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Berrada : «Le choc industriel passera par le capital immatériel»
Publié dans Finances news le 31 - 03 - 2017

L'un des défis du prochain gouvernement est d'éla­borer une stratégie à long terme pour une croissance plus régulière, inclusive et équitable. Mohamed Berrada, Professeur émérite à l'Université Hassan II, rappelle qu'au cœur de toute stratégie doit figurer l'avenir de la jeunesse, car c'est lui qui déter­mine l'avenir du pays. Déficits, réformes, éducation, flexibilité du Dirham, chômage des diplômés, industrialisation, croissance inclusive… autant de pistes de réflexion que le pro­chain gouvernement ne doit pas perdre de vue !

Finances News Hebdo : Comment voyez-vous les perspectives éco­nomiques du Maroc au cours de cette période de transition gouverne­mentale ?

Mohamed Berrada : Sans gouvernement, l'économie marocaine a pu fonctionner nor­malement à cause de la solidité de nos insti­tutions. J'aurais souhaité que cette période de transition soit marquée par des débats d'idées sur les politiques à suivre en vue de dégager une majorité homogène sur des programmes et non par des conflits et des connivences interpersonnels. Ceci dit, au cours de ces dernières années, la croissance économique a suivi son rythme habituel fluctuant. Une croissance limitée à 1,2% en 2016, après une croissance forte de 4,8% en 2015. Pour cette année, l'optimisme est de règle. On s'attend à une bonne année agricole, mais aussi aux effets positifs liés à la reprise de la croissance de l'économie mondiale, tirée par les Etats-Unis et les pays émergents. Chez nos partenaires européens, la reprise est là aussi, entraînant un regain de l'emploi.
Au total, le nouveau gouvernement pourrait bénéficier en 2017 d'une croissance supé­rieure à 4%... sans en être le maitre d'oeuvre. Mais tout n'est pas gagné… Le redressement de l'économie mondiale auquel on assiste, s'accompagne aussi d'un certain nombre d'incertitudes qui risquent de fragiliser cette reprise.
F.N.H. : De quelles incertitudes s'agit-il ?

M. B. : Vous suivez l'actualité. Les déclara­tions du nouveau président des Etats-Unis, avec sa volonté de revenir sur les accords commerciaux négociés, les risques d'éclate­ment de la zone Euro avec le Brexit, la poussée des mouvements nationalistes européens, la mode protectionniste qui risque de conduire à une guerre des monnaies. Si de telles choses se concrétisent, la croissance sera cassée ! N'oublions pas qu'avec la mondialisation, les économies sont plus interdépendantes que jamais ! Je pense que si la reprise de la crois­sance de l'économie mondiale semble certaine pour 2017, le flou reste total pour 2018 et 2019…
F.N.H. : Comment évaluez-vous le bilan du gouvernement sortant, en particulier au niveau des équilibres macroécono­miques ?

M. B. : Force est de reconnaitre que le souci de la maîtrise des déficits publics est devenu un élément inhérent à notre culture managé­riale depuis les années 80, et c'est une très bonne chose. Les dérapages budgétaires des années 70 ont coûté très cher au pays, on s'en rappelle. Dans ce contexte, je salue la réforme de la décompensation du fuel qu'il fallait, en fait, mettre en oeuvre depuis bien longtemps. J'espère que le prochain gouvernement ne reviendra pas sur cette mesure si le cours du pétrole flambe à nouveau. Et qu'il continuera sur le reste. Ceci dit, d'autres réformes comme celle de la retraite ont du plomb dans l'aile et on ne pense pas assez aux générations futures.
F.N.H. : Mais le déficit budgétaire demeure à un niveau élevé. Son financement ne pose-t-il pas un problème d'éviction aux autres secteurs ?

