucoup de marges intolérables, de résister à la pression des corporatismes et, surtout, d'éviter de transformer une réforme urgente en une surenchère de politique politicienne. F. N. H. : En dépit des politiques publiques ayant régulièrement inscrit comme objectif le renforcement du potentiel compétitif, le Maroc reste peu compétitif, comme démontré par certaines institutions de référence. Quels sont les facteurs de blocage qui doivent faire l'objet d'un sérieux redressement ? L. J. : Aujourd'hui, dans la compétition mondiale, la capacité de défendre ses marchés ou de conquérir d'autres ne se réduit pas à la simple maîtrise des coûts des facteurs (salaire minimum, coût énergie, fiscalité ou autres...). La compétitivité ne se mesure plus seulement -chacun l'admet aujourd'hui- à l'aune des prix relatifs, des différentiels d'inflation et des variations des taux de change. La compétitivité est un tout indivisible, un complexe de facteurs, un ensemble. La compétitivité relève certes pour une part importante de l'entreprise, mais aussi des institutions, de l'Etat et de son administration, des collectivités territoriales et des organisations professionnelles; en ce sens, la compétitivité est une performance globale. Elle ne concerne pas seulement le tissu des entreprises, mais également le territoire et les structures de gestion des territoires. Un espace national balisé par des réseaux étoffés d'infrastructures économiques de base (aéroports, ports, autoroutes...), jalonné de sites et de parcs industriels équipés, aménagé et sillonné par des voies et des moyens de communication performants, géré de manière rationnelle par des collectivités territoriales efficientes (communes, municipalités, régions...) est, à l'heure de la mondialisation, une dimension essentielle de la compétitivité des économies. F. N. H. : Sommes-nous sur la bonne voie ? L. J. : La compétitivité ne se décrète pas, elle se forge. Elle suppose le positionnement des entreprises sur des créneaux porteurs, une flexibilité qui assure l'adaptation à la demande mondiale, une gamme de produits suffisamment large et cohérente, une qualité des produits qui attire la demande, des délais de livraison plus courts que ceux de la concurrence et une efficacité de la force commerciale. Elle implique une maîtrise accrue des méthodes les plus modernes de gestion ainsi qu'une connaissance de plus en plus intime des circuits de commercialisation et des techniques modernes du négoce international (donneurs d'ordres, centrales d'achats...). Elle dépend surtout de l'aptitude de l'Etat à faire respecter des règles du jeu transparentes dans la concurrence, à combattre la corruption, à l'existence d'une administration «facilitatrice», d'un environnement réglementaire de l'entreprise et des affaires qui soit incitatif, d'un système judiciaire efficace, etc. En somme, la compétitivité «hors coûts» est devenue plus déterminante que la compétitivité coûts. C'est vous dire le chemin qui nous reste à parcourir pour renforcer la compétitivité de nos entreprises et nos produits. F. N. H. : Au lendemain du déclenchement de la crise internationale, nombreux sont les responsables ayant déclaré que les crises constituent un formidable challenge pour les politiques économiques. Est-ce que l'on peut dire aujourd'hui que des défis ont pu être relevés ? L. J. : La crise est une opportunité pour ceux qui savent la saisir. Des conditions sont requises pour en faire un point de rebond. Primo, une politique économique adéquate de sortie de crise et de rétablissement des grands équilibres macroéconomiques. Secundo, mettre l'accent sur la formation et l'incitation à l'innovation, car le Maroc a besoin de moderniser ses entreprises leur permettant de se réorganiser, de se positionner sur des créneaux porteurs, d'être proactives dans un environnement ouvert sur la compétition internationale. Tercio, une politique de cohésion sociale permettant aux populations d'accepter des sacrifices dans la perspective de voir l'intérêt général prendre le dessus sur les logiques individuelles ou corporatistes. Les efforts entrepris jusqu'à présent ne paraissent pas à la mesure des sacrifices qu'ils ont imposés si l'on considère le niveau élevé du chômage et la fragilité de notre équilibre extérieur. Le désarroi déjà fort du citoyen face à la dégradation de la situation économique et sociale risque de s'amplifier. C'est la performance de notre système socio-productif et institutionnel qui est en cause. Dans cette perspective, une performance et une efficacité supérieure ne pourraient prendre appui que sur des emplois, des productions et des qualifications de qualité accrue. On peut même affirmer que cette efficacité économique recherchée doit se révéler compatible avec une justice sociale et les besoins des citoyens. Toute crise est destructrice, mais elle est, pour reprendre une formule consacrée, une destruction créatrice. A condition que l'esprit entrepreneurial, la valeur du travail, le couple droits et devoirs, le sens de la responsabilité imprègnent le comportement des acteurs économiques et sociaux, des forces d'intermédiation sociale et des citoyens. Il reste à l'Etat, aux entreprises et aux forces d'intermédiation sociale (syndicats et organisations professionnelles) beaucoup de chemin encore à faire pour que les défis de la croissance pérenne, de l'emploi digne, et d'un socle de protection sociale, soient pris en compte dans une politique économique, visible, inclusive, et mobilisatrice. F. N. H. : Dans le même sillage, on remarque que le Maroc n'a pas tiré suffisamment profit de la crise politique qui règne dans certains pays arabes. Pourquoi d'après-vous ? L. J. : La géographie a ses déterminants. Le Maroc se trouve dans une région pointée au rouge par les grands centres de décision économique. Il subit les contrecoups d'une région MENA exposée à des risques multiples. Il s'en tire mieux que beaucoup de ses voisins ou des pays situés dans son aire culturelle. Mais les IDE et les flux touristiques, soumis aux effets des chocs politiques, se redéploient dans des régions plus attractives et moins sujettes à des tensions. Mais pourquoi bâtir notre progrès sur le malheur ou les accidents des autres, surtout s'ils appartiennent à la même famille. Nous devons bâtir notre avenir dans un monde de plus en plus exposé à des turbulences et à des crises récurrentes sur notre capacité à réformer nos institutions, notre environnement des affaires, notre système éducatif et notre régime de protection sociale. Il serait plus indiqué de prêter plus d'attention à l'évolution de notre système socioéconomique et institutionnel interne qu'au gain que l'on pourrait tirer des stratégies de forces extérieures. Agissons pour donner corps à une réforme constitutionnelle en panne d'une application effective. Travaillons pour ancrer un système de valeur rigoureux dans les comportements des acteurs économiques et sociaux. Interpellons notre système politique pour qu'il soit en phase avec les attentes d'une avancée démocratique. F. N. H. : Le taux d'endettement aussi bien sur le plan interne qu'externe commence à susciter des inquiétudes. Cela risquerait de se traduire par un renchérissement du coût au cas où le Maroc souhaiterait recourir à un emprunt à l'international. Quelles sont les voies de recours dont dispose le Royaume aujourd'hui ? L. J. : La marge d'endettement est encore appréciable. Mais elle se consomme d'année en année. La dette devient un fardeau quand elle atteint le seuil de l'insoutenabilité. Le problème n'est pas tant celui du coût d'accès au marché international. Ce coût dépend de beaucoup de variables : l'état de la liquidité internationale, la notation du Maroc, l'incertitude des marchés financiers, etc... La question est celle de la perte de souveraineté de la décision si notre économie s'expose, outre mesure, aux risques de solvabilité financière. Pour se prémunir contre ce risque, il n'y a pas d'autres choix que ceux d'une politique macroéconomique saine, soutenue par une fiscalité juste et des dépenses maîtrisées, d'une économie vigoureuse et d'une société mobilisée.