La confédération patronale joue tout son poids sur le dossier fiscal. Faute de bilan probant, la réforme annoncée, mais pas encore officialisée, porte en elle les germes d'une lutte politique sur fond économique. Le patronat se cherche une légitimité représentative en forçant la baisse de l'impôt sur les sociétés (IS). Une baisse que l'Etat veut bien accorder, mais tout en restant prudent sur ses mécanismes... Depuis le début du mois de septembre, la Confédération Générale des Entreprises du Maroc (CGEM) fait parler de ses propositions fiscales. L'objectif est de faire acte de présence sur la scène publique pour informer sur ses souhaits fiscaux. La démarche en elle-même n'est pas innovante. Les vétérans de la confédération patronale se rappellent certainement ces rendez-vous, presque immuables, à la fin de chaque mois de septembre pour annoncer les attentes patronales, surtout dans le domaine fiscal. Les observateurs savaient, par ce signe, que le gouvernement avait déjà été avisé des doléances du patronat. Le plus important, c'est «l'IS psychologique» Cette subtilité est toujours présente, même après le changement d'hommes. Sauf que cette fois, le patronat se trouve devant une situation particulière. Il est face à un gouvernement qui lui a tout promis et qui sera, sous peu, remplacé par un autre, qui n'a pas encore pris d'engagement, ou presque, et pas fait de promesses. Il en découle une incertitude quant au sort qui sera réservé aux promesses d'une réforme éminente. Faut-il s'inquiéter pour autant ? Pas vraiment. La réforme est bel et bien dans l'air du temps. Moulay Hafid Elalamy, président de la CGEM, a pris un engagement ferme sur la réforme fiscale. C'est une donne connue de tous. Mieux encore, selon son entourage, le patronat n'hésitera pas à faire le pressing pour que 2008 soit l'année de la réforme, ou du moins de ses signes avant-coureurs. Que veut-il exactement ? Les propositions fiscales de la CGEM se focalisent sur l'impôt sur les sociétés (IS). Il est vrai que le patronat réclame une TVA universelle et un Impôt sur le Revenu (IR) adapté, mais n'en fait pas deux conditions nécessaires pour entamer la réforme fiscale à court terme. «D'ailleurs, après la baisse substantielle du taux de l'IR dans la loi des finances 2007, le patronat, bien qu'insatisfait, n'a pas pipé mot : il voulait adopter une attitude politiquement correcte», nous explique un proche du patronat. Pourquoi ? Parce qu'il visait, et vise toujours l'IS. Aussi, tout passe à la trappe (points de discorde sur le code du travail, droit de grève…) dans l'espoir de voir aboutir la baisse tant attendue de l'IS. Ce forcing sur l'IS tient aussi à des considérations techniques. Selon des sources proches du patronat, ce dernier a évité l'IR parce que cet impôt a ses propres mécanismes d'atténuations. Surtout dans la nouvelle architecture de la promotion de l'emploi. En effet, un créateur d'entreprise peut facilement recruter un zéro charges sociales (impôt compris). Il suffit de profiter du contrat «première embauche» de l'Anapec (Agence Nationale pour la Promotion des Compétences) pour obtenir une exonération des charges sociales pendant trois ans sur des salaires plafonnés à 6.000 DH. De même, les packages annoncés par l'Etat pour attirer les investissements étrangers dans le cadre du plan Emergence, promettent également une pression fiscale allégée, mais seulement pour les entreprises qui opéreront en offshore, un secteur que Moulay Hafid Elalamy connaît très bien pour s'y être activé pendant des années. Quant à la TVA, l'imposition reste générale et n'indispose pas exclusivement et outre mesure les patrons d'entreprises. Des mécanismes de déductions permettent aux patrons et à certains hauts cadres de vivre aux frais de l'entreprise, et donc d'éviter la TVA sur le pouvoir d'achat des personnes. Il reste donc l'IS. Le patronat propose à ce titre de baisser l'impôt sur les sociétés à 20% pour les PME dont le bénéfice ne dépasse pas 1 millions de DH et à 30% pour les grandes entreprises. Annoncée aussi brièvement, la proposition de la CGEM a les allures d'un caprice, surtout si Mohamed Hdid, président de la commission