M. B. : En fait, le déficit budgétaire a baissé au cours de ces dernières années, en partie à cause de la baisse des charges de com­pensation et des dons reçus. Mais le Trésor profite aussi du niveau exceptionnellement bas des taux d'intérêts, qui s'expliquent eux-mêmes par le niveau bas de l'inflation, entre 1 et 2%. Ce qui lui permet de financer son déficit par un recours massif au marché monétaire. Il n'y a pas d'effet d'éviction pour le moment, dans la mesure où le marché est très liquide. Un déficit entre 3,5% et 4% est supportable dans le contexte actuel. Le problème ne réside pas dans le niveau de déficit, mais de son origine, de l'arbitrage entre les dépenses de fonctionnement et les dépenses d'investissement. C'est à ce niveau que s'exprime la politique écono­mique et financière du gouvernement et son action sur la croissance.
F.N.H. : Précisément, pensez-vous que le prochain gouvernement aura une marge suffisante pour susciter la croissance par une politique budgé­taire expansive ?

M. B. : Je ne crois pas. Le dérapage budgé­taire avec son corollaire la course à l'endette­ment n'ont jamais été source de croissance. La stabilité macroéconomique, au contraire, est nécessaire pour asseoir les conditions d'une croissance stable et durable. Tout est lié au niveau de ses composantes : niveau d'inflation, taux d'intérêts, déficits internes et externes, balance commerciale, réserves de change. Mais leur équilibre ne résulte pas de la seule politique des finances publiques. Il résulte aussi de la manière avec laquelle on régente les rapports entre les différents acteurs et secteurs économiques. A ce titre, le gouvernement doit éviter les approches sectorielles qui ne sont pas suffisamment intégrées dans une vision globale de déve­loppement, analyser suffisamment les liens entre les parties, avant de mettre en oeuvre sa politique de croissance.
F.N.H. : Quel rythme donner alors aux investissements publics ?

M. B. : Il suffit de poursuivre le programme considérable imprimé par Sa Majesté le Roi depuis la fin des années 90. De grands projets structurants ont été réalisés ou en cours comme le port de Tanger-Med, le réseau autoroutier, et une série de stratégies sectorielles ambitieuses couvrant l'ensemble des secteurs de l'économie : agriculture et pêche, énergie et mines, bâtiments et travaux publics, industries manufacturières et services, notamment le tourisme et les technologies de l'information et de la communication, la valorisation de l'exploitation du phosphate, de l'agroalimentaire, de l'industrie pharmaceutique, de l'automobile, de l'aéronautique et des autres nouveaux métiers mondiaux du Maroc.
En 2017, le Maroc ouvrira la première ligne ferroviaire à très grande vitesse du continent africain. En 2018, le port Tanger-Med deviendra, après son extension, le plus grand hub de transit maritime en Méditerranée et en Afrique. Et demain, un grand complexe industriel chinois à proximité de Tanger. À bien des égards, l'évolution du Maroc au cours des quinze dernières années fait figure d'exception dans une région du monde en proie à de très grandes difficultés politiques, économiques et sociales. Et cela continue. Au titre de cette année, on prévoit près de 65 milliards de dirhams d'investissements au niveau du Budget de l'Etat et 150 milliards de DH d'investissements au niveau des établissements publics. C'est au niveau des secteurs productifs qu'il faut orienter désormais l'action.
F.N.H. : Les investissements dans notre pays n'ont jamais atteint un niveau aussi élevé. Théoriquement, ils sont appelés à tirer la croissance et donc l'emploi… mais cette croissance reste faible. Ça coince à quel niveau ?

M. B. : On enregistre effectivement un taux d'investissement exceptionnel d'environ 32% du PIB. Cela se reflète à travers les réalisations considérables d'infrastructures dont je viens de parler. Principalement de la part de l'Etat et des entreprises publiques. C'est nécessaire pour la croissance à long terme. Mais ces investissements n'agissent pas en direct sur la croissance et ils ne sont pas créateurs d'emplois permanents. En dépit du niveau d'investissements, cette croissance fluctue d'année en année, et reste largement dépendante des aléas climatiques et de la conjoncture économique chez nos partenaires. Nous avons un véritable problème de qualité de la croissance ! Le défi du prochain gouvernement est d'élaborer une stratégie à long terme pour une croissance plus régulière, inclusive et équitable.
F.N.H. : Comment alors créer les conditions d'une telle croissance ?

