Il est indéniable que le cadre réglementaire relatif aux droits de la femme a largement été étoffé ces dernières années. Il n'en demeure pas moins, que dans la réalité, il existe un hiatus entre le texte et son application. Economiste chercheur et ministre de la Condition Féminine dans le Gouvernement d'Abderrahmane El-Youssoufi, Said Saâdi craint également que le conservatisme politique n'entame les acquis en la matière. Finances News Hebdo : Quelle évaluation faites-vous du cadre réglementaire relatif à la question de la femme et de la promotion de ses droits au Maroc ? Said Saâdi : La dynamique juridique a gagné en force tout au long de cette décennie. En effet, nous avons eu le Code de la famille, le Code du travail, la levée des réserves sur la CEDAW, la loi sur la parité, la loi sur la transmission de la nationalité, la loi sur la parité et la Constitution, bien évidemment... Cette dynamique juridique confirme l'engagement du Maroc au plus haut niveau de l'Etat en faveur de l'égalité ente les sexes et en faveur d'un projet de société moderne. Parallèlement, sur le plan politique, avec le conservatisme qui reprend du poil de la bête, cela impacte négativement, qu'on le veuille ou non, cette dynamique enclenchée. Si l'on prend l'exemple des nominations aux postes de responsabilité, ou encore au niveau du gouvernement, cet impact se fait également sentir en termes de mise en œuvre de l'agenda de l'égalité qui était établi par le précédent gouvernement. En termes même de perception du rôle de la femme aussi, car les conservateurs n'ont pas encore dit leur dernier mot. Je ne vous cache pas que j'ai un peu peur qu'il y ait un recul sur les acquis. Car si vous suivez attentivement les déclarations des partisans de l'islam politique, vous constaterez facilement qu'ils n'hésiteraient pas à remettre en cause le Code de la famille. Parce qu'ils estiment qu'il est en effraction par rapport à la charia telle qu'ils la conçoivent. Sachant que tout est question de «fikh» et d'interprétation du texte religieux en adaptation avec l'environnement actuel. Et nous avons abouti à ce Code grâce à cette nouvelle lecture du texte religieux, mais également à la lutte menée par les femmes et les hommes qui portaient très haut l'étendard la de la modernité, de la démocratie, du progrès, de l'égalité et des droits de l'Homme de manière générale. En effet, nous ne pouvons parler de droits de l'Homme si ceux de la femme sont sacrifiés ! Et si dans l'ensemble, je porte un regard positif sur la dynamique sociétale qui accompagne cette évolution du rôle de la femme dans la société marocaine, il n'en demeure pas moins que sur le plan politique, il y a des freins qui commencent à m'inquiéter. Et il est à souligner que nous avons besoin de mener des progrès sur différents fronts et domaines pour que l'opinion publique puisse s'inscrire dans cette tendance irréversible de notre histoire. Sans quoi, des retours en arrière demeurent tout à fait possibles. F. N. H. : Dans le domaine juridique, nous avons nettement progressé mais pourquoi cela ne s'est-il pas répercuté sur la réalité du quotidien des femmes au Maroc ? Notamment celles vivant dans le monde rural. S. S. : Je vais utiliser ma casquette d'universitaire, nous avons besoin d'un bilan objectif et exhaustif de dix années d'entrée en vigueur du Code de la famille pour dégager des tendances et voir si effectivement la société est réfractaire à ce Code ou bien si d'autres facteurs expliquent cet écart entre le texte et la réalité. Je trouve qu'il existe une réelle dynamique aujourd'hui au Maroc avec, certes des obstacles, c'est normal, avec des résistances et des pesanteurs sociologiques. Néanmoins, sur le volet application du texte, il est évident que celle-ci pose problème et ce, pour diverses raisons. D'abord, parce que l'application du texte dépend du juge et, pas extension, de la justice. Rappelons à ce niveau, que le Maroc n'a toujours pas réussi à réformer sa justice. En plus, l'égalité entre les sexes dans la profession de juges n'étant pas réalisée, elle peut constituer un frein à une application plus importante du texte, vu notamment la formation même des juges, plus traditionnaliste que progressiste. Et un juge aussi animé de bonne volonté se confronte également au manque de moyens, à la procédure judiciaire très lourde et très lente. Sans oublier la question de la pension alimentaire qui, jusqu'à ce jour, pose problème. Ce n'est que si l'on intègre tous ces éléments là que l'on pourra dire que le nouveau Code de la famille a été appliqué de manière saine et que les femmes se le sont approprié. Vous évoquez le monde rural, moi je citerais également les quartiers périurbains où l'inégalité entre sexes se traduit par des inégalités en matière des droits économiques et sociaux. De même qu'en ces milieux, les femmes sont les plus frappées par l'analphabétisme. Sans oublier l'émancipation financière. Vous ne pouvez pas appliquer la tutelle matrimoniale qui devient