Saïd Saddiki À l'occasion de l'anniversaire du décès de SaÏd Saddiki, voici un portrait au présent de notre chroniqueur qui, forgeur et arpenteur de littératures diverses, savait partager avec bonheur les ressources de l'inépuisable subtilité de son esprit. Paul Eluard donne à voir l'amour de l'amour qu'inspirent les yeux fertiles (1). Vous, vous donnez à écouter la passion que suscite la parole bourgeonnante de l'acte intime de l'esprit. L'étreinte des mains est promesse d'un beau commerce. Invite aux noces avec le souffle de la poésie, les méandres du verbe et le ruissellement du bonheur. Avec chaleur, vous conviez à la communion du beau et du terrible et au regard rieur sur l'abject ressentiment du temps. En " commune présence " de René Char, " nous obéissons librement au pouvoir du poème et nous l'aimons par force " pour habiter l'éclair et retrouver les ténèbres éblouissantes de l'été de la longue clarté. Grâce à votre ferveur poétique, la poésie de l'auteur du " Marteau sans maître " décline ses mystères : l'eau et le soleil exhibent leur alliance obscure. Souvent, les " amers " de Saint-John Perse sont nos repères lumineux de la complicité des voluptés et de la plénitude des délices du merveilleux "Etroits sont les vaisseaux " dont Mustapha Al Kasri a méticuleusement tissé une traduction aussi prenante que les versets originaux. À l'ombre des " fleurs du mal " et des rimes ferventes des " amours jaunes ", vous pointez les songes frappés du signe des spleens des villes. Vous quittez la demeure de Baudelaire et les rythmes de Tristan Corbière pour égrener les saisons andalouses. Ibn Zaydoun témoigne, par votre mémoire fidèle comme le chant à Ziryab et la soif à Ibnou Zohr, de sa passion pour Wallada à travers regrets consumés et disgrâce consommée. Vous évoquez la mise en musique des soupirs de l'amant cordouan par Ahmed Al Bidaoui pour célébrer l'amitié et dénouer le célèbre paradoxe prêté à Aristote: " O amis, il n'y a point d'amis ". Nous poursuivons notre promenade au pays de la lyre pour chanter les métaphores d'Ibn Sahl le Sévillan, peintre de l'Aimée au charme de verger dont le grain beauté est une goutte qui émigre des yeux pour étancher sa soif dans la joue et préfère s'y fixer. Grisé par la nostalgie, vous nous invitez à migrer à Bagdad pour retrouver Ibn Roumi, un des nombreux poètes morts empoisonnés, envoûté par Wahid la chanteuse: Une gazelle qui loge et pâture dans les cœurs, une colombe qui roucoule Sa beauté est toujours nouvelle pour les yeux et son amour est toujours jeune pour les cœurs Quand elle chante, sa voix merveilleuse sort d'un corps si immobile qu'on devait le croire muet (2). Artisan de jeux sur les idées et philosophe du langage, vous cheminez entre anaphore et chiasme, litote et oxymore, antiphrase et hyperbole pour tisser des réflexions sur la société et la culture. Sur le faux et l'usage de faux, le mensonge déconcertant, les rêves contredits, tout comme sur la vie qui se meurt, vous exercez votre humour qui, subversif, ne se départit jamais de la formidable exigence du bonheur du phrasé. S'il faut vous assigner un parrain, ce sera Ramon Gomez de la Serna dont l'écriture magique et la fantaisie vitriolée font songer tant à vos quatrains, à vos pièces de théâtre qu'à vos aphorismes. "Il donnait des baisers de seconde main ". Cette gregueria (criaillerie) peut bel et bien être la fille de vos pensées. En évoquant mythes grecs et fille de la vigne, vous citez ces vers à l'éclat aigu : Seuls en boivent les dieux, les dames et nous Les dieux debout, les dames assises et nous à genoux. Au quidam qui vous demande si le mot genoux s'écrit avec x, la réponse fuse : " avec x sauf si vous voulez nous amputer d'un genou ". À un de vos amis qui devait quitter pour aller soigner son mal de dent, vous vous êtes affectueusement plaint : " j'ai une dent contre votre dentiste ". Un lecteur, un tant soit peu, assidu de La Serna verrait dans ces mots mêlés un esprit digne des " Greguerias ". Même plaisir de l'expression dans la fusion du rire délivrant. Avec vous, nous nous promenons de souvenirs en désespoirs narquois, des rives de la Seine à l'âge d'or des Abbassides, du paradis deux fois perdu aux déserts d'Arabie, de poésie en poésie. Voyant une femme passer indifférente devant un mendiant que le destin a privé de la vue, le poète Icaza clame cette demande en hommage à la capitale de l'infortuné Aboabdil : Donne-lui aumône, femme Car nulle peine n'égale Celle d'être aveugle à Grenade. Point n'est exorbitant, cher ami, de détourner ces vers. Aucune peine ne vaut celle d'être sourd près de vous. (1)"Donner à voir "est le titre d'un recueil paru en 1939. (2) R. Caillois et J-C. Lambert (1958) " Trésors de la poésie universelle ", Gallimard-Unesco, page 590.