L'Union européenne (UE) a annoncé le 14 juillet une proposition de taxe carbone à ses frontières, qui devrait renchérir les importations de produits fortement émetteurs (acier, aluminium, ciment, électricité et engrais). Cette même taxe est déjà appliquée au sein de l'UE, qui veut désormais l'imposer aux fabricants étrangers. En soi, le projet part d'une bonne intention. Il n'est pas motivé par le protectionnisme, mais par des préoccupations climatiques on ne peut plus justifier. Seul problème : si ce « mécanisme d'ajustement carbone aux frontières » (CBAM) est adopté en l'état, il risque de faire plus de mal que de bien. Pour trois raisons. La première, c'est qu'il repose sur l'hypothèse fausse d'une « fuite » de carbone – autrement dit, d'une tendance de la production à forte intensité d'émissions à se déplacer vers des pays moins réglementés. Or, bien des recherches montrent que la décision pour une industrie polluante de se délocaliser ou d'investir à l'étranger répond à de nombreux facteurs, parmi lesquels la réglementation environnementale n'est pas déterminante. Une exposition générale au risque climatique L'idée même du risque de « fuite » de carbone doit être relativisée, comme le montrent les chiffres de l'UE elle-même. Les recettes du permis carbone appliqué depuis 2005 dans le cadre du système d'échange de quotas d'émission (SEQE), qui revient à une taxe implicite sur les émissions des gros émetteurs, ont atteint leur plus haut niveau en 2019. Soit 15 milliards d'euros, le prix moyen du carbone ayant atteint 20 euros par tonne. Or, ces 15 milliards ne représentent que 0,5 % de la valeur ajoutée des secteurs affectés. Et encore... L'estimation reste haute, la sidérurgie et l'aluminium ayant bénéfícié de quotas gratuits. Second point faible de la taxe carbone de l'UE : elle s'écarte du principe des « responsabilités différenciées » de l'accord de Paris sur le climat. Ce traité international, entré en vigueur en novembre 2016, vise à limiter le réchauffement climatique à moins de 2 degrés Celsius à l'horizon 2030, par rapport aux niveaux préindustriels. Tous les pays sont exposés au risque climatique, sachant que les pays pauvres sont généralement les plus vulnérables et les moins à même de s'adapter. D'où le principe des « responsabilités différenciées », qui reflète aussi les émissions plus faibles par habitant des pays pauvres, et le fait qu'ils auront tendance à en émettre davantage à mesure que leurs revenus augmenteront. La violation de l'esprit de l'accord de Paris par l'UE Or, les pays qui exportent les biens couverts par la taxe vers l'UE doivent payer le prix carbone européen comme référence, en tenant compte des prix carbone qu'ils appliquent en interne, le cas échéant. Mais l'accord de Paris, lui, prévoit clairement que le prix du carbone peut être inférieur dans les pays pauvres sur de longues périodes. Qui plus est, les exportateurs des pays pauvres devront faire face à la complexité de l'autocertification des émissions de carbone directes et indirectes « intégrées » dans leurs produits, tout en assumant les coûts de certification par un expert indépendant. Bref, la violation de l'esprit de l'accord de Paris par l'UE nuit à sa crédibilité dans d'autres domaines. Ainsi, l'UE exige dans tous ses nouveaux accords commerciaux l'adhésion à l'accord de Paris et en fait une condition pour bénéficier de l'aide au développement. La taxe carbone sera donc contestée par les pays en développement. D'ores et déjà le Brésil, l'Inde, la Chine et l'Afrique du Sud ont formellement déclaré leur opposition. Les Etats-Unis rétifs à l'échange de quotas d'émissions Troisième obstacle : l'Organisation mondiale du commerce (OMC) risque de subir un nouveau coup dur avec cette proposition. La taxe carbone de l'UE peut être présentée comme compatible avec les règles de l'OMC, car elle ne discrimine pas entre les entreprises européennes et les partenaires commerciaux de l'UE. Mais même si cette hypothèse est acceptée, le CBAM pose de grands défis à la structure déjà chancelante de l'OMC – avec un fort risque de représailles à l'encontre des exportateurs européens. Le point fondamental est que l'UE ne sera que le premier membre de l'OMC à appliquer une taxe carbone à ses frontières. D'autres membres suivront, mais la couverture des produits variera en fonction de la politique intérieure de chaque membre, tout comme la structure de chaque système et mode de calcul national. Certains pays pourraient décider de tenir compte des émissions par habitant, à l'encontre des règles de non-discrimination de l'OMC. Les Etats-Unis, deuxième plus grand émetteur après la Chine, sont rétifs à tout système d'échange de quotas d'émissions à l'échelle nationale et à la fixation d'un prix du carbone. Ils ont opté pour des réglementations fédérales et une approche décentralisée de la décarbonisation. Peut-on imaginer que les Etats-Unis assistent sans rien faire à l'instauration de taxes carbone sur leurs produits, non seulement dans l'UE mais aussi dans le monde entier ? Le cas de l'agriculture Le caractère sélectif de la taxe, qui ne couvre que certains secteurs dans l'UE, pose un autre défi à l'OMC. L'agriculture, qui représente environ 10 % des émissions de carbone en Europe et que l'UE subventionne largement, est exemptée du SEQE car politiquement intouchable. Résultat prévisible : les exportateurs agricoles se joindront aux exportateurs de biens couverts par le SEQE de l'UE (certains pays comme le Canada, le Maroc et les Etats-Unis exportent les deux types de produits) pour faire valoir qu'en ne taxant pas les émissions de l'agriculture, la taxe carbone européenne aux frontières est non seulement biaisée, mais aussi injuste. Un argument massue des partisans du CBAM porte sur l'effet d'entraînement global d'un tel accord. Pour autant, il n'est pas prouvé que les pays hors UE soient moins engagés. La Russie, le Royaume-Uni, l'Ukraine et la Suisse, quatre des dix plus grands exportateurs de produits fortement émetteurs vers l'UE, ont enregistré des réductions de leurs émissions de CO 2 par unité de PIB proportionnellement plus importantes que l'UE entre 2000 et 2016. Bref, le projet part encore une fois de bonnes intentions, mais oublie que l'enfer en est pavé. Uri Dadush Expert Fellow au Policy Center For The New South