facultative en l'absence d'un accès au travail et, en conséquence au revenu. Donc, la femme reste toujours sous le joug de la société à cause de l'absence de l'éducation et de l'émancipation financière. Et à ce niveau, il reste beaucoup à faire. Et l'application du nouveau Code de la famille, d'après les quelques études que j'ai pu consulter, reste partielle et se heurte à beaucoup de difficultés. Ajoutez à cela la corruption qui biaise le jeu ! F. N. H. : Quelle est aujourd'hui la responsabilité du politique dans cet état de fait et comment les discours y afférent ont contribué à cette situation d'application partielle du code et plus globalement, d'une évolution mitigée des droits des femmes au Maroc ? Et comment évoluer d'un discours politique de circonstance à un réel engagement en faveur de la femme ? S. S. : Voyez un peu la composition de l'actuel gouvernement ! Qui, rappelons-le, comprend un parti progressiste qui a été au devant de la scène en matière d'égalité entre les sexes. Et il n'arrive même pas à imposer des candidates ministrables femmes. Si chaque partie de la majorité avait consacré un poste ministériel sur quatre ou cinq à une femme, nous aurions eu quatre ou cinq ministres femmes ! Cela en dit long sur le hiatus qui existe entre le discours et la pratique. Et ceci trahit une chose fondamentale que j'ai pu observer chez beaucoup de politiques: il n'y a pas de conviction profonde de l'intérêt et du caractère stratégique de l'égalité des sexes pour le développement du Maroc et pour la consécration de la démocratie et des droits de l'Homme. La conviction n'y est pas ! Et quand je parle de conviction, c'est le fait de considérer cette égalité comme priorité dans l'intérêt du Maroc futur que l'on veut construire et léguer à nos enfants. Quitte à être sévère, je dirais même qu'il y un peu d'hypocrisie dans le discours de certains politiques, pour ne pas généraliser. F. N. H. : Dans un contexte pareil, quel avenir pour l'article 19 de la constitution qui consacre la parité ? D'autant qu'il y a dans le texte constitutionnel des concepts flous comme «constantes de la nation». S. S. : Le Préambule même de la Constitution est ambigu. Puisqu'on y parle de droits universels, mais en tenant compte de «spécificités», lesquelles ne sont citées nulle part dans le texte. Donc, on revient à une perception littéraliste de la religion, une lecture conventionnelle de l'islam et, par rapport à cela, j'accorderai plus de crédit à la société civile et je mettrais beaucoup d'espoir dans le rôle que peuvent jouer les associations en matière de lobbying. Sachant que beaucoup de leaders politiques sont gênés et mis sur la défensive grâce à un travail de fond et de persuasion menés par ces associations. Nos militant(e)s arrivent ainsi à passer le message. C'est plus de ce côté-là que je parierais plus que sur les politiques pour qui la question de l'égalité des sexes n'est pas une priorité. Preuve en est, aucun parti ni groupe parlementaire n'a présenté à ce jour de projet de loi sur la parité, notamment la parité professionnelle dans l'accès aux postes de décision, à l'éducation, à la politique, en termes d'égalité des chances pour synthétiser l'esprit de parité. F. N. H. : Le Comité scientifique qui doit veiller à la mise en place d'une instance de la parité a été mis en place, et l'étude d'un projet de loi de la parité suivra. Mais cela ne va-t-il pas consacrer l'écart existant entre le texte et la réalité ? Ne faut-il pas se concentrer sur les freins d'émancipation des femmes comme l'analphabétisme ? S. S. : Comme je l'ai évoqué précédemment, il faut privilégier une approche multidimensionnelle. Nous avons besoin de mener tous les fronts en même temps, à savoir, l'éducation, la santé, l'habilitation économique et l'habilitation politique et juridique. Concernant la mise en place de ce Comité, sur le principe, c'est une bonne chose. Mais il faut savoir quelle est sa composition. Comment a été fait le dosage entre différentes composantes, pourquoi la société civile a été exclue sous prétexte de «scientificité». Je ne veux préjuger du résultat mais j'estime que le Maroc a mis du retard avant de prendre en charge cette question de la parité. Et il faut que toute la société puisse s'approprier ce débat. Attendons pour voir ! F. N. H. : Alors en cette Journée mondiale de la femme, quel vœu pouvez-vous exprimer pour les Marocaines ? S. S. : Mon souhait est qu'il y ait plus de femmes qui s'impliquent dans cette cause. Car ce que nous avons engrangé comme acquis reste fragile et c'est réversible si l'on est pas vigilant, au vu de ce qui se passe en Tunisie ou en Egypte ! Et en célébration de cette journée, je souhaite aux Marocaines un joyeux 8 Mars. S'il faut fêter les acquis, il faut tout aussi les préserver en s'impliquant davantage pour que l'égalité entre les sexes devienne irréversible et soit un pilier structurant du projet de société que nous voulons construire au Maroc et léguer à nos enfants.