Le déficit public est un instrument de la politique budgétaire de l'Etat. Il assure l'atténuation des fluctuations cycliques de la demande et des revenus. L'Etat dispose d'une marge de manœuvre pour financer son déficit via un nouvel emprunt international, son endettement extérieur étant limité à 48%, alors que la norme se situe à 60%. Eclairage de Rédouane Taouil, professeur agrégé des universités à Grenoble. - Finances News Hebdo : La Loi de Finances 2011 a retenu un prix de baril de pétrole de 75 dollars alors qu'actuellement il frôle les 120 dollars. Celui du blé se situe aussi à des niveaux records sur le marché mondial. Le gouvernement ne veut pas augmenter les prix pour préserver la paix sociale. Cela plombe considérablement le budget de la compensation qui a été augmenté dans un premier temps par l'injection de 15 milliards de DH. Dans ce cadre, est-ce que le déficit public prévu sera maintenu ? - Rédouane Taouil : La pratique du déficit budgétaire public est souvent condamnée pour être un instrument de politique économique au mieux inefficace, au pire déstabilisateur. Ce jugement se nourrit d'un précepte qui se conforte du sens commun selon lequel «l'Etat, comme tout ménage, ne doit pas vivre au-dessus de ses moyens». Cette analogie implique que le décideur public doit veiller, à l'instar d'un bon père de famille, à la mise en place d'une saine gestion des finances publiques qui assure l'équilibre des comptes et n'hypothèque pas l'avenir des générations futures. L'assimilation de l'Etat à un ménage tient lieu d'un procédé rhétorique dont les effets persuasifs sont d'autant plus significatifs que le vocable de déficit possède une forte connotation négative. Il est associé au «gaspillage», à la «mauvaise gestion publique», au «laxisme» tandis que les politiques budgétaires restrictives sont parées des qualités de «discipline», d'«assainissement», ou de «prudence». Bien que largement partagée, la récusation du déséquilibre budgétaire n'en est pas moins irrecevable. Elle procède d'une vision comptable de la politique budgétaire qui réduit les dépenses publiques à des coûts à la charge de la société. Or, en tant que décideur budgétaire, l'Etat affecte, de par ses mesures fiscales et ses dépenses, les grandeurs globales telles que la consommation, l'investissement, la production, l'emploi, la répartition des revenus, … Sous cet angle, la politique budgétaire se traduit par une distribution de ressources, des coûts et des avantages pour la société qui est rétive à un traitement dans les termes de l'arithmétique. Au regard de cette efficacité des dépenses publiques face au choc des prix des matières premières, une hausse du déficit public au-delà du seuil fixé par la Loi de Finances, est tout à fait adaptée à l'utilisation de la politique budgétaire, comme instrument de stabilisation, destinée à atténuer les fluctuations cycliques de la demande et des revenus. S'en tenir à une règle fixe de déficit public sans égard à la conjoncture c'est comme s'entêter à porter une tenue estivale quelle que soit la saison. - F.N.H. : Comment l'Etat peut-il faire face au financement du déficit public ? - RT : Deux objections sont opposées à l'endettement public : l'une met en avant le mécanisme d'éviction financière selon lequel la hausse de la dette contractée par l'Etat entraîne une hausse du taux d'intérêt, qui se traduit par une baisse de la demande privée, l'autre porte sur l'insoutenabilité de la dette publique. Ces contre-arguments, souvent sommairement proférés, sont éminemment discutables. L'effet d'éviction n'a pas d'assise empirique, ni de pertinence théorique. Aucune étude n'est venue apporter des preuves consistantes en sa faveur : il n'y pas de lien causal entre le niveau des dépenses publiques et les mouvements du taux d'intérêt. Au contraire, l'existence de taux d'intérêt élevés peut expliquer le gonflement des dépenses de l'Etat et l'accentuation du déficit public. Dans le même temps, si le taux d'intérêt dépend des décisions de la Banque centrale et que les banques commerciales fixent le coût du crédit au prix du marché monétaire en le majorant selon leur convenance, il ne peut plus être fixé par l'offre et la demande d'épargne comme le supposent les tenants de l'effet d'éviction. S'agissant de la dette publique, elle est considérée par les détracteurs de l'expansion budgétaire comme un fardeau intergénérationnel : la génération actuelle hypothéquerait les conditions de la génération suivante en lui léguant les charges de la dette. Cet argument apparaît à l'examen largement privé de pertinence. L'analyse de l'impact de la dette publique nécessite de prendre en compte non seulement son niveau, mais aussi sa structure. A ce titre, la distinction entre dette interne et dette externe est primordiale en ce que l'une