M. B. : Pour stabiliser la croissance, il faut accélérer le processus de diversification de notre économie. Y compris du secteur agricole. Cela se fait déjà. Mais on assiste aussi à une évolution directe et rapide du secteur primaire au secteur tertiaire. Les services se développent plus vite que l'industrie, alors que cette dernière est le véritable moteur créateur d'emplois directs et indirects. A côté de l'essor des nouveaux métiers comme l'automobile ou l'aéronautique, un pan important de notre secteur industriel traditionnel et employeur de main-d'oeuvre s'essouffle : textile, cuir, sidérurgie, mécanique, plastique. L'industriel redevient parfois commerçant, importe de Turquie ou de Chine ce qu'il fabriquait avant, et avec moins de problèmes. Mais il faut aussi renforcer les liens entre secteurs. Créer les conditions d'une croissance inclusive, pouvoir mesurer l'impact de chaque investissement réalisé dans un secteur donné sur les autres secteurs. Dans les faits actuellement, l'excès d'ouverture commerciale fait que toute politique de relance économique ou sectorielle se traduirait plutôt par une perte pour l'économie sous formed'importations, bénéficiant ainsi aux entre­prises à l'étranger et non pas aux entre­prises nationales. Comme toute chose par ailleurs, il serait utile que les gouvernements prennent l'habitude de faire régulièrement l'évaluation de leurs politiques publiques pour se réadapter. Il en est ainsi par exemple de certains accords commerciaux bilatéraux.
F.N.H. : Comment est-il possible dans ces conditions de soutenir le secteur industriel traditionnel ?

M. B. : Avec des mesures de sauvegarde rapides contre les pratiques de dumping camouflées. Des soutiens financiers pour moderniser les équipements devenus obso­lètes. Des baisses de prix de l'énergie. Les industriels ne comprennent pas pourquoi le prix international du baril baisse alors que celui de l'électricité augmente tous les ans. Cela nuit à leur compétitivité. Aider les entre­prises industrielles en difficulté à se restruc­turer pour une plus grande compétitivité, à rebondir autrement. Une sorte de destruction créative schumpétérienne… Regardez notre balance commerciale, elle reste largement déficitaire, en dépit des exportations massives de voitures. Ce déficit structurel traduit la faiblesse de la compéti­tivité de notre économie dans un environne­ment de plus en plus agressif.
F.N.H. : Justement, quelles sont les pistes d'amélioration de la compétitivité de notre économie ?

M. B. : On parle d'abord de flexibilité du Dirham. Ce projet s'inscrit dans cette perspective. Il serait de nature à réduire les chocs exogènes que pourraient subir nos entreprises sur le plan monétaire, mais aussi à renforcer dans une certaine mesure leur capacité concurrentielle. Mais cela ne suffit pas. Car la faiblesse de notre compétitivité actuelle réside surtout dans la très lente progression de la producti­vité. C'est ce qui explique le fait que l'accu­mulation du capital fixe, telle qu'on l'a enre­gistrée au cours de ces dernières années, n'a plus autant d'effet sur la croissance et la création d'emploi. Elle est saturée et doit être relayée par autre chose si l'on veut qu'elle soit productive !
Théoriquement, vous le savez, la production dépend des deux facteurs : travail et capital. Mais surtout de l'efficience de chacun de ces facteurs et de leur combinaison. Au stade actuel de notre économie, je pense que l'in­tensité du capital fixe a atteint ses limites. Il faut de plus en plus de capital pour une unité de produit. Pour améliorer la productivité, il faut investir dans un autre type de capital : le capital immatériel. C'est par ce biais que le PIB pourrait progresser de manière signi­ficative et donner lieu à des créations d'em­ploi. On entre dans le génie de la créativité, de l'organisation, du savoir, de la flexibilité.
Je ne pense pas que beaucoup de gens aient compris la profondeur du message de Sa Majesté le Roi, lors de son discours du Trône de juillet 2014, sur la façon dont le capital immatériel pourrait devenir le «critère fondamental dans l'élaboration des politiques publiques afin que tous les Marocains puissent bénéficier des richesses de leur pays», et donc le facteur fondamental d'amélioration de notre productivité et de notre compétitivité. Voilà à mon sens un élément essentiel de la feuille de route du gouverne­ment de demain.
F.N.H. : Mais d'autres défis interpellant ce gouvernement, en l'occurrence le chômage des jeunes diplômés !

