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Najib Akesbi : «El Othmani fait profil bas»
Publié dans Finances news le 28 - 04 - 2017

Mal né et mal parti, le gouvernement El Othmani, dont la marge de manœuvre semble très limitée, démarre son mandat avec un «programme» qui englobe nombre d'incohérences. Najib Akesbi, économiste et professeur à l'Institut agronomique et vétérinaire Hassan II, fait une analyse critique du cadre de travail et des engagements de ce quinquennat.

Finances News Hebdo : Quelle a été votre première impression à la lecture de la déclaration gouvernementale par El Othmani ?

Najib Akesbi : D'emblée, je pense qu'il faut clarifier le cadre institutionnel si l'on veut comprendre les limites de cette déclaration gouvernementale, et comprendre pourquoi il ne peut s'agir d'un programme spécifique à ce gouvernement et relevant pleinement de sa responsabilité. Il faut tout de même rappeler que, de par le texte suprême qui est celui de la Constitution de 2011, nous restons dans le cadre d'une «monarchie exécutive» dans laquelle le Roi règne et gouverne. Pour la question qui nous occupe ici, il en découle que toutes les stratégies, toutes les politiques publiques essentielles sont clairement du ressort du Conseil des ministres, présidé par le Roi.
Au-delà des textes, la pratique illustre chaque jour cette réalité. Prenez tout ce qui structure aujourd'hui l'économie marocaine, à commencer par les «grands chantiers» jusqu'à l'INDH, en passant par les plans sectoriels ou les accords de libre-échange, toutes ces stratégies et politiques ont pour point commun d'être initiées, élaborées et conduites par le Palais et non par le gouvernement, lequel est réduit à les mettre en œuvre et en assurer le suivi «technique».
S'agissant maintenant du gouvernement d'El Othmani, n'importe qui aujourd'hui peut aisément constater que ce gouvernement est à la fois mal né et mal parti. Pour trois raisons au moins. D'abord, parce qu'il arrive après un mélodrame politico-institutionnel tout à fait inédit qui a duré six mois et mis en évidence à quel point «l'Etat profond» a refusé de prendre acte du résultat sorti des urnes le 7 octobre 2016. Ensuite parce que, une fois constitué, chacun a pu constater que ce gouvernement ne reflète guère la volonté exprimée dans les urnes, ni en quantité ni en qualité… Ce n'est pas le parti arrivé en tête des élections, mais les «partis de l'Administration» qui contrôlent l'essentiel de l'appareil gouvernemental, et plus de 80% des crédits du budget de l'Etat ! Enfin, ce gouvernement se révèle très hétérogène, éclaté en plusieurs «chapelles» et plusieurs «factions», en tout cas au moins en deux «blocs» (disons pour faire simple celui d'Akhannouch d'une part, et celui d'El Othmani d'autre part) qui se regardent déjà en chiens de faïence… Le moins qu'on puisse dire est qu'ils ne donnent pas l'impression d'être ensemble pour réussir un programme gouvernemental. Du reste, au cours de leurs longues tractations préalables à la formation du gouvernement, et à part le véto posé par Akhannouch au sujet de la distribution des revenus directs dans le cadre d'une éventuelle réforme de la Caisse de compensation, les protagonistes ont discuté de tout sauf du programme gouvernemental…
Mal né et mal parti, ce gouvernement va aussi avoir du mal à exister, s'il ne vit pas déjà une crise existentielle… Différent du gouvernement Benkirane, le gouvernement El Othmani veut néanmoins s'inscrire dans sa continuité, et ne jure que par sa volonté de continuer, poursuivre, maintenir, prolonger, développer, renforcer… ce qui a été entamé par le précédent gouvernement ! Le problème est que ce gouvernement est encore plus faible que son prédécesseur et que ses marges de manœuvre sont encore plus limitées. D'autant plus que, de surcroît, en contractant ladite «LPL» (Ligne de précaution et de liquidité) avec le FMI, ce dernier s'est mis et a mis son successeur littéralement dans la «gueule du loup», ajoutant aux contraintes internes celles externes imposées par les institutions financières internationales… En effet, on ne dira jamais assez combien ladite «LPL» dans laquelle on s'est engagés depuis 2012 et qui a été renouvelée deux fois depuis, a installé le pays dans une relation pernicieuse avec le FMI, lequel peut désormais imposer au pays des conditions qu'il était incapable d'imposer auparavant, comme c'est le cas par exemple de la «flexibilisation» du régime de change du Dirham…
Pour récapituler, le dilemme d'El Othmani est qu'il est «cerné» de toute part : il doit se contenter de mettre en œuvre le «programme royal» d'une part, et quelques «sous-programmes» de son prédécesseur (caisse de compensation, retraites…) d'autre part, tout en continuant de plier devant les exigences des bailleurs de fonds internationaux.
Comment imaginer dans ces conditions que ce gouvernement puisse avoir son programme ou même seulement sous-programme propre ? Très logiquement, il s'est donc bien abstenu d'annoncer la moindre vision qui lui soit propre, ou la moindre politique qui soit réellement nouvelle.