et l'autre ne sont pas de même nature. - F.N.H. : Le recours à un nouvel emprunt international vous semble-il opportun ? - R.T. : Le financement par emprunt externe se traduit par des transferts nets à l'étranger qui doivent être couverts par des excédents du compte courant. La dette intérieure, quant à elle, ne relève pas de la même logique. Au financement par emprunt intérieur correspondent des créances identiquement égales à la dette contractée par l'Etat. Il n'y aucune raison de considérer que la dette publique interne serait une charge, à la différence de celle des autres agents. L'impact positif ou négatif de la dette publique ne dépend pas de son volume mais de ses effets distributifs entre agents. Par le remboursement de ses créanciers, l'Etat procède à des ponctions fiscales le plus souvent sur ces mêmes créanciers de sorte que les sommes prélevées et les sommes décaissées sont équivalentes. Comme la dette interne occupe au Maroc une part prépondérante dans la dette publique, les autorités budgétaires disposent d'une marge de manœuvre importante y compris dans le cadre des règles de la stabilité macroéconomique qui gouverne leurs décisions. Le maintien du déficit public dans les limites de 3% du produit intérieur brut, sous l'hypothèse d'une croissance en valeur de 5%, appelle la stabilisation du ratio d'endettement public à 60%. Ce ratio étant aujourd'hui de 48%, on ne saurait parler de grave menace pour l'évolution future de la politique budgétaire. Les prévisions de Cassandre sont sans doute malvenues. - F.N.H. : Le gouvernement devrait faire également face aux charges liées au dialogue social marquées par la hausse des salaires des fonctionnaires. Tous ces changements qui sont largement différents des hypothèses retenues par la Loi de Finances ne sont-ils pas incitatifs pour instaurer une Loi de Finances rectificative ? - R.T. : Si l'on étudie la question des salaires en fonction des critères d'équité et d'efficacité, la hausse des revenus salariaux ne pourrait être considérée comme malvenue. Certaines estimations indiquent que la hausse des salaires dans la fonction publique a augmenté de 35% entre 2004 et 2010. Ces estimations ne sont guère pertinentes : d'une part, parce qu'elles incluent les baisses d'impôts intervenues ces dernières années et, d'autre part, parce que cette hausse est à imputer également à l'augmentation du taux d'encadrement dans la fonction publique. L'augmentation enregistrée est en réalité à peine égale au taux d'inflation moyen soit 2% par an et non de 5%. Les conditions favorables à une hausse des salaires sont multiples. D'abord, les marges d'endettement public ne sont pas, comme il a été souligné, faibles. Ensuite, la hausse des salaires est de nature à réduire la sous-utilisation des capacités de production et à accroître la demande et les revenus. Enfin, le risque d'accentuation de l'inflation est indubitablement faible. Si un surcroît d'inflation d'origine domestique se produit, il peut être favorable à l'activité. Le soutien à la croissance doit être, en définitive, prioritaire par rapport à la rigueur budgétaire. - F.N.H. : Le ministre de l'Agriculture a annoncé dernièrement des résultats prévisionnels de la campagne agricole de 88 millions de quintaux, contre 70 millions prévus par la Loi de Finances 2011. Est-ce que cette donne est motivante pour revoir à la hausse le taux de croissance pour l'année en cours ? - R.T. : Si la croissance effective s'avère supérieure à celle annoncée, elle viendrait jeter encore le doute sur les objections des avocats de la rigueur budgétaire. Comme l'a écrit Domar il y a plus de soixante ans, le problème de la dette est un problème de croissance. La dette publique n'est susceptible de produire des effets cumulatifs que lorsque persiste un écart négatif entre le taux de croissance du PIB et le taux d'intérêt réel. Une politique de croissance est en mesure de créer les conditions favorables à la stabilisation, voire à la réduction du ratio dette/PIB. A l'opposé, une politique restrictive peut induire des effets récessifs qui astreignent l'Etat à réduire ses dépenses productives pour faire face à la dette. En soutenant la demande globale, le déficit public favorise la croissance et permet d'accroître les recettes fiscales et d'alléger le poids de la dette. Les dépenses publiques financées sur fonds d'emprunt améliorent les capacités de remboursement immédiates, en même temps qu'elles lèguent aux générations futures des équipements publics et un stock de capital créateur de revenus. On persiste à parler mal de la politique budgétaire. Ce faisant, on fait bon marché d'une leçon de crise soigneusement pointée par l'économiste en chef du FMI, Olivier Blanchard : l'efficacité des politiques de relance lors des phases d'atonie de la demande.