En ce rude hiver, le feu est rare, le pain d'un goût rugueux et les nuits sont scandées par des toux qui retentissent comme autant de refrains d'amertumes ou de bonheurs graciles. En ce rude hiver, les doigts de l'enfant à quatre cordes se sont tus, la pluie est muette, le soleil taciturne et les sommets du Moyen-Atlas sont tamisés d'un silence indélébile. En ce rude hiver, la lune dissipe dans les cèdres des nuées crépusculaires, la palombe essuie ses larmes sur ses plumes fragiles et le vent cisèle dans la branche d'un genévrier une stèle. Le regretté troubadour immobile du Moyen-Atlas est, à l'instar de ses prédécesseurs (Hammou El Yazid, Mustapha Nainiâa) et de ses pairs (Mohamed Maghni), un maître-passeur de la verve des vers et des mélodies moyen-atlasiens. La mesure et l'accent des cordes se conjuguent, sous ses mains, à sa voix, qui s'humecte de temps en temps de larmes, aux rythmes saccadés de chœurs et aux rimes dans une union subtilement lyrique où le verbe danse, la musique parle l'idiome de la vive émotion, et la voix est un reflet éclatant de la gamme des sentiments. Au commencement était l'ouïe. Grâce à l'imagination auditive, la langue berbère engendre un équilibre unique et magique entre les thèmes, les images, les syllabes : le mot et la note mélodique sont une même et seule expression poétique. Avec à la fois aisance et rigueur, les ondulations rythmiques et les variations verbales donnent à humer les sons et les sentes des monts, à se bercer de l'ombre obscure de la mélancolie et à partager les vertiges des amours inconsolées. Le trouvère de la province des lacs chante la jubilation et l'aigreur des saisons et des paysages humains parsemés de fleurs d'inquiétude, de plaisirs et douleurs en quête d'apaisement, de vœux souvent voués aux flots de soupirs. «La poésie a un arrière-pays», clame le chantre de la Sorgue, René Char. La chanson moyenne atlasienne est le pâtre de la majesté somnolente des cimes et de la partance vertigineuse des papillons, des sentiers où s'épanouissent la rosée du matin et la fraîcheur du soir, de la promesse grisâtre des nuages et des vents ivres des forêts, des pivoines éclatantes, des odeurs de caroubier. Cordes, tambour, chants célèbrent les noces de l'amour et de la nature, le balancement des corps et la splendeur secrète du pas dans la danse, la fusion de la parole poétique et du chant éploré. C'est à Rainer Maria Rilke, pour qui chanter c'est être, que l'on songe en se remémorant les élégies du natif de la pénombre du Moyen-Atlas : La nostalgie avoue et la joie sait La plainte apprend encore ; sur les doigts d'enfant, Elle compte à longueur de nuits l'ancienne peine. * Rédouane Taouil est ancien des écoles primaire et secondaire publiques du Maroc.