Comment les entreprises parviennent-elles à faire des prévisions sérieuses au beau milieu de la récession mondiale actuelle ? Sans tourner autour du pot, le processus de budgétisation peut être plus nuisible qu'utile pour la gestion d'une entreprise». C'est ainsi que Jack Welch, ancien patron de General Electric, s'exprime dans son livre «Winning», publié il y a quelques années. Un grand nombre d'entreprises ayant mis au point leurs budgets pour 2009 à la fin de l'année dernière tomberont sans doute d'accord avec lui. La majorité de leurs prévisions budgétaires sont probablement déjà passées à la déchiqueteuse, en raison de la crise économique actuelle qui balaie les suppositions sur lesquelles elles se fondaient. Face à des conditions d'extrême instabilité, les chefs d'entreprise éprouvent de grandes difficultés à évaluer la manière dont leurs sociétés vont se comporter dans les mois à venir. Selon une étude mondiale récente réalisée sur 1300 directeurs financiers par l'Université de Tilburg (Pays-Bas), l'Université Duke (États-Unis) et le magazine CFO Europe, les responsables financiers confient que leurs efforts pour produire des prévisions exactes se situent en tête de liste des causes de leurs insomnies. Même les perspectives à court terme étant aussi obstruées que la ligne d'horizon de San Francisco un jour de brouillard d'été, leurs méthodes d'élaboration budgétaire ne leur sont plus d'aucune utilité. «Le budget annuel est devenu cette année un document encore moins sensé qu'il ne l'était auparavant», déclare Cynthia Jamison de chez Tatum, un cabinet-conseil qui fournit également des directeurs financiers par intérim aux entreprises. Que doivent donc faire les sociétés ? Il serait bon de s'inspirer d'une poignée d'entreprises avant-gardistes. Hugh Courtney, professeur à la Robert H. Smith School of Business de l'Université du Maryland, estime qu'un plus grand nombre de sociétés devraient avoir recours à la « planification de scénarios » en plus de leurs modèles financiers, qui ne produisent pas une gamme suffisamment large de résultats possibles tenant compte des incertitudes actuelles. Sten Daugaard, directeur financier de Lego, un fabricant de jouets danois, rapporte que sa société a généré un certain nombre de scénarios différents dans le cadre de son budget 2009, et qu'il s'agit de la première fois que cette approche est utilisée. Elle a mis sur pied des plans d'urgence pour chacun de ces scénarios, de manière à réagir rapidement quels que soient les événements de ces prochains mois. Lego organise également chaque mois une réunion de ses hauts cadres, appelée le comité d'exploitation, afin de mettre en commun leurs connaissances des événements qui se produisent sur les différents marchés. À chaque réunion, les cadres du groupe discutent non seulement de ce qui se passe pendant le mois en cours, mais tentent aussi de prévoir ce qui risque de se produire dans les douze mois à venir. Certaines sociétés ont officialisé cette approche en créant des «rolling forecasts» (ou prévisions glissantes). À la fin du premier trimestre de l'année comptable, les directeurs prévoient les trois trimestres suivants puis ajoutent des projections pour un trimestre supplémentaire, en s'attachant uniquement aux variables financières les plus importantes. De nombreuses sociétés en Europe utilisent déjà ces systèmes, selon Emery Sinclair de chez Revelwood, un fournisseur de services de logiciels, et, aux États-Unis, cette approche commence à susciter l'intérêt. L'avantage des rolling forecasts est qu'ils dissuadent les patrons de trop se focaliser sur le présent au détriment du futur. Cependant, les économies étant en chute libre, les patrons ont aussi besoin des dernières informations sur leur marché, de façon à changer de cap rapidement si nécessaire. Cisco, un géant américain des solutions réseau, investit depuis plusieurs années dans la technologie nécessaire à la production de données de ce type. Frank Calderoni, directeur financier du groupe, affirme que tous les jours, ses cadres peuvent savoir exactement quelles commandes sont passées par les équipes de vente du monde entier, et identifier les tendances dominantes dans chaque région et chaque segment du marché. Et, à la fin de chaque mois, l'entreprise peut obtenir des résultats financiers fiables dans les quatre heures qui suivent l'arrêt de ses comptes. La plupart des sociétés doivent attendre des jours, voire des semaines, avant d'en avoir un aperçu exact. Il est vrai que les résultats financiers de Cisco n'étaient pas très optimistes ces derniers temps, parce que comme beaucoup de grandes sociétés technologiques, elle a vu la demande pour ses produits baisser dans ce contexte de récession. Début février, le groupe a annoncé que ses recettes fiscales pour le second trimestre, de l'ordre de 9,1 milliards $, avaient baissé de 7,5 % par rapport à la même période en 2008, et que ses bénéfices avaient chuté de 27 %, pour atteindre 1,5 milliard $. Pour faire face en ces temps difficiles, Cisco a l'intention de réduire ses dépenses de 1 milliard $ cette année, en exploitant, entre autres, sa propre technologie de vidéoconférence et de communication pour réduire les frais de voyages de ses cadres. Elle utilise par ailleurs ces systèmes pour relayer l'information de son personnel sur le terrain auprès de ses dirigeants, et pour transmettre les instructions des directeurs de Cisco à ses 67 000 employés. Un échange rapide d'informations et d'instructions est crucial en particulier si l'entreprise souhaite changer de cap en temps de crise. Si chacun au sein d'une société peut comprendre rapidement ce qu'il a à faire et dans quel sens la nouvelle stratégie va, les chances de succès sont plus grandes. Mais certaines entreprises hésitent à partager leurs objectifs avec le reste du monde. Unilever, un grand groupe anglo-néerlandais de produits de grande consommation, a décidé de ne pas révéler ses prévisions financières pour 2009 aux investisseurs, arguant qu'il est difficile de prévoir ce qui va se passer, étant donné la situation alarmante de l'économie mondiale. « Nous n'allons pas fournir des chiffres juste pour fournir des chiffres», explique James Allison, responsable des relations avec les investisseurs de la société. Costco, un grand détaillant américain, et Union Pacific, une compagnie de chemin de fer américaine, font partie des autres entreprises ayant décidé de ne pas révéler d'estimations de leurs bénéfices pour 2009. Certaines autres, telles qu'Intel, semblent avoir choisi d'aborder les choses trimestre par trimestre. Le fabricant géant de microprocesseurs a déclaré au mois de janvier qu'il ne publierait pas de prévisions officielles pour le premier trimestre 2009 après que ses profits du quatrième trimestre 2008 aient plongé de 90 %. Plusieurs chaînes de magasins de détail ont également cessé de donner leurs estimations mensuelles de ventes, la raison invoquée étant qu'elles ne savent pas ce que l'avenir leur réserve. Les détaillants, fabricants de microprocesseurs et entreprises de biens d'autres secteurs devront probablement attendre longtemps avant que le brouillard sur leur avenir ne se lève enfin.