La comptabilité financière, censée être un système neutre d'appréciation des résultats et du patrimoine d'une entreprise, n'est pas si «neutre» que cela. Les états de synthèse qui en sont issus sont une sorte de bulletin de notes que les dirigeants présentent aux actionnaires. λ La seule différence, c'est que ce sont eux qui l'établissent. Quand on sait qu'une partie non négligeable de leurs rémunérations dépend d'un document qu'ils préparent eux-mêmes, on peut comprendre leur tentation de le rendre le plus «présentable» possible. Augmenter artificiellement le chiffre d'affaires, minorer certaines charges, répercuter les dépenses d'un exercice sur un autre ou transférer du profit dans d'autres endroits du globe, ce ne sont pas les idées qui manquent. λ Vous êtes bel et bien dans le monde merveilleux de la comptabilité créative. Si la comptabilité financière (comptabilité générale pour les nostalgiques) est une technique mathématique encadrée par des lois, dont la finalité est l'information des partenaires de l'entreprise sur ses performances économiques et sa santé financière, la comptabilité créative désigne l'ensemble des techniques utilisées par le management d'une entreprise dans l'intention préméditée de fournir une image de ses résultats différente de la réalité. Au croisement d'une science exacte (mathématiques) et d'une science sociale (droit), la comptabilité financière laisse aux dirigeants des marges substantielles d'interprétation. Il n'est pratiquement pas de compte qui ne peut être interprété et, par voie de conséquence, «maquillé1». Depuis la faillite hollywoodienne d'Enron, passant par les scandales de Parmalat et WorldCom, jusqu'à l'effondrement de Lehman Brothers et le sauvetage in extrémis du géant mondial de l'assurance AIG, jamais la comptabilité n'a été aussi pointée du doigt ni victime de sa propre image. Pourquoi en est-on arrivé là ? Le plus cynique, est que les actionnaires, qui clouent aujourd'hui au pilori leurs comptabilités, ont non seulement permis l'éclosion de ce système, mais étaient les premiers à en avoir largement profité, à travers de gros dividendes et des plus values substantielles. Ils ont instauré un système implacable qui s'est retourné violemment contre eux : 1. La psychose des cours de bourse et les fortes pressions qu'ils exercent sur les managers pour accroître les résultats a conduit ces derniers à prendre quelques libertés avec la présentation de leurs comptes financiers ; 2. En vue de s'assurer que les managers ne poursuivent pas d'autres stratégies que la maximisation du profit économique (voir article Finance d'Entreprise : ce que tout dirigeant doit savoir sur www.financenews.press.ma), les actionnaires ont imaginé et mis en place des systèmes de rémunération indexés sur le cours de l'action de l'entreprise. Ce faisant, ils ont donné naissance à une pratique boursière redoutable, connue sous le nom du «pump and dump»2. Elle consiste, en maquillant les comptes, à annoncer des résultats qui dépassent les prévisions du marché, à faire monter artificiellement les cours (pump) et à vendre les actions détenues au plus haut (dump), réalisant au passage des plus-values fort généreuses. 3. Les opérations de haut de bilan (introduction en bourse, fusion acquisition, cession, financement externe,...) sont également des occasions propices pour se montrer créatif en comptabilité. La comptabilité créative ne consiste pas toujours à donner une image flatteuse des résultats de l'entreprise. Parfois, c'est l'inverse qui se produit quand il s'agit notamment de payer moins d'impôts ou à l'installation d'un nouveau dirigeant à la tête de l'entreprise. Ce dernier, surtout s'il prend ses fonctions en fin d'année, passe un maximum de provisions de charges et réduit le résultat à due concurrence. Personne ne peut lui en vouloir, puisqu'il vient d'arriver. Il fait ainsi d'une pierre trois coups. Il marque la rupture avec son prédécesseur (le faible résultat, voire la perte, ce n'est pas moi, c'est lui), il situe le résultat à niveau faible dont il ne peut que bénéficier de l'augmentation future et il se constitue un trésor de guerre, pour les années de vaches maigres, par le jeu de la reprise des provisions qu'il a lui-même constituées et qui représentent autant de sources de profit potentiel. Dans un livre publié en 1992, «Accounting for growth», Terry Smith déclarait que plus une société cumule ces techniques, plus elle masque sa véritable performance. Il avait constaté que les entreprises ayant eu recours aux techniques de maquillage des comptes (au moins cinq techniques) ont vu leur cours en bourse progresser sensiblement sur un an (+40% en valeur absolue). Que peut-on faire ? Comme nous l'avons expliqué, la comptabilité créative a servi d'abord ceux qui l'ont le plus critiqué, à savoir les actionnaires eux-mêmes. La question n'est pas, par conséquent, si on peut (car on a toujours les moyens de changer les choses), mais quels intérêts on a heurtés. Et donc ce qu'on veut. Si nous ne pouvons pas arrêter les crimes dans le monde, nous pouvons au moins contrôler la production et la circulation des armes. Il en est de même pour la comptabilité qui est une arme redoutable. Deux mesures nous semblent importantes à prendre pour rendre la manipulation des comptes sans intérêt : 1. Sortir la comptabilité, en tant qu'instrument de mesure, de la sphère d'influence de la direction générale et la rattacher directement au conseil d'administration, voire même à l'Assemblée générale ; le rôle du dirigeant étant de créer de la valeur, sa mesure et sa communication ne doivent pas lui être confiées pour éviter tout conflit d'intérêt. 2. Désigner le commissaire aux comptes, surtout pour les sociétés cotées, par un organe extérieur à l'entreprise (autorités de marchés boursiers par exemple) et pour deux mandats successifs uniquement. Aujourd'hui, leurs revenus dépendent de l'entreprise dont ils sont censés contrôler les comptes et qui bien souvent leur confie d'autres missions pour s'assurer leur «collaboration». A chaque scandale comptable, on se pose toujours les mêmes questions : où étaient les organes de contrôle ? Que faisait le Conseil d'administration ? Pourquoi n'a-t-on rien vu venir ? La réponse est dans le montant de la rémunération que chaque acteur (administrateurs et commissaires aux comptes) perçoit de l'entreprise et de qui signe le chèque. En période de vaches grasses, tout le monde trempe son doigt dans le pot de confiture en regardant ailleurs. Dire qu'on n'était pas au courant fait sourire gentiment, mais ne convainc personne. La vérité n'est pas qu'on n'a pas vu, mais qu'on n'a pas voulu voir ! Nabil Adel* 1/Pour connaître les techniques de maquillage des comptes les plus usuellement utilisées, voir : http://nabiladel74.wordpress.com/2013/03/21/comptabilite-creative-silence-on-fraude. 2/Pomper puis déverser. * Nabil Adel est cadre d'assurance, consultant et professeur d'économie et de finance. www.nabiladel74.wordpress.com Cette adresse email est protégée contre les robots des spammeurs, vous devez activer Javascript pour la voir.