M. B. : Manifestement, le niveau de chômage qui touche nos jeunes et leur faible insertion dans la vie économique et sociale sont alar­mants ! Environ un jeune sur deux âgés de 25 à 35 ans dispose d'un emploi, souvent informel et précaire. Six chômeurs sur dix ont entre 15 et 25 ans et un tiers des chômeurs a un diplôme supérieur. On a l'impression que plus on fait des études, plus on risque de ne pas trouver d'emploi ! Et ce chômage touche dans une grande proportion les femmes !
F.N.H. : Vous dites que le chômage touche surtout les diplômés. Faut-il en conclure que notre système éducatif continue à produire des profils qui ne sont pas adaptés aux besoins du marché du travail et de l'économie ?

M. B. : Oui, c'est vrai, mais en partie. La qua­lité de notre enseignement laisse à désirer à un moment où l'économie a besoin de compé­tences. On a privilégié depuis le début, et c'est un peu logique, la quantité à la qualité. Notre système éducatif a besoin d'être réformé. Surtout au niveau des méthodes d'enseigne­ment, de la maîtrise des langues, des capaci­tés de réflexion et de l'esprit d'entreprise. On y travaille depuis longtemps sans d'ailleurs beaucoup de résultats. En fait, c'est un travail de longue haleine qui exige une vision globale incluant le préscolaire et une implication de toutes les composantes de la société. Ce qui ne semble pas facile à réaliser. Tout le monde se plait à reconnaitre que l'éducation est au centre de notre développement, mais les méthodes divergent…
F.N.H. : Comment expliquer pour autant que le chômage touche surtout les jeunes diplômés ?

M. B. : Vous savez, les opérateurs écono­miques ont l'habitude de faire endosser la res­ponsabilité du chômage des jeunes diplômés à l'inadéquation de notre système de formation par rapport à leurs besoins. Ok. Mais je dois vous avouer que cela est dû aussi aux spécifi­cités actuelles de notre économie qui ne crée pas suffisamment d'emplois qualifiés.
La dynamique structurelle de l'économie marocaine fait apparaître d'abord une difficulté d'allocation du travail non qualifié qui découle d'une industrialisation globalement insuffi­sante, malgré les succès dans certains sec­teurs émergents. J'en ai parlé tout à l'heure. Mais aussi des difficultés d'allocation du travail qualifié résultant de la lenteur de la montée en gamme du tissu économique. N'oubliez pas que nos entreprises sont majoritaire­ment de taille modeste, peu dynamiques et où la recherche et l'innovation ne sont pas toujours d'actualité. De ce fait, nos diplômés s'expatrient. Quant à la création d'entreprise par nos jeunes diplômés, je vous renvoie à une enquête effectuée par le professeur Khalid Ouazzani au niveau de notre université qui montre des résultats mitigés.
Comment faire face donc a au problème du chômage ? Bien sûr, tout est lié. Les gains de productivité constituent la clé de voûte d'une croissance forte et viable à long terme susceptible de créer des emplois de qualité et d'améliorer le bien-être de la population. Ces gains de productivité, il faut les rechercher à tous les niveaux : société, administration, justice, collectivités locales, etc.
F.N.H. : Le futur gouvernement a du pain sur la planche…

M. B. : Comme les autres gouvernements. Il faut qu'il ait une vision claire de son pro­gramme pour éclairer l'opinion. Il y a des priorités. Vous savez, par exemple, on parle beaucoup de croissance, mais pas assez de développement. J'ai parlé de chiffres et d'indi­cateurs macroéconomiques qui sont dans l'en­semble satisfaisants. C'est bien ! Mais cela ne suffit pas. Pour moi, la question fondamentale reste l'insertion des jeunes dans la société. Car au coeur de toute stratégie se trouve l'avenir de notre jeunesse. Il détermine l'avenir de notre pays. Les opportunités données aux jeunes, leur participation à la vie économique et sociale, leur épanouissement sont les indices les plus révélateurs pour évaluer le niveau de cohésion sociale. Quel avenir pour notre pays si la cohésion sociale se disloque peu à peu à travers les ans ? ■


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