En ce début de rentrée marquée par une scène politique quasi muette sur le front des dossiers économiques brûlants, le professeur Najib Akesbi fait un diagnostic exhaustif de l'état des finances publiques du pays. Il tire la sonnette d'alarme sur les indicateurs de l'endettement, des recettes et des dépenses publiques. Finances News Hebdo : Les statistiques de la TGR de juillet 2013 font état d'une diminution des recettes ordinaires de 2,4% et d'un solde budgétaire (ordinaire) négatif de 17 Mds de DH, en juillet 2013. Sachant que ce solde négatif était seulement de 5,9 Mds de DH en juillet 2012. Une partie de l'opinion publique pense que l'objectif de ramener le déficit budgétaire à 3%, à l'horizon 2016, reste improbable. Quel est votre avis sur la question ? Najib Akesbi : Toute personne ayant connaissance des réalités des finances publiques du pays n'a pu à aucun moment et ne peut toujours croire à la promesse du déficit budgétaire ramené à 3% du PIB en 2016. Les données du problème sont claires et surtout montrent à quel point les contraintes sont structurelles et donc durables. Du côté des ressources, on a un système fiscal qui n'est plus seulement injuste, mais de plus en plus inefficace, puisqu'il permet de couvrir à peine 60% des dépenses du budget général de l'Etat, ce qui laisse déjà à la base un trou béant qu'il faut bien financer, en fait essentiellement par de la dette. Ce qui explique la spirale actuelle de l'endettement qui appelle l'endettement... Du côté des dépenses, l'essentiel de leurs composantes est rigide, incompressible (masse salariale des fonctionnaires, service de la dette), ou subi parce que déterminé par des facteurs externes (subventions de la caisse de compensation, service de la dette externe). Pratiquement, la seule marge de manœuvre réside hélas au niveau des dépenses d'investissement, et elle a déjà été utilisée par le gouvernement, il y a quelques mois, lorsqu'il a supprimé 15 milliards de dépenses d'investissements par rapport aux prévisions de la Loi de Finances. Mais, on a bien vu que cette mesure, si elle a sans doute eu un impact négatif sur la croissance, n'a même pas permis de réduire significativement le déficit budgétaire. Et pour cause puisqu'il suffit, par ailleurs, que la hausse des cours du pétrole, par exemple, soit assez forte pour que le surcoût que cela induirait pour la caisse de compensation annule largement le «gain» obtenu avec la suppression des investissements ! On perdrait ainsi sur les deux tableaux... Du reste, c'est hélas probablement ce qui est en train de se passer en ce moment, si la hausse constatée actuellement sur les marchés pétroliers se confirme, voire se renforce avec la perspective d'une éventuelle intervention militaire en Syrie. F. N. H. : Vu la configuration actuelle des finances publiques, selon vous, entre l'accroissement des dépenses de l'Etat et la baisse des recettes, lequel de ces deux éléments vous semble le plus problématique pour rétablir le budget de l'Etat ? Et pourquoi ? N. A. : Il n'y a pas à privilégier une composante par rapport à l'autre. La crise est telle qu'il faut absolument agir en même temps à tous les niveaux. Ce qu'il faut clairement comprendre et souligner avec force, c'est que la crise est à la fois globale et structurelle. Cette situation n'est pas seulement conjoncturelle pour que l'on puisse espérer l'améliorer à court terme, et laisser ainsi penser possible une baisse significative du déficit budgétaire. Les problèmes sont fondamentalement structurels et appellent des réformes de fond portant sur le système fiscal, le statut général de la fonction publique (dont le problème de la masse salariale n'est qu'un aspect), la caisse de compensation, les régimes des retraites, la politique d'endettement du Trésor... Or, d'abord et à ce jour, toutes ces réformes sont malheureusement encore dans cette vaste «salle d'attente» qu'est le Maroc de 2013... Ensuite, il faut savoir que, par nature, ces réformes, à supposer qu'elles soient les «bonnes» et qu'elles soient correctement conduites, ne produisent pas immédiatement des résultats tangibles, mais seulement après des délais plus ou moins longs. De sorte que je dis souvent que même si on engageait dès demain matin toutes ces réformes et qu'elles seraient conformes à ce qui est souhaitable, il faudrait quand même attendre encore entre trois à cinq ans pour qu'elles commencent à donner leurs fruits et se traduire concrètement par un accroissement conséquent des ressources «propres» (c'est-à-dire