fiscale, figure aux abonnés absents. Il n'en demeure pas moins que la réforme souhaitée par la CGEM émane d'une vision globale qui a des attraits certains. Une baisse programmée dans un contrat-programme Selon Yassine Benkerroum, expert comptable, «il semble qu'aujourd'hui, une modulation des taux d'imposition à l'impôt sur les sociétés pourrait être opportune et pourrait constituer un véritable levier de création de valeur pour la PME marocaine. Cette modulation des taux d'imposition pourrait aller dans le sens de l'encouragement de la consolidation de la croissance des PME pour lesquelles le taux de 35% pourrait paraître élevé eu égard à leur phase de développement». D'emblée, la philosophie de la réforme est partagée par des observateurs externes à la CGEM. De même, si la CGEM (muette comme elle l'est) fait du tapage sur l'IS, c'est que des tractations ont eu lieu sous la table. En effet, Moulay Hafid Elalamy n'est pas du genre à parier sur le néant, le pêché originel de tous les précédents patrons des patrons qui s'accrochaient à la moindre promesse pour meubler leurs bilans de revendications. Le président du groupe Saham a négocié et obtenu un contrat-programme avec l'Etat. Il s'agit d'une plate-forme qui lie le ministère de l'Industrie et du Commerce, l'Agence nationale pour la PME, les finances et le patronat. Dans ce document, l'Etat consent une baisse de l'IS à 20% pour la PME en fonction des bénéfices réalisés. La mesure concernera des PME de taille respectable puisque les signataires du contrat-programme n'ont pris en considération que des critères débattus lors des négociations, se démarquant (légèrement) ainsi de la définition rigide de la charte de la PME. Toutefois, signé ne veut pas dire acquis. La conjoncture actuelle qui nécessite une forte mobilisation de la caisse de compensation pour maintenir les niveaux des prix risque de repousser l'application du contrat-programme à une date ultérieure. «Pas vraiment», dixit une source proche du dossier. «Le contrat-programme part de l'hypothèse d'une augmentation de la recette fiscale induite par la nouvelle réforme», précise la même source. Des recoupements révèlent en effet l'existence d'études accompagnant le contrat et qui font état d'une croissance des recettes suite à la baisse de l'IS pour la PME. Etude ou spéculation théorique ? Difficile d'en juger en l'absence d'une explication officielle émanant de la confédération patronale. Ce qui est sûr, c'est que le patronat est convaincu que la réforme ne creusera pas le déficit des finances publiques. Comment ? Dans son scénario, la baisse de l'IS attirera des PME vers un système comptable plus transparent, donc un élargissement de l'assiette. De même que le package qui accompagnerait la baisse inciterait les PME à réinvestir et à augmenter leurs bénéfices, et donc leur contribution à l'impôt. Ce scénario fait fi des enseignements du passé. Force est de constater que les nombreuses dérogations et exonérations fiscales n'ont abouti finalement qu'à renforcer, non pas des secteurs, mais des personnes. Si l'Etat a consenti des sacrifices pour inciter à l'export, l'argent de l'export n'a pas toujours servi à renflouer les caisses de l'Etat ni celles des entreprises exportatrices. Les largesses de l'Etat se sont transformées en résidences secondaires, yachts, biens et comptes bancaires à l'étranger. Pire encore, le contribuable a du trinquer pour sauver des secteurs à l'agonie en raison justement du manque de clairvoyance des dirigeants. Driss Jettou n'a-t-il pas reconnu que le problème de l'entreprise marocaine résidait dans le train de vie de son patron ? Des garde-fous s'imposent Ce témoignage sincère du Premier ministre sortant schématise, pour l'essentiel, cette crainte qu'un plan de développement louable et ambitieux se transforme en un plan d'enrichissement sans valeur ajoutée pour le pays. Benkerroum préconise la prudence pour se prémunir contre la dérive. Pour lui, il est certain que la construction intellectuelle plaidant pour la réduction du taux d'impôt sur les sociétés pour la PME devrait néanmoins être accompagnée de la mise en place d'instruments de contrôle