F. N. H. : Peut-il au moins réaliser les objectifs chiffrés de cette déclaration, à savoir un taux de croissance économique compris entre 4,5 et 5,5%, un déficit bud­gétaire à 3% du PIB à l'horizon 2021, un taux d'endettement de la trésorerie à moins de 60% du PIB, un taux de l'inflation à moins de 2% et un taux de chômage à hauteur de 8,5 %?

N. A. : On est frappé à la lecture de la déclaration de politique générale d'El Othmani devant les deux Chambres par le fait que ce dernier semble avoir bien compris et même intériorisé toutes ces incapacités dont je viens de parler, de sorte que non seulement il a fini par renoncer à avoir sa propre vision, mais même dans ses objectifs il semble avoir réduit la voilure, et fait profil bas !
En effet, la «déclaration» comporte des objectifs macroéconomiques qui apparaissent bien timides par rapport à ceux qui avaient été annoncés par le gouvernement de Benkirane. Même si ce dernier n'avait guère réalisé la plupart des objectifs qu'il avait annoncés, au moins ne s'était-il guère interdit au début de son mandat une certaine ambition!
El Othmani, lui, semble ne s'autoriser guère la moindre ambition. Ainsi, là où Benkirane prétendait réaliser un taux de croissance annuel moyen de 5,5%, El Othmani ne se hasarde qu'à avancer une fourchette comprise entre 4,5 et 5,5%, à l'horizon 2021 ! Le comble est que c'est avec de tels taux qu'il compte permettre au pays d'atteindre le niveau des pays émergents, alors que nombre d'études ont montré que pour cela, il faudrait réaliser un taux qui est double (8 à 9%) et ce, en moyenne annuelle et pendant 20 à 25 ans…
En ce qui concerne le taux de chômage, pareil. Alors que Benkirane se fixait pour objectif d'abaisser le taux de chômage à 8% (qu'il n'a pas réalisé), El Othmani se contente d'un prudent 8,5%...
N'étions-nous pas en droit d'attendre de ce dernier qu'il se fixe au moins pour objectif d'atteindre celui que son prédécesseur n'avait guère réussi à réaliser ?
Pire, sur certaines questions, on fait pire que réduire la voilure : on renonce purement et simplement à des engagements qui avaient pourtant été faits avec solennité par le précédent gouvernement. C'est notamment le cas de la lutte contre l'économie de rente dont plus personne ne parle, et de la distribution des revenus directs dans le cadre de la réforme de la caisse de compensation… Il est vrai que ce sont des «obstacles» sur lesquels Benkirane s'était rapidement et fortement cassé les dents…

F. N. H. : El Othmani ne déroge pas à la règle de la quête aux «équilibres macro-économiques». Pensez-vous que ça vire à l'obsession ?

N. A. : Normalement, le retour aux équilibres est une affaire conjoncturelle. Or, au Maroc, cet objectif est systématiquement inscrit dans les programmes gouvernementaux depuis près de trente ans, avec les résultats que l'on sait ! Puisque l'on en est encore et toujours -en 2017- à la poursuite des fameux équilibres... Sous la pression des institutions financières internationales, c'est devenu une fin en soi, un dogme inscrit dans les programmes de tous les gouvernements, dont on ne se demande même plus s'il correspond à une quelconque rationalité : A quoi correspond le seuil de 3% du PIB ? Quel en est le sens ? Quels en sont les effets ?...
Ceci étant, passons à l'analyse des chiffres. El Othmani s'engage à maîtriser le déficit budgétaire à 3% du PIB à l'horizon 2021. Si l'on se fixe encore cet objectif, cela signifie clairement que le précédent gouvernement n'y était pas parvenu. Mais surtout, s'est-on une minute demandé pourquoi 3% et pas 4 ou 5 ou même 6% ? A-t-on évalué l'impact de la poursuite effrénée (et désespérée) de la poursuite d'un tel dogme en termes de points de croissance ou d'indicateurs de développement humain ? Même dans les pays développés les plus «libéraux», rares sont encore ceux qui respectent un tel objectif, mais il est vrai que ces derniers n'ont pas le FMI sur le dos…
En ce qui concerne la dette, El Othmani joue sur les mots lorsqu'il parle simplement de ramener la dette du Trésor de 64 à moins de 60% du PIB. Il ne dit pas la vérité, puisque chacun sait que ce qu'il faut prendre en considération n'est pas seulement la dette du Trésor, mais plutôt la dette publique (donc la dette garantie en plus), laquelle culmine actuellement à 84% du PIB. Il serait autrement plus crédible s'il se fixait pour objectif de ramener la dette publique de 84% à moins de 60% du PIB…

F. N. H. : Dans ce sillage, El Othmani promet d'instaurer un climat compétitif, attractif des investissements et favorable à l'innovation. Peut-il y arriver finalement ?

