Les livres électroniques sont de plus en plus appréciés. Les journaux subiront-ils le même sort ? Jeff Bezos, patron d'Amazon, porte une attention toute particulière au symbolisme. Il a donné à sa société de commerce électronique le nom du plus grand fleuve au monde, afin de suggérer une rivière de livres et d'autres produits. Il a de plus baptisé son lecteur de livres électroniques, lancé en 2007, le Kindle (enflammer en anglais) pour laisser entendre qu'il compte bien mettre le feu avec ce nouveau gadget. Cette semaine, il a lancé le Kindle 2, une version améliorée pour le même prix de 359 $, avec en toile de fond une bibliothèque qui fut la collection privée de John Pierpont Morgan. Pour l'assister, Stephen King, célèbre auteur qui a écrit une nouvelle disponible sur l'appareil, était présent. Le Kindle 2, comme semble l'affirmer Bezos, a pour but de préserver une grande tradition, la lecture de livres, et de l'améliorer, non de la remplacer. Il n'a pas tort, d'une certaine façon. Le Kindle est un gadget peu commun dans le sens où il ne cible pas forcément les jeunes, ou les technophiles de la première heure. Au contraire, il s'adresse aux lecteurs passionnés, qui ne veulent pas s'encombrer de câbles (le Kindle fonctionne sans ordinateur) ni s'embêter avec des méthodes de paiement compliquées (ses utilisateurs paient pour des livres ou d'autres contenus, mais n'ont pas à payer de droits de souscription à un réseau sans fil). Bref, il est parfait pour les plus vieux. Le Kindle est un appareil étonnamment «conservateur», déclare John Makinson, patron de la grande maison d'édition Penguin Group ; il s'agit d'un médium de distribution supplémentaire, donc c'est «bon pour nous». Steve Kessel, membre de l'équipe en charge du Kindle chez Amazon, affirme que les propriétaires de cet appareil semblent lire plus qu'avant. «C'est pratique ; ils pensent à un livre et peuvent commencer à le lire 60 secondes plus tard», dit-il, grâce aux téléchargements instantanés, et « ils peuvent maintenant transporter tous leurs livres avec eux, tout le temps ». Le Kindle 2 peut contenir environ 1500 livres, et une charge de batterie peut durer jusqu'à deux semaines de lecture. Par ailleurs, comme l'écran n'est pas rétro-éclairé, mais imite l'encre et le papier réels, les utilisateurs du Kindle peuvent lire pendant des heures sans se fatiguer les yeux. Jusqu'à maintenant, affirme M. Kessel, cela ne semble pas avoir annoncé la fin des livres de papier, puisque les utilisateurs du Kindle achètent autant de livres qu'avant, seule leur consommation totale de livres a été multipliée par 2,6. Mais avec l'augmentation du nombre de nouveaux titres disponibles, cela pourrait changer. Chose plus importante, le Kindle et les appareils similaires fabriqués par Sony et d'autres ne représentent qu'un aspect du marché en pleine évolution de la lecture électronique. Elle n'est réservée qu'aux aficionados, car débourser 359 $ n'a de sens que si l'on lit beaucoup de livres, de journaux et de magazines grâce à ce système. Pour les autres, tels que les lecteurs peu fréquents et les jeunes souvent à court d'argent, le téléphone portable peut devenir leur lecteur de livres électroniques préféré. Une application populaire sur l'iPhone d'Apple, appelée Stanza, transforme déjà ce téléphone en un lecteur de livres. Ce n'est qu'une question de temps avant qu'absolument tous les livres deviennent disponibles, et formatés convenablement, sur les téléphones portables. Le géant d'Internet Google numérise des livres pour les inclure dans son moteur de recherche, et offre aujourd'hui des milliers de livres accessibles au public sur téléphone. Il est probable que, finalement, seuls les ouvrages ayant une valeur sentimentale, les cadeaux ou livres de valeur restent sous forme papier. Et les journaux et les magazines suivent la même voie. Leurs éditions papier sont sur le déclin dans la majorité des pays développés, les lecteurs préférant se diriger vers les versions en ligne sur leurs PC ou ordinateurs portables, ou leurs smart phones tels que l'iPhone. Le Kindle pourrait accélérer cette mutation, car il permet aussi à ses utilisateurs de s'inscrire à des publications, livrées automatiquement. Une nouvelle expression s'est alors répandue dans l'industrie du livre et de la presse: est-ce l'«iPod moment» ? L'analogie est lourde de sens. D'une part, le légendaire iPod d'Apple et son magasin iTunes Store ont ouvert un nouveau marché, celui des téléchargements légaux de musique numérique. D'autre part, l'iPod a accéléré le déclin des ventes de CD. Alors le Kindle placera-t-il Amazon dans une position de leader en affaiblissant les éditeurs ? C'est peu probable. Les livres, selon M. Makinson (de chez Penguin), n'ont rien à voir avec la musique. Les ventes de CD ont été affectées parce que les utilisateurs de l'iPod peuvent «sectionner» les albums que les maisons de disque leur imposaient pour ne télécharger que les chansons qu'ils désirent. Par contre, il n'existe aucune raison valable de sectionner un livre en chapitres individuels ou en paragraphes. Un livre vendu via Kindle ne comporte aucun coût marginal, mais il est au contraire lucratif. Une autre différence réside dans le fait que la musique était largement piratée avant qu'Apple ne rende le téléchargement légal attrayant. Il n'existe pas de crise similaire dans l'industrie du livre. Et Amazon n'est pas non plus sur le point de réaliser quoi que ce soit qui se rapproche de la petite révolution opérée par Apple dans l'industrie musicale. Il est vrai que lorsqu'un lecteur de journaux ou de magazines abandonne sa feuille de papier pour une inscription à Kindle, c'est bien Amazon qui le facture et non l'éditeur. (Ni Amazon ni ses partenaires ne désirent dévoiler comment les recettes sont partagées.) Mais pour les labels, Apple représentait la seule solution viable et légale. En effet, le Kindle et autres lecteurs de livres électroniques pourraient constituer une aubaine pour les journaux. À de rares exceptions près, les journaux ont accoutumé leurs lecteurs à des éditions en ligne gratuites. Les revenus liés à la distribution étant en baisse, cela les rend dépendants à la publicité, juste au moment où le monde est frappé par une récession. Sur le Kindle, au contraire, aucune insertion publicitaire n'est nécessaire. Les lecteurs semblent ravis de payer pour ce gadget, de la même manière qu'ils achètent des services dans d'autres domaines qui valent leur prix.