fiscales) de l'Etat, une meilleure maîtrise de ses dépenses, et donc une réduction de son déficit budgétaire en dessous de 3% du PIB... F. N. H. : A votre avis, pourquoi les dépenses liées au personnel restent toujours consistantes dans le budget de l'Etat ? Or, tout le monde s'accorde à dire qu'il faudrait rationaliser les dépenses publiques. N. A. : Le problème de la masse salariale de la fonction publique est souvent appréhendé de manière biaisée, puisqu'on se contente d'indicateurs globaux et souvent trompeurs, tels celui du rapport de cette masse salariale au regard du PIB, lequel en se situant autour de 11% actuellement, serait «excessif», à en croire les propos que ne cessent de nous débiter la Banque mondiale ou le FMI. Excessif par rapport à qui et à quoi ? Au jeu des comparaisons internationales, on peut sans mal, vous aligner autant de pays à taux supérieur que de pays à taux inférieur à celui du Maroc... Même en termes de fonctionnaires par habitant (autre indicateur généralement utilisé), avec près de 30 Agents de l'Etat par mille habitants, on peut difficilement considérer qu'on est un pays surpeuplé de fonctionnaires ! Il y a même des secteurs clairement sous-encadrés : peut-on par exemple considérer qu'il y a trop de médecins et d'infirmiers dans la santé publique ? Trop d'ingénieurs agronomes pour encadrer le développement de l'agriculture marocaine ? Trop de jardiniers dans nos communes pour entretenir les espaces publics ? On pourrait multiplier les exemples, et tout cela montre qu'en fait, le problème est ailleurs. Il est surtout dans la distribution de cette masse salariale qui est extrêmement inégale, de sorte qu'au moment où une minorité de «hauts fonctionnaires» se sont arrangés pour s'octroyer des rémunérations manifestement démesurées, au regard de l'esprit de la fonction publique, l'immense majorité des petits et moyens fonctionnaires se contentent de niveaux de salaires médiocres, à peine proches ou légèrement supérieurs au SMIG. C'est à cette démesure des disparités des rémunérations dans la fonction publique, qu'il faudra bien s'attaquer, ce qui soulève le très délicat problème des multiples «statuts» plus ou moins corporatistes ainsi que des nombreux statuts spéciaux... Bref, il faudra bien commencer par mettre de l'ordre dans les statuts de la fonction publique pour espérer introduire à la fois de la rationalité et de l'équité dans la masse salariale publique. Naturellement, il faudra aussi travailler progressivement à une meilleure adéquation entre l'offre et la demande d'emplois dans la fonction publique, en commençant par n'embaucher désormais que dans les fonctions où s'expriment de réels besoins... F. N. H. : Enfin, quelles sont les difficultés majeures que le Trésor public peut rencontrer sur le marché intérieur ou international afin de faire face à la baisse des recettes de l'Etat et à l'augmentation de certaines dépenses ? N. A. : La spirale d'endettement dans laquelle l'Etat est déjà largement engagé va se traduire par des difficultés croissantes. Il va être de plus en plus difficile de se procurer des ressources, du moins à un coût supportable. D'autant plus que le fait relativement nouveau est que, outre son endettement intérieur, le Trésor est de plus en plus acculé à l'endettement extérieur parce qu'il n'a pas besoin de ressources tout court, mais de ressources en devises, pour parer à l'autre déficit, qui est celui de la balance des paiements avec son dangereux corollaire : l'effondrement des réserves en devises du pays. Or, les possibilités à ce niveau sont fortement dépendantes de l'appréciation des institutions financières internationales et des Agences de notation quant à la santé économique et financière du pays ainsi que du «climat des affaires» qui y règne. Cette appréciation passe notamment par les fameux ratings, qui n'étaient déjà pas excellents, puis ont commencé à se dégrader cette année et pourraient l'être encore plus prochainement. Du reste, la toute récente dégradation du rang du Maroc sur l'échelle de la compétitivité internationale (classement du WEF) est très inquiétante et ne devrait annoncer rien de bon. Très concrètement, une dégradation de la «note» du Maroc signifie plus de difficultés pour se procurer des ressources à l'international, et en tout état de cause a un coût de plus en plus élevé, ce qui ne peut qu'accentuer le phénomène de «trappe de la dette». Les récentes expériences, de certains pays de l'Europe du Sud, sont là pour en témoigner...