N. A. : Il s'agit de politiques rabâchées, répétées par différents gouvernements, depuis très longtemps, avec des résultats tout à fait décevants. A ce propos, je voudrais m'arrêter sur un «objectif» tout à fait curieux dont on vient de nous gratifier et qui consisterait à faire en sorte que le Maroc puisse intégrer le cercle des 50 premières économies mondiales… dans l'indice Doing Business à l'horizon 2021! Si ce n'était trop grave, ce serait hilarant… Ainsi, donc, faute de se donner l'ambition d'accéder au stade des pays émergents dans un délai raisonnable, on se rabat sur l'indicateur du climat des affaires de la Banque mondiale !
Pourtant, là encore, l'expérience des dernières années nous montre que même lorsqu'on arrive à améliorer sensiblement ce classement, une telle «performance» n'entraine guère un surplus d'investissements étrangers ou même seulement nationaux (rappelons que depuis plus de 20 ans, les volumes des IDE sont restés dans une fourchette comprise entre 2,5 à 3,5 milliards de dollars. Pis, l'année dernière, ils ont baissé, et idem pour le premier trimestre 2017…).

F. N. H. : Quid des incitations fiscales ?

N. A. : Là encore, une contradiction est à relever: d'un côté, il y a un consensus pour dire que les dépenses fiscales sont inefficaces, tout en étant coûteuses en termes de manque à gagner pour les finances publiques (plus de 32 milliards de DH en 2016, soit l'équivalent de près de 4 points de PIB). Qui peut croire encore aujourd'hui qu'il suffirait par exemple d'accorder des exonérations fiscales pour que les investissements affluent ? Mêmes les institutions financières internationales (qui étaient les premières à recommander de telles politiques) n'y croient plus ! Pourtant, le gouvernement réactive cette même politique dans le cadre de la Loi de Finances 2017, en accordant une nouvelle exonération fiscale en faveur des entreprises industrielles, y compris lorsque celles-ci se contentent de rester dans l'axe très saturé de Casablanca-Kénitra ! De sorte que même si l'on suppose que cette mesure finira par produire quelque résultat, ce ne serait très probablement que dans les régions de Casablanca et Rabat (là où les vrais déterminants de l'investissement peuvent être réunis). Le problème est que ce serait là un terrible effet pervers puisque cela reviendrait à agir exactement dans le sens contraire de toutes les professions de foi décentralisatrices des gouvernants depuis plus de dix ans. Bonjour la régionalisation avancée !
Idem pour l'élargissement de l'assiette fiscale, puisque le gouvernement d'El Othmani n'invente rien de nouveau, «copiant-collant» les mêmes promesses effectuées par le passé. Mais est-ce qu'on se rend compte qu'on ne peut pas en même temps dire une chose et faire son contraire ?! Comment élargir l'assiette fiscale tout en continuant à creuser des «trous» dans cette même assiette avec cette multiplication des dépenses fiscales, lesquelles dépassent 400 mesures et font ressembler l'assiette fiscale à un véritable fromage gruyère ! Le moins qu'on puisse dire est qu'on baigne dans l'incohérence absolue.

F. N. H. : El Othmani a annoncé la création d'un mécanisme, sous la supervision du Chef de gouvernement. Serait-ce à même d'assurer une harmonie et une convergence des objectifs des politiques sectorielles dans une même vision ?

N. A. : Le Roi lui-même avait soulevé dans l'un de ses discours, il y a quatre ou cinq ans, la nécessité de mettre en cohérence les différents plans sectoriels. Un rapport du CESE il y a trois ans abondait également dans ce sens. Pourtant, rien n'a été fait à ce niveau. Aujourd'hui, on nous parle d'un «mécanisme» situé au niveau du Chef de gouvernement sans expliciter lequel et surtout sans expliquer comment cela pourrait-il se faire, et j'ajouterais : surtout avec ce gouvernement… Car on doit tout de même se demander comment un gouvernement aussi éclaté et aussi hétéroclite peut-il organiser les «mécanismes» nécessaires pour mettre en cohérence les plans en question ? De quelle autorité le Chef de gouvernement actuel pourra-t-il se prévaloir pour se faire entendre par «l'autre bloc» qui détient la réalité du pouvoir et précisément fait des plans sectoriels sa chasse-gardée ?
De toute évidence, les rapports de force au sein du gouvernement laissent pour le moins sceptiques quant à la possibilité de mise en œuvre efficace d'un tel «mécanisme».
Ceci étant, il faut savoir que, au-delà de la mise en cohérence de l'existant, ce dont le pays a réel­lement besoin n'est rien moins que d'un véritable plan national qui offre une vision globale, une vision d'ensemble intégrant toutes les ressources du pays, tous les secteurs et tous les territoires... ■


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