Said Saddiki est une figure des plus originales des belles-lettres au Maroc. Il est l'auteur de pièces de théâtre, d'odes, de quatrains, de chroniques et un légendaire arpenteur bilingue de divers genres littéraires. Voici un hommage à cet écrivain et poète, disparu il y a quinze ans, dont les ouvrages restent hélas inédits. Said Saddiki Avec vous, l'étreinte des mains est d'emblée promesse d'un beau commerce, invite aux noces avec le souffle des rimes et des images, à la mélodie verbale et rythmique, à des promenades dans les étendues des mots et au ruissellement de petits bonheurs. Avec chaleur, vous conviez au partage du beau et du terrible, à la mémoire des présences perdues, comme du regard rieur sur le ressentiment des jours et les laideurs. En appel à la commune présence prônée par René Char, nous obéissons à la toute-puissance du poème pour habiter l'éclair et retrouver les ténèbres éblouissantes de la longue clarté. Grâce à votre ferveur poétique, les strophes de l'auteur du « Marteau sans maître » déclinent leurs mystères. Souvent, « Amers » de Saint-John Perse sont nos repères lumineux de la plénitude des délices des étonnants « Etroits sont les vaisseaux » dont Mustapha Al Kasri a méticuleusement tissé une texture dans la langue arabe aussi prenante que les versets originaux. À l'ombre des « Fleurs du Mal » et des rimes ferventes des » Amours jaunes « , vous pointez les songes frappés du signe des spleens des villes et des vertiges. Vous quittez la demeure de Baudelaire et les rythmes de Tristan Corbière pour égrener les saisons andalouses. Ibn Zaydoun témoigne, par votre mémoire qui vous est fidèle comme le chant à Ziryab et la soif à Ibnou Zouhr, de sa passion pour Wallada à travers regrets consumés et disgrâce consommée. Vous évoquez la mise en musique des soupirs de l'amant cordouan par Ahmed Al Bidaoui pour chanter l'éloge de l'amitié et dénouer le fameux paradoxe prêté à Aristote : « O amis, il n'y a point d'amis ». Nous poursuivons notre promenade au pays de la lyre pour visiter les métaphores d'Ibn Sahl le Sévillan, peintre de l'aimée au charme de verger dont le grain de beauté est une goutte qui émigre des yeux pour étancher sa soif dans la joue et s'y fixer. Envoûté par la nostalgie, vous nous invitez à migrer à Bagdad pour retrouver Ibn Roumi, un des nombreux poètes morts empoisonnés, subjugué par Wahid la cantatrice : « Une gazelle qui loge et pâture dans les cœurs, une colombe qui roucoule /Sa beauté est toujours nouvelle pour les yeux/ Et son amour est toujours jeune pour les cœurs/ Quand elle chante, sa voix merveilleuse sort d'un corps si immobile qu'on devait le croire muet ». En parfait artisan du langage, vous cheminez entre anaphore et chiasme, litote et oxymore, antiphrase et hyperbole pour forger des sentences et des méditations. Sur le faux et l'usage de faux, le mensonge déconcertant, le goût du lucre et la viduité de l'âme, les rêves vaincus, tout comme sur la vie qui se meurt, vous exercez votre humour qui, subversif, ne se départit jamais de la tendresse du cœur et de la sublime exigence du bonheur du phrasé. S'il faut vous assigner un parrain, ce sera Ramon Gomez de la Serna dont l'écriture magique et la fantaisie vitriolée font songer tant à vos quatrains, à vos pièces de théâtre qu'à vos aphorismes. « Le torticolis du pendu est incurable » ou « On voit que le vent ne sait pas lire quand il feuillette les pages d'un livre à l'envers » ou encore « Elle donnait des baisers de seconde main ». Ces sentences peuvent bel et bien être les filles de vos pensées. En évoquant des mythes de la Grèce antique et la fille de la vigne, vous citez ces vers à l'éclat aigu : « Seuls en boivent les dieux/ les dames et nous/ Les dieux debout/ les dames assises et nous à genoux ». A votre auditeur qui vous demande si le mot genoux s'écrit avec x, la réponse fuse : « avec x à moins que vous vouliez nous amputer d'un genou ». A un de vos amis qui devait quitter pour aller soigner son mal de dent, vous vous êtes affectueusement plaint : « J'ai une dent contre votre dentiste ». Quand l'Argentine remporte le Mondial en 1978 sous le joug d'une dictature sanglante, vous écrivez à l'adresse du général-président : « Vous avez la coupe maintenant Videla » répercutant ainsi les échos des rondes hebdomadaires des mères des disparus à la Place de Mai. Un lecteur un tant soit peu assidu de La Serna verrait dans ces mots mêlés un esprit digne de ses aphorismes. Même plaisir de l'expression dans l'effusion du rire délivrant. Avec vous, nous déambulons dans un univers de sensations, des rives de la Seine à l'âge d'or des Abbassides, du paradis deux fois perdu aux déserts d'Arabie, de poésie en poésie comme pour conforter la maxime d'Edmond Jabès, « Venir au monde en poète, c'est être dans le monde autrement qu'en y résidant ». Voyant une femme passer indifférente devant un mendiant que le destin a privé de la vue, le poète Icaza clame cette demande en hommage à la capitale de l'infortuné Aboabdil : « Donne-lui aumône, femme /Car nulle peine n'égale/ Celle d'être aveugle à Grenade ». Point n'est exorbitant, ami au sésame irremplaçable de la communion poétique, de détourner ces vers : aucune peine ne vaut celle d'être sourd près de vous. Par Redouane Taouil Redouane Taouil est professeur agrégé des universités, membre de l'Académie des sciences et techniques du Maroc et Codirecteur du collège » Modélisation et développement ». Il est un ancien des écoles primaires et secondaires publiques du Maroc.