de l'évolution de la situation des contribuables bénéficiant de cet avantage. «On pourrait considérer que cette baisse de l'impôt sur les sociétés constitue «une prime à l'expansion» qui pourrait être retracée et suivie dans les comptes des PME. On peut aussi envisager qu'une personne physique majoritaire dans deux entités distinctes ne puisse bénéficier qu'une seule fois de cette réduction dans l'une des entités », propose-t-il. Zakaria Fahim, l'un de ses confrères et président sortant du Centre des jeunes dirigeants, préconise une démarche contractuelle. «Si nous proposons à l'entreprise une contrepartie convaincante, le principe de la contractualisation des relations entre l'Etat et l'entrepreneur est le meilleur moyen d'éviter les dérives », explique-t-il. Le mot est dit, la contrepartie. Le contrat-programme table sur l'effet d'entraînement des avantages induits par l'adhésion au système d'imposition. Le deal est simple : l'Etat propose une fiscalité allégée (20% pour les PME), un accompagnement via la redynamisation de la mission de l'ANPME et l'ouverture des vannes de financement. De l'autre côté, la PME joue le jeu, déclare ses employés, paie son impôt et surtout met en place un tableau de bord pour le développement. Cette relation idéale entre contribuable et Etat conduira à l'élargissement de l'assiette et évitera le manque à gagner pour le budget de l'Etat. Rappelez-vous, la baisse de deux points de l'IR et un petit aménagement des tranches supérieures ont provoqué un trou de presque 3 milliards de DH dans le budget de Fathallah Oualalou, le ministre des Finances sortant. Imaginez une baisse de 15 points sur l'activité d'une population qui représente plus de 75% du tissu économique ! Il y aura certainement de la casse budgétaire. A moins que l'Etat n'y mette les moyens. Grandes entreprises, non ! PME, peut-être ! Des sources proches du patronat soulignent que les deux parties (patronat et Etat) ont convenu d'une grande campagne de sensibilisation et de promotion des mécanismes d'accompagnement de l'ANPME, qui seront présentés comme les avantages induits par la conformité aux règles du système fiscal. Reste la question du timing. Là, le flou est total. L'idéal pour le patronat est que la réforme soit entamée à partir de janvier 2008. Et on laisse croire que le gouvernement en préparation pourrait accéder à la demande du patronat. Mais, personne ne peut s'engager sur les proportions de la réforme. Pour deux raisons importantes. La première nous est fournie par des sources qui parlent de rudes négociations sur la suppression des avantages fiscaux liés à l'IS et à d'autres concernant la TVA. En effet, lors des discussions entre Fathallah Oualalou et le patronat, si la question de la baisse de l'IS était acquise, car l'argentier du pays souhaitait s'aligner sur le benchmark international, le maintien de la provision pour investissement séparait le ministre et le patronat. Pour la CGEM, la provision doit être maintenue car elle encourage davantage l'investissement dans l'outil de travail. Pour Oualalou, le maintien de cet avantage serait un abus. Pour cause, avec 35% de taux d'imposition, le jeu de la provision pour investissement ramène les taux réels d'imposition à 30 voire 28%. Cette mesure concerne surtout les grandes entreprises qui en font un moyen de tirer profit (légitimement) du système fiscal. «Cette attitude annonce la couleur : si l'Etat cède sur la baisse de l'impôt, il fera la guerre aux exonérations», confie une source bien informée. Autrement dit, bientôt seront entamées des discussions sur la suppression des avantages fiscaux. «C'est une réalité inévitable, mais ce qui me choque, c'est que nous ne savons pas, au sein de la CGEM, jusqu'où nous pouvons céder sur cette question», s'interroge un membre de la confédération. Question légitime, mais qui ne signifie nullement que Moulay Hafid Elalamy n'a pas anticipé sur la question, et tout le monde sait qu'il a eu, dans un passé proche, la malheureuse idée d'afficher (chose qu'il ne fait plus) sa neutralité face à la disparition des exonérations profitant aux zones économiques particulières (surtout la zone nord). Sa base s'attend à ce qu'il adopte une position claire sur cette question en définissant les lignes rouges à ne pas dépasser. Ainsi, si sur la question des PME, la baisse est presque acquise dans le cadre d'un pack global, les grandes entreprises peuvent déchanter. Le choc sera dur pour les grands groupes qui ont soutenu la confédération et qui s'attendent à une carotte en retour. Le choc sera dur aussi pour le patron des patrons, le premier des bénéficiaires de la baisse de l'IS sur les banques, assurances et établissements de crédit, l'ossature du patrimoine de Moulay Hafid Elalamy. ait confié un proche du DG du fisc à l'un des membres de la confédération patronale. Les élections ont eu lieu en juin dernier et Moulay Hafid Elalamy fait son entrée au patronat. La première rencontre entre le fisc et le patronat est programmée un mois après les présidentielles patronales. Ben souda s'ouvre à la nouvelle équipe en leur promettant des merveilles, et au pire, une collaboration étroite. De ce fait, les deux parties commencent à reparler réforme. L'une comme l'autre prépare actuellement son projet. Sur le principe, elles ne sont pas en désaccord. La baisse de l'impôt sur les sociétés est acquise et il reste à en définir les contours et la graduation. En contrepartie, le patronat a avalé la pilule de la disparition de certaines exonérations de la TVA. Le point qui reste en suspens est celui d'une autre amnistie fiscale. Certains proches du patronat en parlent comme d'une nécessité. Noureddine Bensouda (sollicité par Challenge Hebdo, il n'a pas souhaité s'exprimer sur toutes les questions soulevées dans ce dossier) est réputé contre. Fera-t-il un effort pour les yeux de Moulay Hafid 'Elalamy? Ce dernier en formulera-t-il la demande et aura-t-il assez d'appui pour infléchir la position du fisc ? Attendons pour voir… Les signes avant-coureurs de la réforme Septembre 2005 Driss Jettou reçoit la presse chez lui à Rabat et promet une réforme d'envergure qui touchera la totalité du système fiscal. Il programme la baisse de l'IR dans la loi des finances 2006, mais ne la concrétise timidement qu'en 2007, dans le cadre d'une réforme imparfaite. Octobre 2006 Le Maroc et l'Union européenne (UE) ont signé, à Rabat, une convention de financement du programme d'appui à la réforme fiscale, d'un montant global de 80 millions d'euros. Ce programme porte sur le suivi des dépenses fiscales et l'assainissement des régimes dérogatoires, la réhabilitation de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), la définition d'une stratégie de réforme à moyen terme de l'impôt sur le revenu (IR) et la poursuite de la modernisation de l'administration fiscale. La réforme fiscale, objet de cette convention, vise notamment la réduction progressive du champ des exonérations fiscales et la pérennisation de la publication du rapport sur les dépenses fiscales accompagnant les projets de lois de finances. Elle prévoit également la réduction du nombre de taux de la TVA et l'amélioration de l'efficacité de la gestion de cet impôt sans toutefois compromettre les objectifs sociaux. Le programme d'appui à la réforme fiscale au Maroc porte en outre sur la définition d'une stratégie de réforme à moyen terme de l'IR afin de rendre cet impôt plus équitable, améliorer son rendement et consolider par la suite la transition fiscale à moyen terme. Mai 2007 Le patronat organise un workshop avec l'administration des impôts. Noureddine Bensouda, directeur général des Impôts, y fait un discours très révélateur. En substance, il reconnaît la nécessité d'une réforme et annonce l'existence de travaux préparatifs à une réforme d'envergure. Dans la foulée, il souligne avec force les aberrations du système illustré par des exonérations sans but économique. Juillet 2007 C'est au milieu de l'été dernier que les négociations sur le contrat-programme ont pris fin. Le patronat avait espéré en présenter la teneur lors de son bilan annuel un mois auparavant, mais des contraintes techniques ont poussé la Primature à demander une révision de la copie de la CGEM. Chose faite. Le monde des affaires attend toujours la publication des clauses du contrat.